Deux difficultés s’offrent immédiatement à l’esprit lorsque
l’on aborde les glossolalies. La définition de leur champ a toujours
fait problème ; quant à leur signification subjective il ne semble
pas assuré qu’elle puisse se ramener à une explication univoque.
Je vais donc prendre les choses par leur aspect le plus simple, au moins du
point de vue descriptif : le néologisme et le discours néologique.
L’un des travaux les plus importants, celui de Jean Bobon publié en 1952
et auquel j’emprunterai quelques exemples, porte comme titre, Introduction
historique à l’étude des Néologismes et des Glossolalies
en psychopathologie.
Pour entrer en matière, je vous propose un exemple observé chez
l’un de mes patients. Il vint un jour en se plaignant d’être affecté
de la " laqué-mi ". A ma demande d’explication il répond
" C’est une espèce de drogue qui pourrait paralyser les genoux,
c’est quelque chose qui vous attrape les rotules, ça pourrait créer
un handicapement…, c’est une espèce de vieillesse ou alors ça
peut venir de trop de calmants. " A la question, s’il est l’inventeur de
ce mot : " Ce n’est pas moi qui l’ai inventé. J’en ai entendu parler
par les chanteurs, les « Who » par exemple… Ce doit être provoqué
par les proxénètes comme moi – j’ai vingt sept personnes
dans le ventre – ça provoque un grand découragement de la
personne… C’est un mot que ces gens emploient et que j’ai réussi
à comprendre, d’ailleurs les infirmiers aussi l’emploient, ça
doit être cette maladie qui nous attrape aux genoux… etc. "
Comment l’écrivez-vous : LAQUÉ-MI ?
Il y a effectivemnt au départ la formule like me qui se trouve
dans la chanson " Behind blue eyes " enregistrée en
1972 par le groupe des Who. Le fait de cet emprunt n’annule pas cependant
la valeur néologique de son emploi par ce malade. C’est un point généralement
admis de définir le néologisme comme la création d’un mot
entièrement nouveau, pourvu ou non de sens, ou comme l’emploi d’une manière
tout à fait inhabituelle de termes existant dans la langue. A un autre
moment notre malade s’excusera de " n’avoir pas le livre de l’anatome "
tout en expliquant que " la névrose, c’est des nerfs qui sont là,
c’est tout ce qui part de la tête " et accompagnant son dire d’un
geste de la main il indique comme point de départ la partie basse de
la région occipitale et comme direction le sommet du crâne. Il
fera de même un geste des deux mains qui se poseront sur les rotules pour
faire savoir le sens de " laqué-mi ". Tout se passe comme si
le sujet butait sur l’impossibilité de définir un terme quelconque
d’une façon purement discursive. On pourrait aussi soutenir que le référent
de ce discours c’est le corps propre du sujet et que c’est même le seul.
Ainsi se trouve pathologiquement réalisé le vieux rêve d’une
congruence parfaite du langage avec le monde des choses. En un autre sens ce
que montre cet exemple, c’est la structure même de l’hypocondrie délirante.
La première publication concernant de tels phénomènes
est celle de Martini en 1856. Elle relate en détail le cas d’une femme
atteinte de psychose puerpérale, avec excitation psychique, qui se met
tout à coup à parler avec " une volubilité et une
vivacité extraordinaire dans un idiome inexistant " ; les mots néoformés
de façon tout à fait volontaire avaient une consonance slave,
surtout dans leurs syllabes finales. La patiente guérit parfaitement,
sans conserver le moindre souvenir de cette langue bizarre ni des représentations
susceptibles de l’avoir provoquée. Elle signale uniquement une violente
émotion qui l’aurait saisie sur son lit d’accouchée, immédiatement
avant le délire, avec un arrêt brusque de la secrétion lactée.
En 1910, Maeder publie l’observation d’un délirant paranoïde dont
il étudiera le langage par la technique de l’association libre. Il voit
ainsi se constituer un vocabulaire assez riche, remarquablement fixe et qui
s’enrichit peu à peu avec le temps. C’est par le biais de cette langue
particulière que le malade extériorise son système délirant
et c’est par son décryptage que Maeder parviendra à repérer
le contenu mégalomane du délire. Le malade qualifie cette langue
de " langue des Excellences " ou " Salisschur ". L’allemand,
sa langue maternelle, n’est pour lui qu’un dialecte à l’usage des gens
communs. Le Salisschur est l’organe des " bons " et contient
des " termes meilleurs ". En fait ce langage contient de nombreux
mots allemands modifiés dans leur forme ou dans leur signification à
côté de composés nouveaux.
Ce type de néolangue se distingue à l’évidence du mode
néologique de notre hypochondriaque délirant qui subit les néologismes
qui envahissent son discours sans jamais pouvoir leur donner un sens. Ici, au
contraire, une traduction s’avère possible qui laisse apparaître
un sens. La question alors est de savoir si la néolangue n’est qu’un
mode fragile de camouflage de la mégalomanie ou si elle assume, en outre,
une autre fonction.
Une observation non moins remarquable est publiée en 1921 par Tuczek.
Il s’agit d’une femme atteinte de " démence précoce paranoïde
à type quérulent ". La malade utilise alternativement sa
langue maternelle, l’allemand, ou sa néolangue dont elle fournit spontanément
la traduction. Celle-ci contient des mots allemands déformés,
des mots néoformés d’essence germanique, des expressions dialectales
allemandes, des termes français généralement incorrects.
La syntaxe reste allemande. L’élocution est normale au point de vue rythme
et tonalité, sauf une forte accentuation tonique des dernières
syllabes du mot. Le sens des mots est d’une remarquable fixité. Cette
langue aurait été communiquée à la malade par voie
hallucinatoire, au moins au début. L’auteur impute son usage au besoin
d’exprimer certains évènements vécus délirants plus
ou moins entourés de mystère, au plaisir de s’exprimer de façon
" esthétique ", ou bien à une tendance au jeu pure et
simple, à la " Sprach-marotte ". On peut ajouter qu’ici, en
tout cas, la néolangue assume une fonction autonome par rapport au délire.
La thèse de Cénac, pour le doctorat en médecine, en 1925,
tente d’établir à l’intérieur des glossolalies dites psychiatriques
une distinction entre ce qu’il appelle les glossomanies définies par
leur caractère automatique et ludique et les glossolalies vraies qui
seraient celles des schizophrènes. Dans le premier groupe se trouve une
malade qui doit avoir " le don des langues " et parle toutes les langues
de la terre, plus une, que seule au monde elle connaît, le Tasmahouët.
Voici un échantillon du Tasmahouët : " Diatimil mat
distillet cahiamet zazimi temeledo tiarmal. Caladaminest fichmate. Tespolaït.
Karetnouyourt. Zinama. Shaleïtoute.Efumenoba… ", – de la
langue pseudo-chinoise : " Phum, Pham, Pscho, Chana, Phiam, Phoum, Pham,
Erfumo, Phaminoff, Phan… ", – de la langue pseudo-grecque : "
Dinannal, Deurenem, Lenta, Efmedozella, Te kielnoba. Toufrinadeo. Estilnou desinaba…
", – de la langue pseudo-japonaise : " Tilikitmono. Tilipado.
Siliketma. Ifminou. Zolopatalo. Kinimalava… "
Cénac ne donne pas d’exemples parlés de glossolalies vraies mais
seulement la traduction parlée d’un texte écrit à l’aide
d’idéogrammes. En voici un exemple : " Tcharia. Athitaüs. Moemdiana.
Ariotoebilium, Manaès aeda davidiapulum apravia. Traesidoria. Astroerides.
Obulam. Apristom. Arès… Tschar kababrastobais ko apriomanouirtchase…
".
Dans les deux cas les malades s’avèrent incapables de donner une traduction
stable de leur texte dans la néolangue. On peut remarquer de plus qu’il
n’y a aucune syntaxe, aucun sens supposable ; des jeux phonématiques
seulement.
Deux ans plus tard, en 1927, Teulié consacre également sa thèse
à l’étude des " langages néologiques " dans leurs
rapports avec le délire. Il introduit une nouvelle classification et
distingue les langues néologiques par leur syntaxe, ce sont les langages
pseudo-incohérents, les langages néologiques par leur vocabulaire,
ce sont les glossomanies de Cénac, et les langues néologiques
par leur syntaxe et leur vocabulaire, ce sont les glossolalies vraies. Les premiers
se caractérisent par des troubles dans la vitesse d’émission des
paroles, dans la prononciation, dans la syntaxe, mots ou propositions supprimés,
excès de certaines catégories verbales, paralogismes, stéréotypies,
séries de mots assonancées ou allitératives. Ces troubles
ont un caractère automatique et le sujet n’en a pas conscience. Dans
le cadre des glossomanies Teulié rapporte également le cas d’une
malade qui prétend parler toutes les langues. Ce groupe est caractérisé
par des langages faits de séries syllabiques débitées sans
arrêt aussi longtemps qu’on le désire, déclenchées
et arrêtées au commandement. Elles sont dépourvues de toute
signification. Les langages sont de formation mi-automatique et mi-volontaire
; leur emploi est volontaire et les malades ont conscience de leur étrangeté.
Teulié donne enfin un exemple de glossolalie vraie chez une démente
précoce paranoïde. Pour l’auteur cette néolangue est née
sous l’influence du délire de grandeur, elle est de formation volontaire
mais son emploi est inconscient. Mais il considère que dans tous les
cas la " cause fondamentale " des néolangues est le délire,
soit directement, soit indirectement et dans cette optique néologisme
et langage néologique ne constituent qu’" un seul et même
phénomène à des degrés différents ".
Je souscrirai volontiers à cette dernière affirmation mais sûrement
pas à celle qui voit dans le délire la cause fondamentale. J’ai
indiqué au passage que, dans certains cas au moins, il n’y avait pas
de lien évident entre délire et néolangue mais qu’il convenait
d’envisager que celle-ci puisse assumer une fonction particulière. C’est
d’ailleurs ce qui permettrait d’expliquer qu’elle puisse apparaître dans
quelque structure que ce soit et ce pour quoi je me suis appesanti à
ce point sur ses différents aspects dans la psychose.
Je voudrais en passant faire ici une remarque concernant le " jargon "
des aphasies sensorielles dites de Wernicke. Le malade n’est plus en mesure
de saisir le sens du langage humain. Il perd en même temps le contrôle
de sa propre énonciation et se met alors à " jargoner ".
Cette jargonaphasie peut se révéler très proche d’un discours
glossolalique. Cette proximité morphologique ne permet pourtant pas de
lui attribuer une signification similaire puisque nous savons qu’elle est la
conséquence directe d’une lésion cérébrale précise
du lobe temporal gauche. On peut relever de la même manière que
le lapsus ou le Witz peuvent éventuellement ressembler à un néologisme.
Cela ne peut suffire pour appliquer au néologisme l’explication que Freud
propose pour le Witz ou le lapsus, celle qui invoque les processus primaires
que sont le déplacement et la condensation.
Avant d’aborder les glossolalies dites religieuses, je vais évoquer
le document peut-être le plus important en la matière, l’observation
d’Hélène Smith relatée par Th. Flournoy en 1900 sous le
titre Des Indes à la planète Mars, un cas de somnambulisme
avec glossolalie. C’est lui qui introduit à cette occasion en psychiatrie
le terme de glossolalie qu’il définit comme une " langue nouvelle
qui se fixe et s’enrichit progressivement ".
Il s’agit d’une jeune femme, dont le père était hongrois, polyglotte
et avait " une extrême facilité pour les langues " ;
sa mère, genevoise, avait eu de nombreux phénomènes d’automatisme
mental et s’adonnait volontiers aux tables tournantes. Pendant toute son adolescence
elle se montrera rêveuse et désireuse de fuir " les mille
écoeurements de la prose quotidienne ". Pendant cette période
et à plusieurs reprises en écrivant à des amies elle substitue
involontairement aux lettres françaises des caractères inconnus
d’elle. Tout semble disparaître vers l’âge de vingt ans. Dix ans
plus tard, invitée par hasard à une séance spirite, présidée
par un médium écrivain, elle présente rapidement de l’écriture
automatique. Les phénomènes se modifient et s’amplifient sous
l’effet, semble-t-il, des suggestions de l’assistance et du fait de la présence
aux séances de professeurs de l’Université de Genève. Flournoy,
qui a observé H. Smith pendant six ans, les a classés sous trois
rubriques, correspondant à leur déroulement temporel : cycle astronomique,
oriental et royal. A chacun de ces cycles correspondra la création d’une
langue particulière.
La première est le martien dont nous transcrivons ce court échantillon
: " mitchma mitchmou minimi tchouanimen mimatchineg masichinof mézavi
patelki abrésinad navette naven navette mitchichénid naken chinoutoufiche
". Il sera possible d’obtenir d’elle la traduction de quelques termes martiens
: métiche = Monsieur, médache = Madame, métaganische =
Mademoiselle, kin’t’ch = quatre. Cette langue disparaîtra complètement,
oubliée par Hélène, puis réapparaîtra quelques
mois plus tard et Flournoy réussira à comprendre totalement le
martien. Il fera alors la remarque à Hélène que cette langue
ne constitue qu’une contrefaçon puérile du français. Ceci
a pour effet d’amener le surgissement d’une nouvelle langue, l’ultramartien,
dont voici un exemple : " bak savale top anok sik étip vané
sanim issens tanek vanem sébim mazak tatak sakam ". Cette phrase
sera traduite en martien d’abord puis de martien en français. Flournoy
note que ses critiques ont porté car la syntaxe ultra-martienne notamment
" est tellement différente de la nôtre qu’il n’y a pas moyen
de s’y retrouver ".
A l’ultramartien va succéder la langue d’Uranus : " palabato lito
nalibo to… nana totazo ma oto dô ", puis la langue lunaire.
Parallèlement à ce cycle astronomique se développe un
cycle oriental qui, du point de vue du langage, est marqué par l’usage
de l’" hindou " qu’Hélène est censée retrouver
après l’avoir parlé dans une vie antérieure. En voici quelques
échantillons : " atiêyâ ganapatinâmâ; ou
mama privanama radisinou mama sama sivrouka – apa tava va signa damasa- simia
damasa bagda sivrouka; gâya gaya naia ca miya gayâ briti… ".
La langue du cycle royal, où Hélène est censée
être la réincarnation de Marie-Antoinette, est moins intéressante,
précieuse et affectée, avec un léger roulement des r, des
intonations et une prononciation qui n’ont rien de germanique mais rappelleraient
davantage l’accent anglais.
Les conclusions de Th. Flournoy sont les suivan tes.
1- Ces langues sont de véritables langues où le rapport des
mots aux idées est constant et se maintient à de rares exceptions
d’un bout à l’autre des textes recueillis, au cours de plusieurs années
dans chaque cas. Elles possèdent chacune un accent particulier et la
prosodie est accordée aux états d’âme qu’elle prétend
traduire.
2- Pour la langue martienne sa phonétique n’est qu’une reproduction
incomplète de la phonétique française ; chaque signe du
martien, à l’exception du signe du pluriel, correspond à un signe
français de sorte qu’on se trouve en présence d’une imitation
appauvrie du français ; la grammaire constitue un décalque
de la grammaire française. Le linguiste V. Henry dit que les " mots
martiens se laissent ramener à des mots terrestres véritables
par des procédés de dérivation bien connus des linguistes
". Le martien est constitué d’un corpus d’environ 300 mots.
3- Toutes ces remarques sont moins évidentes pour l’ultramartien apparu
après les critiques de Flournoy.
4- La langue uranienne constitue une sorte d’antithèse à celle
d’ultramars, une manière différente et opposée de réaliser
un dessein d’ailleurs identique, celui d’inventer un monde extra-terrestre qui
ne fût plus une copie du nôtre. Le corpus de la langue uranienne
se limite à quarante mots.
5- Quant à la langue hindou que Flournoy qualifie de " sanscritoïde
" elle n’est " qu’une sorte de sanscrit incorrect à flexions
rares.
Ces langues représentent pour Flournoy " une réapparition
et de nouvelles poussées de l’instinct primordial du jeu ". Elles
s’expliquent par les acquis linguistiques d’H. Smith.
F. de Saussure sollicité de donner son avis sur la plausibilité
du sanscrit d’Hélène Smith répond : " Sur la question
de savoir si tout cela représente du sanscrit, il faut répondre
évidemment non. On peut seulement dire : premièrement que c’est
un méli-mélo de syllabes au milieu desquelles il y a incontestablement
des suites de huit à dix syllabes donnant un fragment de phrase ayant
un sens…, deuxièmement que les autres syllabes, d’aspect inintelligible,
n’ont jamais un caractère anti-sanscrit ". J.J. Courtine 1 , linguiste,
ajoute " qu’il est intéressant de noter à quel point cette
propriété (il s’agit de l’annulation de la distinction entre syntaxe
et paradigme) de la glossolalie religieuse apparaît ça et là
dans la description linguistique de la glossolalie d’Hélène Smith
".
Dans le cadre de la névrose je citerai le cas d’une glossolalie apparue
au cours de l’analyse d’une jeune fille de 24 ans, publié par Schelderup
en 1930. La glossolalie apparaissait par accès ; le sujet affirme ignorer
la signification des séries de sons qu’il émet automatiquement
tout en se disant convaincu qu’ils ont un sens caché. Voici un échantillon
de cette pseudo-langue : " Bosche, boscha, maina. Veine bine moura ; lana-lana
meina ; bischta butta Taina ! Dutta kaaada. Vista Mysse ! Moi moi usta, byyna
Veidana loo buschta, bitta. Buuuuu la muosta veinana, mi ! Mei
mei vu. Dà dei dole mimita. Maina mamo mi… " L’analyste
obtiendra avec beaucoup de peine, à l’aide des associations libres, le
décryptage des textes glossolaliques. Nous nous contenterons de relever
dans cette observation le commentaire suivant de la patiente : " Je cherchais
à me faire valoir en parlant de la sorte. C’est simplement l’état
d’un tout petit enfant : éveiller l’attention des grandes personnes,
c’est terriblement intéressant en soi. Ajouter à cela le plaisir
de se sentir, seule, pleine de significations ; cela paraît
terriblement hardi : on éprouve la notion énivrante du Je suis
! " Ajoutons à cela que le père d’une amie de la malade était
un glossolale religieux et que, vers dix ans, elle l’avait entendu parler sa
pseudo-langue.
Cette observation est fort intéressante puisque la glossolalie y apparaît
ici comme de l’ordre d’un trait identificatoire qui se révèle
par son biais dans l’analyse. On peut y supposer également la dimension
de la voix dans sa fonction d’objet à travers le commentaire de l’intéressée.
Il est fait allusion aussi à l’enfance où les jeux avec la langue
sont très habituels. C’est sans doute ce que vise Francis A. Sullivan
lorsqu’il évoque à l’origine de la glossolalie l’" activation
d’une capacité latente ". 2 Un autre exemple recueilli dans ma pratique
peut l’illustrer. Il s’agissait d’une petite fille de 4 à 5 ans que sa
mère amenait à la consultation à l’instigation de l’institutrice
car elle ne parlait pas encore. En fait l’enfant avait un langage de type glossolalique
: " Ta pa la ma mi ti li lu ba pato… " accompagné d’une
intonation particulièrement mélodieuse que la mère comprenait
parfaitement et pour lequel elle avait à l’évidence une admiration
attendrie. Il a suffi de dire à la mère qu’il était quand
même souhaitable pour sa fille qu’elle parle comme tout le monde pour
que l’enfant en un temps très bref se trouve au même niveau que
ses camarades d’école.
Je vais terminer cette longue présentation clinique par un exemple assez
exceptionnel, celui d’une glossolalie apparue en rêve. 3 Il s’agit d’un
homme qui n’avait jamais parlé en langue et n’était pas psychotique.
Voici le rêve : " Dans le salon de la maison des parents, je suis
assis dans un fauteuil entre ma mère à droite et mon père
à gauche, également assis dans des sièges semblables. Ma
mère parle une langue que je ne comprends pas, mais ce qu’elle dit est
destiné à mon père et moi je dois interpréter ce
que dit ma mère en me tournant vers mon père qui n’entend pas
sa femme. J’emploie alors à mon tour une langue que je ne connais pas
et que je n’ai jamais entendue. Elle a ceci de particulier que les sons se forment
dans ma bouche sans effort, qu’ils ont une rondeur, un volume qui remplissent
ma bouche ; c’est ma langue et mes joues qui travaillent, ma machoire inférieure
qui articule de façon automatique comme un engrenage rythmé, dans
des mouvements latéraux qui ont une grande vélocité. Cette
situation est extrêmement agréable et je me réveille en
tétant ma langue avec dans les oreilles les derniers sons émis
dans le rêve, méconnaissables. " Je ferai quelques brèves
remarques sur ce rêve. L’articulation glossolalique ici est seulement
alléguée et ce qui vient au premier plan ce sont des éléments
anatomiques qu’elle met en jeu, mouvements de la langue, de la machoire, sensation
de plénitude buccale. Mieux que dans tous les exemples précédents
nous voyons ici apparaître à une place dominante ces éléments
obligatoirement associés à toute production glossolalique et qui
relèvent pour le psychanalyste de ce que Freud qualifie d’érogénéité
musculaire.
La clinique nous offre donc une variété assez grande de modes
d’organisation langagière suffisamment différents des langues
existantes pour apparaître comme de véritables corps étrangers.
Comme le remarque Samarin, 4 ce n’est jamais " une vraie langue ",
c’est une " façade de langage ". Ces néolangues sont
relativement pauvres. Elles paraissent construites par démarquage et
imitation de la langue ou des langues connues du sujet ou de ce qu’il imagine
caractéristique des langues étrangères qu’il parodie.
J.J. Courtine, dans un texte déjà cité, nous donne les
caractéristiques linguistiques les plus précises. Je les rappelle
ici :
1. La segmentation de l’énoncé glossolalique est impossible.
Celui-ci annule la distinction discret-continu. La découpe véritable
est respiratoire.
2. La clôture des paradigmes est impossible. Il n’y a ni limite, ni fin,
ni intérieur, ni extérieur. Le rapport syntagme-paradigme est
donc annulé.
3. Le seul lien entre les segments du discours glossolalique, c’est l’analogie
homophonique.
4. Enfin l’énoncé glossolalique n’est pas répétable.
On pourrait ajouter à ces particularités le fait signalé
par Virginia H. Hine 5 que la glossolalie " présente des caractéristiques
suffisamment constantes pour que celle d’un individu puisse se distinguer de
celle d’un autre ".
Si l’on tente d’appliquer ces critères linguistiques aux exemples que
nous avons rapportés précédemment, on peut estimer qu’ils
sont dans l’ensemble validés ; il faut en excepter le néologisme
isolé. Ils le sont également pour les glossolalies religieuses.
On pourra s’en assurer grâce au livre de Michel Taillé qui fait
un recensement historique apparemment exhaustif. 6 Nous laisserons évidemment
de côté la question de savoir si le " parler en langues "
des apôtres tel qu’il est décrit dans les Actes des apôtres
relève de la glossolalie telle que la décrit Saint Paul dans la
première épître aux Corinthiens. Il ne le semble pas si
l’on s’en rapporte à l’avis de la majorité des spécialistes
de ces questions.
La glossolalie religieuse aurait quelques caractères constants. Il s’agit
d’un nouveau langage toujours inintelligible, y compris pour le glossolale lui-même.
Il ne comporte pas de véritable traduction ; celui qui éventuellement
se charge de l’interpréter est toujours supposé bénéficier
d’un charisme similaire et l’on peut penser que c’est le cadre dans lequel se
produit cette interprétation qui donne aux assistants comme aux intéressés
eux-mêmes le sentiment d’une cohérence entre l’énoncé
glossolalique et sa pseudo-traduction.
Nous avons vu que le phénomène pouvait avoir des significations
diverses en pathologie. Il est intéressant de relever une variation similaire
pour les glossolalies religieuses. En effet au XVIe et au XVIIe siècle
il deviendra l’indice d’une possession diabolique (cf. M. Taillé op.
cit. pp. 99-103).
On peut voir dans l’hypothèse faite par Gundry 7 qu’il s’agirait "
de parler miraculeusement des langues humaines non apprises " une forme
particulière de rêve de toute puissance, mais cette forme de "
don des langues " semble à exclure radicalement du cadre des glossolalies.
Dans la croyance particulière des églises pentecôtistes,
le nouveau baptisé adulte se trouve " revêtu d’une puissance
qui le rend capable de porter témoignage " 8. En fait il n’y a jamais
de xénoglossie authentique.
Que le sujet soit en état d’extase ou non lorsqu’il glossolale, n’empêche
qu’il le soit toujours au sens étymologique du mot. Il est en effet hors
de lui-même. Il fait corps, si je puis m’exprimer ainsi, avec cet objet
qui se trouve constitué pour lui par la glossolalie. Car le discours
glossolalique est de l’ordre de l’objet, au sens que lui donne la théorie
analytique, c’est-à-dire objet du désir, de la même manière
que ce que l’on appelle abusivement le langage musical. Tout ce que j’ai apporté
exclut que l’on puisse faire de la glossolalie une formation de l’inconscient
au même titre que le rêve, le lapsus, le mot d’esprit ou l’acte
manqué.
Si la clinique psychiatrique, d’autre part, peut la considérer valablement
comme de l’ordre du symptôme, il est également exclu de le concevoir
ainsi du point de vue de la psychanalyse.
Une difficulté reste pourtant. Elle tient à l’ambiguïté
dans la doctrine entre l’objet et l’instrument.