Les entretiens préliminaires et l’acte psychanalytique
11 juin 2025

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Yorgos DIMITRIADIS
Textes

Intervention lors de la journée de l’Association Lacanienne Internationale/EPHEP du 5 avril dernier : Acte et actualité de la psychanalyse : à propos du Séminaire de Jacques Lacan « L’Acte psychanalytique »

 

Yorgos Dimitriadis

 

Je commence par un commentaire sur les entretiens préliminaires. Comme le soulignait déjà Freud dans son texte Sur l’engagement du traitement (Zur Einleitung der Behandlung, 1913), cette tentative préliminaire (Vorversuch[1]) est déjà le commencement de la psychanalyse et elle doit suivre ses règles ». Le terme de préliminaire emprunté au latin « prae-liminaris », est attesté depuis le 17ème siècle, notamment depuis les négociations préliminaires du traité de Westphalie en 1648[2], qui ont déterminé à l’époque les rapports entre les pays européens. Le syntagme « entretiens préliminaires » est freudien (Vorbesprechungen[3]) et lacanien. En revanche, les termes « analysant » et « acte psychanalytique » ont été introduits par Lacan en 1967 dans le séminaire homonyme, L’acte psychanalytique. Quant au terme « entretiens préliminaires », il n’est adopté par Lacan qu’à partir des années 1970. Cependant, dans son texte La direction de la cure de 1958, il écrivait déjà sur le début du traitement : « La cure s’ordonne selon un procès qui va de la rectification des rapports du sujet avec le réel, au développement du transfert, puis à l’interprétation » [4].  Ainsi, l’analyste « commence par introduire le patient à un premier repérage de sa position dans le réel, dût celui-ci entraîner une précipitation, ne reculons pas à dire, une systématisation, des symptômes ».[5] Il avait avancé que la « rectification subjective »[6] chez Freud est dialectique, et il l’opposait à la « rééducation émotionnelle », préconisée par l’ego-psychologie. Cette dernière avait conduit la question du début de la cure à un pacte établi, une alliance thérapeutique, entre l’analyste et son analysant[7], entre deux egos, que l’on pourrait écrire avec un « -aux » : « égaux ». La question du cadre du dispositif psychanalytique chez plusieurs analystes de l’IPA de tous bords était le prolongement de ce type de conceptualisation de la cure.  Il n’est pas surprenant qu’une analyse fondée sur le principe d’un pacte entre deux sujets capables d’établir ce type de cadre « consacré » vise, comme processus, la contre-identification (par exemple la counter-identification[8] d’Otto Kernberg) de l’analyste à l’analysant et, comme fin de l’analyse, l’identification de l’analysant à l’analyste. Les termes d’intersubjectivité, de dynamique transféro-contre-transférentielle ou même d’autorévélation[9] – forme actualisée de l’analyse mutuelle de Ferenczi – viennent en tant que conséquences logiques de cette symétrie entre l’analyste et son analysant.

 

La symétrie du départ aboutit ainsi à la symétrie de la fin, laissant intact, hors transfert dirait-on, aussi bien ce qui permet l’entrée que la sortie de l’analyse, car, comme le soulignait Guy Trobas, « la conception que se fait l’analyste de l’entrée en analyse est déterminée par celle qu’il a de sa fin »[10]. L’identification laisse entendre une rencontre finalement possible, un continuum entre l’analyste et l’analysant.

 

Tandis que, comme l’amène Lacan, l’analyste en position de semblant d’objet a, destiné à chuter, implique un inconnaissable, une castration en lieu et place de ce qui est le « non-rapport sexuel ». La fin de l’analyse et le passage à l’analyste est un processus qui implique, comme l’indique Bernard Nominé, « une butée et un saut nécessaire »[11], en tant qu’ils constituent, selon l’expression de Lacan, « la réalisation de cette sorte de desêtre qui frappe le sujet supposé savoir »[12]. Par conséquent, pour Lacan, acte psychanalytique et pacte psychanalytique s’opposent dans une conception de la fin de l’analyse, non pas par identification à l’analyste en tant que semblable idéalisé, mais par la chute de l’objet a, dont l’analyste se faisait le semblant tout au long de la cure ; et cela y compris lors de ces premiers moments que sont les entretiens préliminaires. Il y aurait, en fin d’analyse, une discontinuité, un saut, que l’on retrouve aussi au moment du passage des entretiens préliminaires aux séances d’analyse. Mais, comment est-ce que cette discontinuité s’établit au début du traitement ?

 

Dans son séminaire « D’un discours qui ne serait pas du semblant » en 71, Lacan dit : « mesurer ce qu’on fait quand on entre dans une psychanalyse, c’est quelque chose qui a bien son importance mais, en tous cas quant à moi, qui s’indique dans le fait que je procède toujours à des nombreux[13] entretiens préliminaires »[14]. Dans le séminaire «…ou pire », quelques mois plus tard, il dira : « Il n’y a pas d’entrée possible dans l’analyse sans entretiens préliminaires », et il qualifie même ces entretiens comme l’« os du dialogue »[15]. À la fin du même séminaire, il aborde la question du corps lors des entretiens préliminaires, en disant : « Quand quelqu’un vient me voir dans mon cabinet pour la première fois, et que je scande notre entrée dans l’affaire de quelques entretiens préliminaires, ce qui est important, c’est la confrontation des corps. C’est justement parce que ça part de cette rencontre de corps qu’il n’en sera plus question à partir du moment où on entre dans le discours analytique. Mais, il reste qu’au niveau où le discours fonctionne, qui n’est pas le discours analytique, la question se pose de comment ça a réussi, ce discours, à attraper des corps ». Comment « ce discours attrape des corps », voici une métaphore pour les entretiens préliminaires chez Lacan qui pourrait correspondre au saut concerné par le passage des entretiens préliminaires aux séances d’analyse. Quid de cette référence au corps lors de cette séance, qui rejoint, une autre référence que fait Lacan, lors de la même séance de son séminaire, au frère[16] ; un frère qui n’est pas l’alter ego, mais un frère qu’il appelle « transfiguré » ?

 

Avant de parler du corps et de la fraternité dans le contexte de la cure psychanalytique, je vais d’abord faire une parenthèse à notre époque, et j’entends ici par notre époque celle qui suit le séminaire L’Acte psychanalytique, à savoir l’année 68.  Le 12 octobre de cette année-là Lacan, au colloque de Strasbourg[17] de l’EFP, en réponse à Michel de Certeau qui venait de demander ce qui se passe lorsqu’il n’y a plus de père à qui se vouer, Lacan a répondu : « qu’à notre époque, la trace, la cicatrice de l’évaporation du père, c’est ce que nous pourrions mettre sous la rubrique et le titre général de la ségrégation ». Lacan[18] avait déjà écrit, en octobre 1967, dans sa « Proposition pour le psychanalyste de l’école », « que les camps de concentration étaient le précurseur par rapport à ce qui ira en se développant comme conséquence du remaniement des groupements sociaux par la science, et notamment de l’universalisation qu’elle y introduit. Notre avenir des marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation ».  Il s’agit de savoir, disait-il, deux semaines plus tard[19], dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant », « comment nous autres, je veux dire les psychanalystes, allons y répondre [à cette] ségrégation mise à l’ordre du jour par une subversion sans précèdent ».

 

Alors, revenons à la question du corps et du frère, après cette parenthèse sur l’évaporation du père et la tendance à la ségrégation qu’elle pourrait avoir pour conséquence.

 

Je reviens à la dernière séance du séminaire « …ou pire», donc en juin 1972, où Lacan pose la question suivante : « Au point de culture où nous en sommes, de qui sommes-nous frères ? De qui sommes-nous frères, dans tout autre discours que dans le discours analytique ? ». Et il donne la réponse suivante : « Ça tient à bien d’autres choses que le bastringue familial : nous sommes frères de notre patient en tant que, comme lui, nous sommes les fils du discours ». À l’époque de « l’évaporation du père », il voyait, ainsi, venir la ségrégation et surtout le racisme dans la fraternité de corps qui n’aurait plus de père. Car, je le cite : « c’est autour de celui qui unit, de celui qui dit non que peut se fonder, que ne peut que se fonder tout ce qu’il y a d’universel. Mais quand nous revenons à la racine du corps, si nous revalorisons le mot de frère, il va rentrer à pleines voiles, au niveau de bons sentiments ».  Il attendait alors du « frère transfiguré »[20] qui naît de la « conjuration analytique » « qu’on appelle, dit, improprement notre patient » une réponse (enfin selon ma lecture de ce passage…) à cet inévitable retour atavique à l’idolâtrie du corps et à la frérocité[21] qui la suit comme son ombre.  Je rappelle que la transfiguration est un épisode de la vie de Jésus-Christ, où il change d’apparence pendant quelques instants de sa vie terrestre, révélant sa nature divine à trois disciples. Ce serait la préfiguration de l’état annoncé aux frères chrétiens pour leur propre résurrection. Lacan fait ainsi référence à l’analysant en tant que sujet divisé, « cette chose fendue », selon son expression dans le même passage, qui peut être aperçu lors de la transfiguration qui naît de la conjuration analytique[22].  Bernard Lapinalie, dans son article dont le titre reprend mot à mot la question que pose Lacan, à savoir : « Alors, qu’est-ce qui nous lie à celui avec qui nous nous embarquons… ? »[23] indique que « Le cocasse dans l’affaire, et la question pour nous, étant que cette fraternité en-fin retrouvée ne conduira pas à l’effusion des retrouvailles, mais au contraire à la séparation ».

 

 L’acte de la fin de l’analyse serait ainsi homogène avec l’acte de son départ, c’est-à-dire dans ce vers quoi les entretiens préliminaires devraient conduire, même si celui-ci implique la séparation. Lors de cette dernière séance du séminaire «…ou pire» l’analysant est mis par Lacan en rapport avec l’interprétant de la semiosis de Peirce, dont les deux autres termes, je le rappelle, sont le representamen, en place d’objet a dont l’analyste est le semblant, et l’objet qui est le fait du dire qui reste oublié ; et c’est le couple representamen-objet dit Lacan qui est toujours à réinterpréter[24].

Je le cite : « [L’analysant] analyse avec cette merde que lui propose, en la figure de son analyste, l’objet a »[25]. Merde, car l’analyste pointe le rebut, « le réel du dire, soit le réel de ce qui reste hors de tous les dits ». L’analyste « installe l’objet a en place du semblant » « pour l’aider, pour le pousser [l’analysant] un peu, dans le sens d’interpréter »[26]. C’est dans la dissymétrie entre la place de l’analyste, qui se fait lieu d’adresse, et celle de l’analysant, que s’ouvre l’interrogation qui permet la mise en fonction du sujet supposé au savoir inconscient et la mise en forme du symptôme.

C’est-à-dire que la plainte initiale du futur analysant, à travers la rectification subjective, devient une demande adressée à l’analyste, ce que l’on peut également illustrer par le rêve de Freud de l’injection faite à Irma. Je reprends ce parallélisme d’un texte de Patrick Landman[27] sur les entretiens préliminaires. Irma souffre de la gorge, du ventre, du nez. Freud examine sa bouche malgré sa résistance ; il est inquiet, se demande s’il a commis une erreur médicale et appelle en consultation trois amis médecins, le Dr M., Otto et Leopold. Cela débouche sur un diagnostic absurde, où il est question de triméthylamine, dont la structure ternaire n’est pas sans rappeler la structure du rêve lui-même, organisé en trois étapes, ainsi que la dynamique des foules de personnages, comme l’a souligné Lacan[28]. Faisons alors le parallèle entre ce rêve et le processus analytique. L’analyste, en ne répondant pas directement aux demandes de l’analysant, permet un premier franchissement vers l’espace des identifications imaginaires du sujet : cette « foule structurée » que l’on retrouve dans le rêve, représentée par les collègues savants de Freud, venus donner leur avis sur la maladie d’Irma, dans une sorte de cacophonie, de vacarme : « De tout cela », disait Lacan dans son deuxième séminaire, « il sort ceci, écrits en caractère gras, au-delà de ce vacarme des paroles, c’est le Mané, thecel, Phares[29], la formule de la triméthylamine, je vais vous écrire cette formule »[30] :

 

C’est-à-dire, comme le souligne Claude Landman[31], en commentaire de cette phrase de Lacan, : « c’est quelque chose qui peut ébranler, enfin… alors non pas un Empire, bien entendu ! Mais faire passer à un autre Discours ».  L’entrée en analyse à proprement parler ne peut se faire qu’à partir de l’apparition des signifiants de transfert, comme celui de la formule de la triméthylamine qui apparaît, dans le rêve, comme un deuxième franchissement : Lacan parle[32], de cette troisième étape du rêve, qui touche, je le rappelle, à son ombilic : « du sujet de l’inconscient, du sujet acéphale qui surgit comme la voix de personne, dans un contexte où tout le monde perd son latin, un contexte de destitution de tous ceux qui sont censés savoir »[33]. S’il s’agit de signifiants de transfert, c’est justement pour être adressés à l’analyste ; ce sont les « os du dialogue » qui touchent au réel du sujet. Il existe donc une Übertragung, un transfert, selon le terme que Freud emploie dans L’interprétation des rêves[34], vers ces signifiants. En effet, Freud, au début du chapitre sur l’interprétation des rêves – consacré au travail du rêve – dit que le contenu manifeste du rêve doit être transféré successivement, au cours de son analyse, dans les pensées du rêve. Les signifiants du transfert se mettent en place en rapport avec un analyste en particulier, à condition que celui-ci soit capable de prendre acte de ces signifiants énigmatiques qui déplacent le savoir de la personne de l’analyste (et de tout « petit autre ») vers le savoir de l’inconscient, vers le grand A. L’analyste, en tant que sujet supposé « au savoir inconscient »[35] (et non en tant que sujet sachant), fera semblant d’objet, pour ne pas faire obstacle à cette recherche de savoir. Cette recherche aboutira, en fin d’analyse, à la chute de ce sujet supposé savoir, dans la mesure où ce savoir de l’inconscient ne comporte pas de réponse au non-rapport sexuel. Le transfert, en tant que « mise en acte de la réalité de l’inconscient »[36], selon l’expression de Lacan dans son séminaire les « Fondement de la psychanalyse », peut faire entrer le sujet des séances préliminaires en séances d’analyse, si l’analyste, par son acte, accuse réception de ce passage qui produit un avant et un après, quant à la possibilité de la lecture par l’analysant de son inconscient[37]. Et le silence de l’analyste est cet objet petit a « voix », dans la mesure où il s’absente au fur et à mesure que la capacité de l’analysant à lire son inconscient est à la hauteur de l’interprétant. C’est aussi une manière pour désaturer le sujet de ces attributs universaux, travail que Lacan fait dans son séminaire L’Acte psychanalytique par l’utilisation du groupe de Klein, par son commentaire du texte de Peirce sur les syllogismes d’Aristote ainsi que par le biais de l’idéographie de Frege. C’est de cette saturation cartésienne et moïque du sujet qui tenait l’analyse ancrée à l’intersubjectivité, l’opposition entre transfert et contre-transfert, l’analyse des sentiments et l’identification de l’analysant à l’analyste comme perspective de fin d’analyse que Lacan se démarque progressivement tout au long de son enseignement, et notamment dans son séminaire sur L’acte psychanalytique, entre autres, par la phrase, retravaillée à plusieurs reprises, lors de ce séminaire et du séminaire qui l’avait précédé[38] : « ou je pense pas, ou je ne suis pas ».

 

Car si l’analyste est frère de son patient, il ne l’est pas en tant que semblable et mesure de comparaison avec son idéal ou, dans l’alliance à laquelle l’établit aussi à sa manière l’expression « psy safe ». Je dirais que « psy safe » est une expression qui reprend d’une manière actuelle cette question du pacte analytique et amène l’annulation de l’acte psychanalytique par le biais de la nouvelle symétrie, le nouveau type de fraternité dite « antidiscriminatoire » qu’elle tend à assurer ; à savoir, les « bons sentiments », en tant que principe de l’engagement du thérapeute. Comme le souligne Jean-Luc Cacciali[39] « Si l’opération analytique fait de l’analysant un frère de l’analyste, c’est donc d’un frère transfiguré par le fait que nous sommes tous les fils du discours : il ne s’agit plus d’une fraternité du corps […] ce n’est certainement pas en faisant valoir que nous avons la même couleur de peau, la même identité sexuelle, ni même que nous sommes le fils du même ancêtre »[40]. Être alors fils du discours et non d’un ancêtre essentialisé, signifie être « cette chose fendue » qu’est le sujet qui naît en analyse. Il s’agit de miser sur la singularité du sujet pris dans sa relation à l’Autre, l’Autre qui est le lieu de la parole et non pas sur la particularité identitaire de l’individu. Tandis que, comme le dit encore Jean-Luc Cacciali : « Un groupe identifié à partir d’une fraternité du corps, même pour faire valoir les discriminations qu’il peut subir, ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’une opération qui s’appuie sur le réel et que du coup elle peut facilement glisser vers un racisme, celui qui était censé être dénoncé »[41]

 

Alors, je reviens à cette question du corps et de la fraternité qui, dans le cas de l’analyse, ne peut qu’être transfigurée. Puisque le corps, dans cette première phase de confrontation qu’est la période des entretiens préliminaires doit passer par la tentative de l’instauration du discours analytique comme l’envers du « Discours du maître ». En prenant acte des signifiants maîtres de l’analysant, l’analyste, en appliquant son désir, obtient la « différence absolue »[42], à savoir :  se faisant le support de l’objet petit a, ramène le sujet au défilé de ses signifiants maîtres. À condition, bien entendu, que le sujet soit capable de produire ces signifiants maîtres, c’est-à-dire, comme le souligne Damien Guyonnet quant au signifiant maître : « pour entrer dans le discours psychanalytique, il faut être préalablement dans le discours de l’inconscient où on le trouve en position d’agent »[43].

 

La réponse à la demande va dans le sens de l’identification à l’analyste. Comme Lacan l’indiquait dans son texte sur la direction de la cure : « Qu’elle se veuille frustrante ou gratifiante, toute réponse à la demande dans l’analyse, y ramène le transfert à la suggestion »[44]. La prise de la demande au pied de la lettre fonctionne comme un court-circuit, par rapport au circuit que l’analyste a à établir par sa place de semblant d’objet a, place qui vise le hors sens du discours qui lui est adressé par l’analysant. Si, dans l’analyse, il y a, en plus de la règle fondamentale de l’association libre de l’analysant et de l’attention également en suspens de l’analyste (la gleichschwebende Aufmerksamkeit de Freud[45]), celle de l’abstinence, c’est justement pour introduire l’objet ‘rien’ en tant qu’objet petit a. Ce rien incarne le non-rapport sexuel du fait aussi de la non-satisfaction sexuelle, de la non-satisfaction de la demande[46]. Mais ce rien vient s’instaurer en tant qu’objet qui dirige la cure à partir aussi du silence de l’analyste face au flux de l’association libre de l’analysant.  Le discours de l’analysant se déplace, ainsi, progressivement de ses demandes initiales à ce qui est la lecture du texte de sa parole. C’est cela que Lacan souligne dans son séminaire « Encore »[47] : « Ce dont il s’agit dans le discours analytique, c’est toujours, à ce qui s’énonce de signifiant que vous donniez une autre lecture que ce qu’il signifie […]. Le sujet de l’inconscient, vous le supposez…vous le supposez savoir lire. Ça n’est rien d’autre, votre histoire de l’inconscient, n’est-ce pas : c’est non seulement vous le supposez savoir lire, mais vous le supposez pouvoir apprendre à lire ». L’absence du regard[48] au moment où l’analysant passe au divan à la fin des séances préliminaires, ou même plus tard, est une étape supplémentaire, qui fait suite logique à cette absentification progressive de la confrontation des corps. Lesquels se trouvent, de ce fait, transfigurés, une fois pris dans les mailles du filet du « Discours analytique ». Lacan indiquait très tôt dans son enseignement que « Le langage n’est pas immatériel. Il est corps subtil, mais il est corps »[49].  Alors, la jonction de l’absence du regard avec le silence de l’analyste, qui ne se tait pas pour autant, met en avant l’équivoque du sonore, son hors sens, qui vise la lettre et, par là même, les pulsions et l’objet petit a, et cela jusqu’à sa chute.

 

J’ai commencé par le traité de Westphalie et je vais finir de nouveau par une référence à la guerre et plus précisément au livre du général Karl von Clausewitz, « De la guerre », sujet qui est peut-être d’actualité. À ma connaissance il y a une seule référence de Lacan à Clausewitz, auteur de la fameuse phrase «la guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autre moyens »[50]. Elle se trouve précisément dans son séminaire « L’acte psychanalytique », la veille de mai 68, là où il parle de la dissymétrie que l’objet petit a introduit entre le psychanalyste qui occupe cette place d’objet petit a et son analysant : « Bien sûr Clausewitz ne connaissait pas l’objet petit a. Mais si par hasard c’était l’objet petit a qui permettait de voir un peu plus clair dans quelque chose que Clausewitz introduit comme la dissymétrie foncière de deux parties dans la guerre, à savoir ce qu’il y a d’absolument hétérogène, et cette dissymétrie se trouve dominer toute la partie, entre l’offensive et la défensive, alors que Clausewitz n’était pas précisément quelqu’un à barguigner sur les nécessités de l’offensive »[51]. Et, il a ajouté « C’est une simple petite indication ».

 

Mais n’y aurait-il pas de quoi se poser la question, comme le soulignait Claude Landman[52], lors de la journée de l’Association Lacanienne Internationale/EPHEP du 5 avril dernier, des conséquences politiques de l’acte psychanalytique, en tant qu’exemplaire de tout acte, y compris politique ?

 

 


[1] Le début de l’analyse est un article de Freud datant de 1913 : Sigmund Freud, « Sur l’engagement du traitement », dans Œuvres complètes, XII, 1913-1914, p.162-184, p.164. Il emploie aussi le terme de « Traitement probatoire » (Probebehandlung), cf., ibid,, p.165.

[2] Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales https://www.cnrtl.fr/etymologie/préliminaire

[3] Sigmund Freud, « Sur l’engagement du traitement », op. cit., p.165.

[4]Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.598.

[5] Ibid., p.596.

[6] Ibid., p.601.

[7] Cette alliance implique sans doute un rapport de symétrie. Cette symétrie est sous-entendue, par exemple, dans le terme de « transfert rationnel » d’Otto Fenichel (1931), mais aussi dans l’opposition entre « l’alliance thérapeutique » et la « névrose de transfert » selon Elisabeth Zetzel (1956). Elle est également présente dans l’idée du « transfert mature » de Leo Stone en 1961 qui implique une prise de distance nécessaire à la compréhension des distorsions introduites par le versant négatif du transfert. Cf. Guy Trobas, Aspects du contre-acte, Actes de la ECF, no 16, L’entrée en analyse » : moment et enjeux, p.18-21, p. 19

[8] Daniel Koren, Les errements du contre-tranfert, Les Lettres de la S.F.P., 2007, no 17, p.37-72.

[9] Ladite “Self-disclosure” par Owen Renik.

[10] Guy Trobas, Aspects du contre-acte, Actes de la ECF, no 16, L’entrée en analyse » : moment et enjeux, p.18-21, p. 19. Selon le même auteur, «le dit contrat analytique comme moyen pour tenter d’arrimer l’entrée en analyse à un signifiant législateur, un signifiant maître supposé transcender l’expérience comme telle, et donner un minimum de détermination symbolique à priori, donc, universel au sujet, mais aussi au désir de l’analyste…En réalité, le registre de l’acte s’efface ici devant celui de pacte, du consensus à deux », ibidem.

[11] Bernard Nominé, L’acte analytique, la tache analysante et le « faire analytique », Mensuel 5, mars 2005, p.16-25, p.25.

[12] Jacques Lacan, L’acte psychanalytique, Paris, éditions de l’ALI, 2024, leçon du 17 janvier 1968.

[13] Dans sa conférence à Genève il dit que « si on met quelqu’un tout de suite sur le divan et qu’on lui dit de commencer, c’est foutu ».  Conférence à Genève, Le bloc note de la psychanalyse, no 5, 1985, p.8.

[14] Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, éditions de l’ALI, octobre 2007, leçon du 17 février 1971.

[15]Jacques Lacan, …ou pire, Paris, éditions de l’ALI, 2013, leçon du 15 mars 1972.

[16] Ibid, leçon du 21 juin 1972, op. cit.

[17] Intervention sur l’exposé de M. de Certeau, « Ce que Freud fait de l’histoire. Note à propos de : “Une névrose démoniaque au xviie siècle” », au Congrès de Strasbourg, le 12 octobre 1968 après-midi, publié dans Lettres de l’École freudienne 1970  n° 7, p. 84 :  « Il est tout à fait frappant de voir dans Freud le polymorphisme de ce qui concerne ce rapport au père [1]. Tout le monde a l’air de dire que le mythe d’Œdipe, cela va de soi ; moi, je demande à voir. La névrose démoniaque est là-dessus très importante. La possession au XVII siècle est à comprendre dans un certain contexte concernant le père qui touche les structures les plus profondes. Mais la question que vous nous posez est de savoir où est maintenant cette chose. Je crois qu’à notre époque, la trace, la cicatrice de l’évaporation du père, c’est ce que nous pourrions mettre sous la rubrique et le titre général de la ségrégation. Nous croyons que l’universalisme, la communication de notre civilisation homogénéise les rapports entre les hommes. Je pense au contraire que ce qui caractérise notre siècle, et nous ne pouvons pas ne pas nous en apercevoir, c’est une ségrégation ramifiée, renforcée, se recoupant à tous les niveaux, qui ne fait que multiplier les barrières. Ce qui rend compte de la stérilité étonnante de tout ce qui peut se passer dans tout un champ ; je crois que c’est là qu’il faut voir le nerf de la question que vous avez soulevée ».

[18]Jacques Lacan, « Proposition pour le psychanalyste de l’école, 9 octobre 1967 », dans Autres écrits, p. 243-257, p.257.

[19] Jacques Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », 22 octobre 1967, dans Autres écrits, p.361-371, p.363.

[20] Ibid.

[21] Néologisme de Lacan composé de frère, férocité et cité attribué à Jacques Lacan..cf. Le numéro homonyme de la revue Littoral, no 30.

[22] Erik Porge fait un commentaire sur ce terme dans son article « Un écran à l’envie », dans Revue du Littoral, no 30, p. 12-30, p.30, https://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/Littoral30.pdf

[23] Bernard Lapinalie, « Alors, qu’est-ce qui nous lie à celui avec qui nous nous embarquons ? » Champ lacanien, 2015, 16(1), 61-65.

[24] Jacques Lacan, …ou pireop. cit., leçon du 21 juin 1972.

[25] Ibid.

[26] Bernard Lapinalie, op. cit.

[27] Patrick Landman, « Les entretiens préliminaires, l’occasion d’un franchissement » dans Les entretiens préliminaires à une psychanalyse, Paris, érès, arcanes, p. 41-51, p. 48.

[28] Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, éditions de l’ALI, juin 2000, leçon du 9 mars 1955.

[29] Il s’agit du passage de la Bible où ces trois mots mystérieux apparaissent sur la muraille devant Balthasar, le dernier roi de Babylone, juste avant la prise de la ville. Ces mots, comme le rappelle Claude Landman, que le prophète Daniel interprétât ainsi : « Tes jours sont comptés, ; tu as été trouvé trop léger dans la balance ; ton royaume sera partagé. Dans la nuit même, en effet, la ville fut prise, Balthasar fut mis à mort, et la Babylone fut partagée entre les Perses et les Mèdes ».  Claude Landman, La raison depuis Freud, séminaire 2009-2010, Paris, éditions de l’ALI, 2012, p.108- 109.

[30] Ibid., leçon du 16 mars 1955.

[31] Claude Landman, op. cit., p.109.

[32] Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse op. cit., leçon du 16 mars 1955, Cf. aussi la remarque dans Jacques Lacan, La topologie et le temps, d’Alain-Didier Weil, Paris, éditions de l’ALI, décembre 2016, leçon du 5 [8] mai 1979.

[33] Patrick Landman, op. cit.

[34] Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p.241.

[35] Jacques Lacan, « Introduction à l’édition en allemand d’un premier volume des Écrits », dans Autres écrits, op. cit., p.557.

[36] Jacques Lacan, Les fondements de la psychanalyse, Paris, éditions de l’ALI, mai 2017,  leçon du 29 avril 1964.

[37] Comme Lacan disait dans une conférence donnée en 75 à l’Université de Columbia : « Dans ce qui est dit il y a le sonore, et que ce sonore doit consonner avec ce qu’il en est de l’inconscient ». Jacques Lacan, Conférences et entretiens dans les universités nord-américains, Silicet 6/7, Paris, Seuil, 1976, p.50.

[38] Qui était :  La logique du fantasme, Paris, éditions de l’ALI, Paris, 2004

[39]Jean-Luc Cacciali, « Une fraternité du corps », La revue lacanienne, 2021, 22 (1), p. 123-128, p.127.

[40] Et il poursuit : « le lieu de la parole, lieu où s’est déterminé mon fantasme, celui qui va déterminer la mise en place d’un désir.  C’est le lieu où je suis chez moi, où est mon domicile subjectif ; C’est ma maison singulière et non pas particulière. Et celui qui est de l’autre côté de la frontière n’est donc en fait pas très différent de moi »., ibid., p.128

[41] Ιbid., p.128.

[42] Lacan dit dans ce dernier paragraphe de son 11ème séminaire : « Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui vient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir. Là seulement peut surgir la signification de l’amour sans limites parce qu’il est hors des limites de la loi, où seulement il peut vivre ». Jacques Lacan, Les fondement de la psychanalyse, op. cit., leçon du 24 juin 1964.

[43] Damien Guyonnet, Préliminaire à toute entrée possible en analyse, La cause du désir, Commencements en analyse, 2024, 117, p. 58-64, p.61.

[44] Jacques Lacan, La direction de la cure et les principes de son pouvoir, dans Écrits, op. cit., p.635.

[45] Cf. Erik Porge, « La règle de l’attention également en suspens, contrepartie de la règle fondamentale », dans Des fondements de la clinique psychanalytique, Paris, Érès, 2008, p.55-65.

[46] D’où l’intérêt, entre autres, des séances régulières « en présentiel », même quand on fait une cure par téléphone…

[47] Jacques Lacan, Encore, Paris, éditions de l’ALI, Paris, 2022, leçon du 9 janvier 1973.

[48] Alain Didier-Weill a indiqué dans une conférence qu’un analyste par sa présence va permettre à un analysant de sortir de la sidération du regard et de l’impossibilité de parler par le fait d’autoriser « en lui » la pulsation du signifiant. C’est cette présence, Réel de l’analyste, conçue comme vide pulsatile, qui va produire les trois temps par lesquels le signifiant va ouvrir pour l’analysant la sortie d’un Réel non troué. Cf. Alain Didier-Weill, Présence de l’analyste, passage de l’analysant, Figures de la psychanalyse, 2020, 39(1), p.165-182.

[49]Jacques Lacan, « Fonction et champs de la parole et du langage », dans Écrits, op. cit., p.301.

[50] Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Perrin 2006, p. 56.

[51] Jacques Lacan, L’acte psychanalytique, op.cit., leçon du 24 janvier 1968.

[52] Cf. la vidéo en ligne : https://ephep.com/ressources/journee-ali-ephep-acte-et-actualite-psychanalyse-propos-seminaire-jacques-lacan-acte