Les embarras de Freud
22 janvier 2022

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BEAUMONT Jean-Paul
Séminaire d'hiver
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Séminaire d’hiver 2022 
Nos inhibitions, nos symptômes, nos angoisses
Samedi 22 janvier 2022
Intervention de Jean-Paul Beaumont 

 

Les embarras de Freud

 

Inhibition, symptôme, et angoisse… Aujourd’hui, de quoi se plaignent les patients qui viennent nous trouver ? De troubles sexuels ? Beaucoup moins que naguère, mais peut-être parce que la sexualité elle-même n’est plus à une place centrale. Souvent, les symptômes ne sont pas bien constitués, « ça ne va pas », malaises vagues. Des troubles dits anxio-dépressifs. L’angoisse est fréquente, plutôt phobique mais peu systématisée. De troubles de la série narcissique. De l’inhibition, par rapport à l’école, par rapport à la sexualité. Plus fréquentes aussi, les addictions, prohibées ou pas.

Qu’est-ce qui a changé ? Freud nous parle d’un enfant angoissé qui a peur du noir, et dit à sa nourrice « quand on parle il fait plus clair ». L’angoisse provoquée par l’obscurité est dissipée dans la parole. Un autre enfant, moderne celui-là et angoissé, à qui on propose quelque chose d’excitant pose la question : « mais si je fais ça, qu’est-ce que vais louper ? ». Il a peur du manque de quelque chose, il ne peut pas lâcher l’objet, même quand il s’agit de l’échanger pour un autre.

Finalement, les trois thèmes de la triade freudienne, inhibition, symptôme, angoisse, paraissent de meilleurs outils qu’on aurait pu le croire, pour distinguer ce dont il s’agit dans notre clinique contemporaine. Si Lacan a réhabilité le texte de Freud en la reprenant, et jusque dans « La Troisième » et RSI, c’est qu’il la pense essentielle.

Ce que Freud et Lacan font de l’angoisse

Je suis parti des théories de Freud sur l’angoisse et de ce qu’en fait Lacan :

Freud  dans les conférences d’introduction

L’angoisse est un affect (c’est un état où peut s’effectuer une distinction entre plaisir et déplaisir, et qui, par des voies sensori-motrices, est lié au corps).

Elle est une réaction du moi devant un danger.

Elle est prise dans une répétition, elle est la « cristallisation d’une réminiscence ».

Elle traduit un  processus inconscient : faute d’une issue normale qui serait génitale, la libido libre est vécue comme angoisse

Dans Inhibition, symptôme, angoisse et les nouvelles conférences :

  • L’angoisse est, dans le moi, le signal d’un danger : la castration. Celle-ci est en rapport au père et à la loi qu’il représente. Approcher l’objet désirable est interdit et entraîne des troubles chez le sujet.
  • L’inhibition, dans le moi, c’est l’évitement de l’angoisse.

Le symptôme, dans l’inconscient, est le substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas lieu. Il tente d’éviter le danger d’angoisse, en quelque sorte en fixant (en nouant a dit tout à l’heure Christian Hoffmann) la libido.

Lacan

  • L’angoisse constitue bien une répétition, elle se produit devant quelque chose, elle constitue dans le moi un signal de danger pour le sujet. Mais le danger n’est plus le même.
  • Dans le séminaire l’Éthique, ce danger, c’est un rapport direct à un réel cru, non médiatisé par des représentations. Par rapport à lui, la loi ne constitue pas une menace, elle serait plutôt une protection. Ce réel, but inaccessible de la jouissance, toujours contourné par le langage est donc inter-dit. L’approcher est désirable et redoutable pour le sujet – c’est l’angoisse – puisqu’il n’y a sujet que dans la dérivation langagière autour, si l’on peut dire, de ce trou, Das Ding, la Chose.

Aussi, l’éthique psychanalytique sera de rester orienté par le réel de la Chose, par ce que vise obscurément le désir au-delà de l’angoisse. À la fin du séminaire L’éthique, Lacan soutiendra des positions extrêmes sur le désir à poursuivre coûte que coûte.

Mais La Chose, envisagée comme une totalité, est finalement une conception encore assez proche – certes plus abstraite, plus générale, on aurait envie de dire plus philosophique – de ce que représente la mère dans la théorie œdipienne.

  • Aussi dès l’année suivante, Lacan, sans insister sur le changement, déplace le problème. Dorénavant, s’il y a bien un trou au cœur de langage, il ne peut être abordé que par l’agalma, non pas l’objet « partiel » (le caractère « partiel » renvoyait à une totalité), mais l’objet a.

Dans « La troisième », il dira bien plus tard : « le corps jouit d’objets dont le premier, celui que j’écris du petit a, est l’objet même dont il n’y a pas d’idée comme tel, sauf à le briser, auquel cas ses morceaux sont identifiables corporellement et comme éclats du corps, identifiés. » C’est bien un réel offert à la jouissance, mais déjà pris dans le symbolique et l’imaginaire comme un « lambeau » de corps.  

Dans la conception de l’angoisse, ce changement va avoir des conséquences essentielles

  • D’abord éthiques : parce qu’il ne s’agira plus d’aller jusqu’au bout du désir, ce qui est une idée plutôt romantique et dangereuse (si l’on confond le désir et la volonté de jouissance du sadique par exemple). Il s’agira plutôt d’être moins serf  du fantasme, et d’aller au-delà de la répétition d’un certain échec.
  • Un échec parce que l’objet offrirait la jouissance (« le corps jouit d’objets dont le premier est le petit a ») Or, ce n’est pas de la jouissance que se soutient le sujet, mais bien du désir, mis en forme par le fantasme : il n’y a sujet que désirant, c’est-à-dire que cette jouissance doit rester imparfaite, ratée (elle est ratée toujours de la même manière). Aussi l’approche de l’objet est-elle dangereuse, et l’angoisse est le signal de ce danger.
  • l’objet n’est pas seulement réel (c’était le mythe du réel logiquement premier), l’objet est déterminé par le symbolique tout aussi bien, et par l’imaginaire. L’éthique deviendra celle du « bien-dire », elle reste orientée par le réel de la lettre de l’inconscient.

La thèse de Freud sur l’angoisse est subvertie

  • L’angoisse pour Freud, était la crainte de perdre l’objet qui ferait accéder à l’Union interdite.
  • Mais, dit au contraire Lacan, « ce devant quoi le névrosé recule, ce n’est pas la castration ». En fait, l’angoisse, est due à la présence d’un objet qui devrait être perdu et symbolisé. Ne peut entrer dans la réalité et le fonctionnement normal de la psyché que ce qui est marqué d’un manque phallicisé que Lacan écrit (– φ). On pourrait presque dire que la castration est rassurante parce que c’est l’interprétation sexuelle de ce manque qui est dû au langage. C’est elle qui permet le désir humain, dans un monde devenu partageable. L’angoisse n’est pas la crainte de la castration, plutôt le contraire, elle traduit l’approche de l’objet a avec une souffrance, un danger pour le sujet[1].

Ceci permet de situer le symptôme et l’inhibition par rapport à l’angoisse.

  • Le symptôme, le fantasme se heurtent au même impossible. Atteindre l’objet a, au-delà de l’angoisse (qui est en position médiane dans les schémas de Lacan) ce serait la jouissance, cette jouissance mythique qui, à peine effleurée est insupportable, et tout de suite monnayée en plaisir.
  • Quant à l’inhibition, prise du côté du sujet, elle est plutôt en-deçà en tant que recul devant l’angoisse, et devant la jouissance.

Inhibition symptôme et angoisse sont des modalités différentes du rapport à l’objet et à la jouissance.

Lacan permet d’analyser la clinique de Freud

Pouvons-nous appliquer la conception lacanienne à la clinique de Freud dans les trois textes ? Oui, facilement, et on en voit l’efficacité.

  • La névrose d’angoisse semble aujourd’hui fréquente. Freud a toujours gardé ici sa première sa théorie : la libido qui ne s’écoule pas en tant que elle est comme dédifférenciée en angoisse. D’où l’état d’éveil permanent, l’attente de la catastrophe imminente, mais justement non sexuelle. On pourrait en rapprocher la névrose traumatique.

Il ne s’agit pas d’un symptôme au sens freudien où les formations de l’inconscient, déjà marquées par la castration, sont le retour du refoulé. Freud n’en fait d’ailleurs pas une névrose de transfert.

  • Dans la phobie, il y a inhibition ou angoisse. Mais Freud interprète les manifestations cliniques comme un symptôme : le refoulement d’une idée sexuelle dans l’agoraphobie, par exemple, serait la peur de « faire le trottoir ». Et dans la cure de Hans, il donne des interprétations foisonnantes du côté du sens, du refoulement, des formations de compromis, etc.

On peut oser poser la question, la phobie est-elle un symptôme ? L’angoisse est provoquée par le surgissement de l’objet a, ici de l’objet regard, jouissance et angoisse auxquelles le patient est exposé dès qu’il sort de son environnement habituel où il se serait normal (d’après les classiques).

Mais en tout cas, la seule manière pour l’analyste de travailler avec lui est de prendre ses troubles en tant que symptôme, c’est-à-dire, de l’écouter, de faire valoir que cet objet qui l’angoisse et le fascine est évocable par les chaînes signifiantes, par la lalangue, le sens comme pas-tout – tout ceci plutôt dans les portants du théâtre œdipien. Ainsi cet objet d’angoisse, qui provoque l’inhibition, « devient, par la psychanalyse, dit Lacan, le noyau élaborable de la jouissance ».

  • Freud parle d’une « profusion de névroses » dans lesquelles il y a peu d’angoisse, voire pas du tout : l’hystérie de conversion, par exemple. Dans la névrose obsessionnelle, « le moteur de la défense est le complexe de castration », là aussi, pas d’angoisse tant que les rituels ne sont pas gênés. Autrement dit, l’angoisse est l’échec du symptôme.
  • S’il faut dire un mot de la psychose, l’apparition de l’angoisse est longtemps peut être longtemps palliée par le conformisme, c’est-à-dire que le surgissement de l’objet est tamponné localement par la castration « ambiante ». S’il entend des voix, le patient tente de lier l’objet, non pas dans un symptôme ou dans un fantasme, mais dans un délire qui est son mode de guérison. Rarement, dans les bons cas, dans une œuvre, artistique, littéraire par exemple.  

Dans les névroses, dit Freud, la liquidation du complexe d’Œdipe est l’issue. Même si il s’agit pour Freud de la mise au jour de l’inconscient et des pulsions libidinales concernant le couple parental ou la fratrie, on peut penser que la diminution de l’angoisse se fait aussi en sexualisant – et il faudrait peut-être dire en castrant –  le rapport angoissant à l’objet. C’est-à-dire qu’on va passer par le symptôme, on va l’élaborer, et parfois il semble presque qu’il faille le constituer – en se servant du nom du père – pour sortir de l’alternative inhibition-angoisse. Il ne s’agit pas d’être des apôtres de la castration. La question des noms du père et non plus du nom du père nous fera conduire la cure de manière différente

Les changements aujourd’hui

Mais tout cela, c’est la théorie classique. Aujourd’hui des changements sont évidents et Charles Melman nous y a rendu attentifs.

Si par symptôme on entend le symptôme freudien, le conflit inconscient qui met en jeu la sexualité, la loi, et le père, aujourd’hui il semble régresser. Nous voyons moins d’hystéries classiques par exemple.

  • La loi interdisait, elle indiquait le désirable. La situation est moins claire. Que la loi soit située différemment a des effets structuraux.

Il me semble que cela tient non pas à son affaiblissement, mais plutôt à ceci qu’elle est  moins liée au langage (qui supposait la transgression possible, et la discussion, l’interprétation de la lettre de la loi), qu’elle devient plutôt un processus régulateur univoque.

Mais il y a aussi le desserrement des liens entre la loi et le sexe.

Dans le langage, il suffit d’une loi pour déterminer des impossibles, la chute d’une lettre, qui est comme à la fois retranchée et proposée à la jouissance. Mallarmé parle superbement de « l’objet convoité et tu à l’envers de toute loquacité humaine ». Il n’est pas nécessaire que cet objet soit sexué.

Le jeu, qui se fait autour d’une règle, ou la musique (le rythme), offrent la jouissance d’un objet non sexualisé. Ce sont des activités fondamentales, pour apprendre au jeune enfant le fonctionnement de la loi et la jouissance qu’elle offre. Ce sont des pratiques traditionnelles.

Mais nous avons de nouvelles jouissances qui ne sont plus sexuelles et qui offrent des stimulations directes aux centres cérébraux. Je pense à ces jeux sur téléphone ou ordinateur, qui ne passent pas par le langage, mais matérialisent un fonctionnement, dont on peut à peine dire qu’il est symbolique puisqu’il est rigide, inscrit dans la machine. La « règle du jeu »  est devenue un processus.

Qu’est-ce qui garde le joueur penché sur son écran, dans des jeux de guerre où on ne risque rien, où la perte se réduit à zéro, des réussites, les jeux de Bubble whitch, ou de Candy crush – je prends des jeux minimaux – où l’on recommence des parties des heures ou des journées entières ?

Ici le joueur se fait, toutes affaires cessantes, l’objet nécessaire au fonctionnement d’une machine. Il finira pourtant par être éliminé, c’est ce qu’il s’agit de reculer le plus possible – avant de recommencer une partie. Je dis bien, le sujet se fait objet de cette règle réduite à des codes, à des systèmes de signes. Jouissance masochiste obtenue d’un appareil symbolique minimum.

Pourtant cette activité « garde en veille » le sujet – beaucoup jouent tout en regardant une série par exemple, soutenant ainsi quelque chose d’une subjectivité – mais, si l’on peut dire, en évitant l’inhibition, le symptôme et l’angoisse. Malgré tout, peut-être y aurait-il à réfléchir sur la honte d’avouer ces jeux très courants, que j’ai dit masochistes, où le joueur se fait ce qu’il y a à éliminer.

  • Le politiquement correct

C’est sûrement trop facile, mais on pourrait dire que le politiquement correct, au contraire, joue d’une position sadique. Là aussi, la loi dégénère pour devenir une série proliférante de règles. Lacan parlait d’un avenir où « [les eu-plaisanteries diverses pourraient nous mettre] enfin dans l’apathie du bien universel et suppléeraient à l’absence du rapport que j’ai dit impossible à jamais par cette conjonction de Kant avec Sade dont j’ai cru devoir marquer […] l’avenir qui nous pend au nez ». Ailleurs, il parle de la rationalisation délirante de Kant, qui ne laisse aucun abri au sujet.

Jouissance sadique qui, dit Lacan, vise à la jouissance de Dieu, le Bien universel.

Il s’agit ici moins de la loi que de quelque chose qui relève de la police de la pensée, et qui exige un conformisme toujours plus poussé, obscène et cruel. On le voit lorsque le politiquement correct s’attaque à la littérature par exemple. Pensée unique qui se veut sans origine, et se présente comme évidente et allant désormais de soi.

En tout cas, il lui faut des adversaires, qu’il se suscite sans cesse et traque pour mieux les anéantir. Il s’agit bien de les annuler dans la cancel culture, de les tuer socialement au nom du Bien. On est bien dans la volonté de jouissance sadique. « Sa division [au sujet] n’exige pas d’être réunie dans un seul corps » comme dit Lacan dans « Kant avec Sade ». Voilà le dénonciateur, le délateur, élevé à la hauteur morale du « lanceur d’alerte », et d’ailleurs récompensé.

Ici volonté de jouissance, et non pas désir inconscient et symptôme. L’angoisse serait plutôt recherchée chez l’autre.

  • Le gadget est-il encore une fausse femme, autrement dit, s’agit-il encore d’un symptôme ?

C’est une question qui est posée aussi dans La Troisième. Ce qui est nouveau, c’est que l’objet que Lacan appelait gadget est plutôt devenu la « lathouse », positif, désexualisé, manufacturé, et de plus en plus performant.  « La science, ça nous donne à nous mettre sous la dent, à la place de ce qui nous manque dans le rapport, ce qui, pour la plupart des gens, se réduit à des gadgets : la télévision, le voyage dans la lune ». Et il poursuit : « l’avenir de la psychanalyse est quelque chose qui dépend de ce qu’il adviendra de ce réel, à savoir si les gadgets par exemple gagneront vraiment à la main, enfin si nous arriverons à devenir nous-mêmes animés vraiment par les gadgets ». Je dois dire que ça me paraît peu probable » – il est optimiste, en 1974 ! « Nous n’arriverons pas vraiment à faire que le gadget ne soit pas un symptôme. Car il l’est pour l’instant tout à fait, évidemment il est bien certain qu’on a une automobile comme une fausse femme ». On voit bien ce que cela signifie, l’automobile est sexualisée, marquée du (– φ) : « On tient absolument à ce que ça soit un phallus, mais ça n’a de rapport avec le phallus que du fait que c’est le phallus qui nous empêche d’avoir un rapport avec quelque chose qui serait notre répondant sexuel. » On a une automobile à la place d’une femme.

Mais dans nos objets techniques, modernes, s’agit-il toujours de symptômes ? Est-ce que les téléphones, les ordinateurs représentent, mettent en forme le manque de l’objet sexuel, ou est-ce qu’ils se présentent comme objets positifs, indéfiniment perfectibles, voués à répondre à des demandes qui n’existent pas encore mais qu’on va susciter ? Peut-être pouvons-nous devenir effectivement « animés vraiment par les gadgets » L’inhibition et l’angoisse (le moins possible, et il y a des médicaments pour ça), une jouissance désexualisée qui ne passe pas par le symptôme.

  • La sexualité était à la fois le champ du symptôme, et la jouissance modèle. Le champ du symptôme parce que l’interprétation sexuelle du manque fait briller l’objet. Inhibition et angoisse lui étaient souvent associées. Il est vrai que les pratiques sexuelles semblent aujourd’hui plus banales, moins investies aussi. Melman disait que le rôle du père, c’est de faire valoir que la sexualité est hors-limites, mais qu’elle est bonne. Mais si la sexualité n’est pas hors-limites, si elle est ravalée à de simples techniques du corps, elle devient évidemment moins intéressante. Un patient me racontait combien son homosexualité était plus excitante lorsqu’elle était interdite. La sexualité devient une jouissance parmi d’autres, dont on peut exiger qu’elle aille jusqu’au bout – et on retrouve le droit de jouir sadien.

Est-ce que les troubles sexuels reculent, comme l’espérait Freud d’une éducation sexuelle moderne et rationnelle ? La sexualité restait la jouissance principale pour une génération qui a voulu croire au progrès d’une sexualité « sans entraves ». Mais cette promesse d’un avenir libre et joyeux était encore animée par la loi antérieure, et le goût de la transgression. Aujourd’hui les sites de rencontre fonctionnent comme des espaces de vente, avec des desiderata standardisés, et un mode contractuel lorsqu’on « fait affaire ». Moins d’inhibition, moins de symptôme, mais l’angoisse ne peut souvent être palliée que par la réitération des essais de rencontre.

  • Le deuil est devenu difficile.

Faire le travail de deuil, c’est évoquer et finir par épuiser tous les modes dans lesquels on a connu le disparu, toutes, les uns après les autres de telle manière que l’absence, finalement, puisse être symbolisée comme celle qui anime le désir.

Or le travail de deuil est rendu difficile. D’une part, la disparition est moins marquée. Il reste les photos innombrables, même si on ne les regarde pas, les enregistrements de la voix, les vidéos. Naguère le portrait (peinture ou photo) était exceptionnel, la voix, les traits s’effaçaient plus ou moins vite de la mémoire. La tombe a été très importante anthropologiquement – c’était un lieu de culte, où on pouvait, dans l’absence, se mettre en règle avec le mort, conserver sa mémoire en tant que disparu. De ce mort présent-absent qui nous reste, nous ne savons plus que faire.

On en viendrait à supposer que le symptôme semble diminuer, mais est-ce une bonne nouvelle ? Le symptôme « classique » maintient avec le Père un lien qui soutient l’identification et la jouissance sexuelle.  Mais le symptôme, c’est pour nous la façon dont chacun jouit de son inconscient, avec ce rapport à l’objet toujours perdu, supposé, qui peut être ramené à une lettre, et dont la lecture ne peut se faire  qu’orientée par le  (– φ).

Du fait de la difficulté de la symbolisation de la perte, avec le remplacement de l’objet perdu par le gadget, on peut penser que l’inhibition et l’angoisse sont au premier plan et cherchent des scénarios, comme le fait le paranoïaque pour trouver forme. Dans l’écologie par  exemple, attente d’un avenir menaçant, quand sera de plus en plus présent l’objet, avec la pollution, dont on ne pourra se débarrasser.  

« Pourquoi lamenterais-je le pouvoir évanoui du règne habituel ? » dit un poète anglais qu’aimait Lacan. Il n’y a rien à regretter. Mais que faire face à la présence accrue et angoissante de l’objet ?

[1]« C’est que le névrosé tient par le narcissisme, et se refuse à faire de sa castration ce qui manque à l’Autre, quelque chose de positif qui est la garantie de cette fonction de l’Autre. »