La façon dont l’anxiété [1] – anxiety – s’est substituée, dans les études et les textes de psychiatrie, « nécessairement » internationaux, au concept de l’angoisse, amène à réfléchir sur cette « nécessité » mais aussi sur l’importance, et la relativisation, de ce changement. En effet ce « nécessaire » langage commun pour se comprendre à propos des concepts, dans les pays du monde entier, revendique à juste titre une proximité scientifique – dénuée donc, au mieux, de subjectivité (est-ce la même chose que forclore le sujet, pour poser une question actuelle ?) – laquelle à défaut de chiffrage exclusif et précis pour se parler, et en parler, codifie les signes et les symptômes dans un réductionnisme sans précédent, avec épuration de l’histoire si ce n’est chiffrée : 3 épisodes, depuis 6 semaines etc.
Après tout à propos de la subjectivité, Lacan a tenté d’écrire ses formules pour ce faire, soit établir une transmission scientifique, mais là sans pour autant forclore le sujet mais en tenant compte et de la place et de la fonction de celui-ci. Ne disait-il pas : « Quand verra-ton que ce que je préfère est un discours sans paroles ? ». Ainsi se pose à nous la question et de la parole, et du sujet, et de la subjectivité. Il ne nous appartient pas ici de travailler leurs rapports, complexes.
Je passais l’autre jour devant la vitrine d’une librairie dans laquelle gisaient, poussiéreux, des livres d’Esperanto et je me demandais : qu’est devenue cette novlangue internationale ? Eh bien récemment un certain Michel Onfray, devenu chroniqueur dans le journal Le Monde, en trace rapidement l’apologie, à l’encontre des langues – ou des dialectes ? – régionales, « xénophobes » dit-il. Où l’on apprend que l’esperanto fut créé par un juif de Bialystock, en Russie à l’époque, ville dans laquelle se côtoyaient outre la communauté juive des Polonais, des Allemands, des Biélorusses. Ludwik Zamenhof créa, années 1870-début 1880, cette « langue d’ouverture, globale, vaste, cosmopolite, universelle » (M. Onfray). Onfray revient à sa démarche ante-anti-freudienne et fustige à nouveau la religion à travers la babélisation des langues. L’esperanto est « une antithèse à la religion du territoire », « il est la volonté prométhéenne athée non pas d’égaler les dieux, mais de faire sans eux… ». Il est « l’avènement d’un idiome susceptible de combler le fossé de l’incompréhension entre les peuples ». Y croit-il vraiment ? Esperanto ou particularismes de territoire, le choix du premier sert la générosité hurlante du joyeux trublion ; comme s’il n’existait pas plus de nuances, plus d’analyse, plus de sage réflexion ! Il paraitrait que Lacan est sa « nouvelle « idole à détrôner. Encore un beau succès médiatique et de bonnes ventes dans les halls de gare. Mais aura-t-il le temps justement, en lisant « tout Lacan » comme il a lu « tout Freud » (!!? admettons, mais alors comment ?), de noter que le langage, puisqu’une langue quelle qu’elle soit est faite de langage, que celui-ci donc garde une part d’incompréhension, de malentendus, d’équivoques etc. Décidément, M. Onfray a-t-il une telle haine de l’inconscient ? [2]
Mais certains autres ont également une haine de l’inconscient. Dans son appel aux sciences, Lacan tentait de déchiffrer celui-ci, et d’en transmettre le déchiffrage. La psychiatrie du dernier tiers du XXe siècle a perdu la spécificité de sa rigueur clinique, au bénéfice des thérapeutiques chimiques et d’une « scientifisation » basée sur la médecine, et de ce fait avec une facilité déconcertante à la mondialisation made in USA.
Ainsi ce passage, de l’angoisse à l’anxiété, amène une perte dans les signifiés référés à leur contexte, établis dans l’assurance d’une psychopathologie, ce qui fait que l’on peut se demander si anxiété est toujours un concept. Évidemment non. Il peut sembler évident de tenter avec une approximation scientifique de cibler des concepts, afin d’en dégager des invariants communs abrasant les langues et les contextes anthropologiques, le plus souvent pour définir des traitements standardisés plus ou moins scientifiques, pour parler dans les colloques internationaux sans faire de l’ethnologie ou du social – ce qui est évidemment un parti pris, science oblige ! – ou encore pour « se comprendre… comprendre de quoi on parle », mais comme le disait Henri Ey « si la psychiatrie n’est que de la médecine elle disparaitra en tant que psychiatrie ».
Je voudrais en montrer un exemple avec le concept de l’angoisse. Je veux dire que cette classification internationale – le DSM V arrive – ne peut qu’être marginale, comme son nom aurait du l’indiquer : diagnostic (de classification internationale, avec l’affrontement DSM / ICD) et statistique. Une première « erreur » fut d’en faire un ouvrage clinique, une seconde surtout fut que cela n’aurait pas du empêcher la clinique psychopathologique de se développer, autrement.
Déjà, parler de concept de l’angoisse trouve un intérêt dans le passage de Freud de sa première théorie de l’angoisse à la seconde. C’est dans ce passage me semble-t-il qu’il fait de l’angoisse un concept de la psychanalyse. Un concept qui se distinguera du symptôme et de l’inhibition. Lacan ne se trompera pas en empruntant ce mot au texte, au titre de l’ouvrage de Kierkegaard Le concept de l’angoisse. Pourquoi ce passage freudien est ainsi important ? Je rappellerai juste brièvement les différences entre les deux théories. Dans la première (de 1895 à 1923 voire 1926 avec Inhibition, symptôme, angoisse), l’angoisse est une conséquence du refoulement ; elle ne se distinguerait pas du symptôme. C’est la thèse, que Freud poursuivra dans le texte de 1926 en la disant dépassée par ses nouvelles recherches cliniques, de la transformation de la libido. Thèse tout de même intéressante aujourd’hui : si les représentations sont refoulées, qu’en est-il de la libido qui leur était attachée ? Elle devient notamment angoisse. Thèse intéressante du fait de la prégnance aujourd’hui de l’angoisse plutôt que de symptômes… bien présentés… ! Dans la seconde théorie de l’angoisse, liée à la seconde topique (mais Lacan précise que l’angoisse comme signal dans le moi était un thème déjà présent dans la première théorie), l’angoisse est un affect-signal, une sorte de défense (le refoulement est aussi envisagé comme défense, comme écart, écarter) préalable aux authentiques mécanismes de défense : refoulement, forclusion, déni, et pourquoi pas ceux des cliniques actuels, cliniques des conduites plus que des symptômes. L’angoisse est une réaction du moi devant la pulsion et elle est à l’origine des formations des symptômes. En résumé de Freud ! Mais ceci pour dire que c’est d’après la seconde théorie de l’angoisse, évolution et changement par rapport à la première, développement théorique avec nouveaux concepts basé sur les observations cliniques, que l’angoisse appartient à l’espace inconscient et devient un véritable concept dans la théorie psychanalytique. En fait déjà en 1916 dans son Introduction à la psychanalyse (leçons pour les médecins et autres) Freud en bon clinicien, curieux, et en bon serviteur de la langue, établit des distinctions entre angoisse, peur et effroi, terreur. Sont posés très intelligemment dans ces réflexions la question de l’objet (présent dans la peur et pas dans l’angoisse, ce qui va amener Lacan à préciser ce qu’est pour la psychanalyse l’objet), et celle de l’attente, de l’anticipation (présentes dans l’angoisse précisément, ce sera là une fonction, et non dans l’effroi, dans le trauma).
Ainsi que l’angoisse soit « à la base » de « l’appareil psychique » nécessite une étude approfondie qui ne peut éluder ni sa place ni sa fonction. C’est-à-dire sa structure (et sa place dans la structure), dont Lacan établi qu’elle a la même structure que le fantasme. Un rapport du sujet à l’objet. Le concept de l’angoisse sert à Lacan pour établir les coordonnées de l’objet et en développer la théorie.
La psychiatrie classique de la première moitié du XXe siècle enseigne l’angoisse selon les théories de la psychanalyse. Dans le classique Manuel Alphabétique de Psychiatrie d’Antoine Porot (et de son continuateur Maurice, dont je suis bien placé pour savoir qu’il n’était pas un fervent de la psychanalyse, mais qu’il ne la dénigrait pas non plus), il est fait largement référence aux théories de Freud. En Classique, Porot rappelle que la distinction entre anxiété – angoisse établit que la première est plutôt d’ordre psychique, la seconde d’ordre somatique (Lacan connait parfaitement ses classiques, ne serait-ce que lorsqu’il commence son séminaire L’angoisse en « comparant » avec humour son graphe du désir à la poire d’angoisse, voire au plexus solaire, c’est-à-dire qu’il insiste pour dire qu’il s’agit là d’affect, de la chose physique et non de signifiants…). Porot nous donne agréablement la précision que la distinction angoisse – anxiété vient de Brissaud (1890), « qui situait dans le bulbe le centre des réactions vago-sympathiques de l’angoisse ». Ceci nous permet en effet de mieux comprendre cette distinction, et de s’en démarquer ou de la pérenniser en connaissance de cause. Porot. C’était du temps où les psychiatres avaient quelque culture !
Alors dans un classique plus récent, mais qui nous semble marquer un pas de la modernité « anxiétale » ( !), le Précis de Psychiatrie de Koupernik, Loo, Zarifian, donne, dans l’article sur l’angoisse rédigé par Olié et Cuche, quelques idées. Il est rappelé l’étymologie – le latin anxietas et angustia – ainsi que les distinctions dans les langues. Confusion des deux termes en langue allemande : angst ; différenciation en langue espagnole : angustia, ansiedad, ansia (malaise), et les auteurs amènent LE mot dans la langue anglaise ANXIETY. Les auteurs n’en font manifestement pas un concept ; ils parlent – c’est courant en psychiatrie même si ce n’est jamais explicité – d’angoisse psychotique, d’angoisse névrotique, des « autres angoisse ». Lacan dès le départ en fait une structure commune, même si dans le développement de son séminaire il en explicitera les différentes « versions ».
En fait – ce sera un premier point – la langue anglaise est plus complexe que cela au sujet de l’angoisse et de l’anxiety. On trouve les mots anguish, distress, agony. Mais aussi par exemple pangs of the death, ou encore qualms of conscience. Angoisses de la mort. Le mot pangs signifie l’angoisse subite, la douleur, les affres, avec la notion de serrement de cœur (retrouvée dans angor). Angoisses de la conscience. Ici le mot qualms signifie soulèvement de cœur, nausée, mais aussi scrupule, remord.
Cet inventaire, simple à trouver (Edouard Zarifian avait en son temps distingué les langues anglaise et française pour le mot maladie : illness, Disease, sadness ), mentionne en fait que le mot angoisse, ou anxiété, est dans la langue anglaise sujet à variations en fonction de la situation. Ceci empêche-t-il d’en faire un concept stable, comme l’angst allemand et l’angoisse française ? Il faudrait l’avis d’un linguiste ou d’un historien de la langue (tel Georges-Arthur Goldschmidt, part exemple dans Quand Freud voit la mer, et Quand Freud attend le verbe. Voir aussi L’espace dans la langue allemande, in La célibataire, n°19 Des pratiques de la langue, hiver 2009).
Nous retrouvons, selon d’autres contextes mais issue de la même langue anglo-saxonne, la même dispersion, l’éclatement dans la classification DSM mentionnée au début. Ceci est-il lié à la langue ? Nulle possibilité de faire de l’angoisse un concept ; c’est un mot comme un autre, pris dans la nasse « anxiétale » des arbres de décision basés sur le comptage des signes qui signifient à peine ! On demande à voir « les décisions » concrètes en effet, avec ce salmigondis, cette soupe indigeste pour administration en manque de pouvoir de domination sur sa chose à « gérer » !
Je lis – en attendant le bientôt à venir DSM V. « Le terme anxiété à lui seul ne peut valoir diagnostic ». Le registre général est celui des « Troubles anxieux ». Il se déli(t)e en :
1. Troubles phobiques (ou névroses phobiques » :
2. Etats anxieux (ou névrose d’angoisse) :
Formes cliniques : Trouble : état de stress post-traumatique, forme aigüe
Trouble : état de stress post-traumatique, forme chronique ou différée
Troubles anxieux atypique
Bref tout est mélangé, la phobie n’est aucunement distinguée de l’angoisse, ce qui est d’une part scandaleux, d’autre part totalement incongru étant donné la clinique. En effet actuellement il semble que ce passage, de l’angoisse à des phobies mal installées, soit un domaine d’étude intéressant. Ceci concerne le rapport au langage d’une part, à l’affect d’autre part. Nous ne développerons pas ici.
De même la névrose d’angoisse n’est pas distinguée de « l’état anxieux » ; ce qui est une confusion qui ne laisse aucune place d’une part à l’histoire de notre discipline, d’autre part à l’élaboration théorico-clinique déjà entamée par Freud en rapport à la psychiatrie de son temps.
Cependant ce que nous voulons dire est cet aspect de la langue qui sans doute privilégie par sa trace l’élaboration et le devenir des concepts, très différemment selon les pays, et bien sûr par sa prise dans la culture. Nous l’avons oublié quelque peu ! Mais langue et culture dans leurs liens forgent un devenir, et les psychiatres se sont peu défendus vis-à-vis de ce saut, qui les fait régresser dans un faux pragmatisme – lui-même, plus sérieusement, historiquement, théorie construite et non pas simplification appliquée tout de go – lequel sied sans doute à une culture et à une langue, dite aujourd’hui « internationale ». Faut-il pour autant rejeter cette langue et cette culture, dans un particularisme d’exclusivité fermée, ou abandonner les nôtres ? Il y a des nuances et de nombreux intérêts, pas seulement financiers espérons-le, auxquels l’envahissement par les uns et la surdité des autres empêchent ces échanges certainement fructueux.
La focalisation sur le terme d’anxiété, un exemple, est une fâcheuse facilité qui vient abraser toute une élaboration, ce qui n’est certes pas dénué d’applications cliniques, abraser également tout un enrichissement de discussions sur la clinique, sur la langue, sur l’histoire, notamment dans leurs différences.