Les effets de casse du Super Marché ?
28 avril 2004

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QUESEMAND ZUCCA Sylvie
Textes
Contemporanéité

Des jeunes filles, des femmes, et maintenant des jeunes hommes s’épuisent dans leurs tentatives de contrôles d’un corps sans relief, à coups de régimes, vomissements, obsessions, boulimies, et emplissent nos cabinets, là, où, il y a encore quelques années, seuls quelques uns d’entre nous, recevaient ces relativement rares et étranges patients.

Chez les jeunes filles d’aujourd’hui, c’est un mode de passage adolescent très banalisé, pour ne pas dire ritualisé, que de se dire « boulimique », « anorexique », « vomisseuse » ; certaines d’entre elles le deviendront, d’autres n’auront fait que flirter avec la chose. Mais là où ces mots n’étaient auparavant qu’avoués, chuchotés, au bout de plusieurs mois, voire années de séances, aujourd’hui, dès la prise de contact téléphonique, les choses sont claires : « J’ai un TCA » – pour ceux qui ne seraient pas au courant, TCA=Trouble du comportement alimentaire.

Parfois, c’est accompagnée d’une autre « TCA » qu’arrive, pour le premier contact, la jeune fille. »Vous donnez quel médicament, dans les TCA ? J’ai regardé sur Internet, il paraît que le Machin marche bien » – me décrète cette jeune lycéenne, effrontée, nombril à l’air « de toutes façons, je vois déjà une psy, mais je me renseigne, je ne veux pas louper d’occasions, et comme Machine (une patiente à moi) m’a dit que vous étiez bonne, je viens. »

Les choses se sont passées de telle manière, que je n’ai jamais revu la jeune fille – évidemment, je n’ai pas été   » bonne », puisque j’ai émis quelques restrictions sur les modalités des questions – réponses qui s’apparentaient plus à un questionnaire de « Que choisir ? »qu’à une formulation, même défensive, d’un état de souffrance. Cette très jeune fille au nombril résolument central, risque bien, effectivement, de se transformer en patiente chronique TCA, addictive de psychotropes, de thérapies en tous genres, tant que la question de la jouissance de son symptôme ne sera pas abordable sans entraîner la fuite.

Au bout de quelques années de troubles anorectiques boulimiques, certaines de ces femmes racontent une vie littéralement labourée par l’obligation de répondre à l’injonction de la pulsion orale, qui, au fur et à mesure des jours, mois, années, aura fini par être en place et lieu dictatorial du sujet : plus aucun espace de liberté psychique, centrée par l’idée obsédante et souvent appuyée par des thérapies comportementales de « gérer »le TCA, sans plus de possibilité de doute, ni de choix d’existence, autre que ce :  » Je fais une crise (boulimie) » ou ce « Je restreins (anorexie) », qui semble être devenu le régulateur de toute instance psychique. Une vie sous influence pulsionnelle, dépourvue de rêverie, automatique, réglée sur une temporalité très particulière, quasi organique-orgasmique, sans appel.

Et une souffrance majeure, de type toxicomaniaque : le « Comment arrêter ? » Se retrouvant balayé par l’imminence de la jouissance de la crise à venir.

Jusqu’au jour où, enfin, souvent grâce à un travail long et difficile pour le ou les thérapeutes et la ou le patient, quelque chose permet au sujet de dévisser, de se dévisser de l’emprise totalitaire de la pulsion, et d’affronter alors la ou les questions, les risques donc, qu’implique tout choix, inhérents à la vie, en lieu et place de cette comptabilité, attachée à mesurer incessamment le risque de grossir exponentiellement, et qui les amènent à surtout risquer de ne plus vivre.

(A noter l’importance de la notion de risque, si actuelle dans le discours ambiant, largement alimenté par le Journal Télévisé et autres émissions dites d’informations et de prévention, dont les répercussions sur l’angoisse prend aujourd’hui une dimension tout à fait identifiable dans nos cabinets, hors pathologie : tout devient risque, tout doit être prévenu : le tout hygiénisme ne laisse guère de place à la question du mortel, tant la mort, de n’être pas nommée, à travers ce « tout », est omni présente, et fige la subjectivité dans une immobilité anxieuse, ce qui bien sûr, deviendra pathologie répertoriée :le TAG(trouble de l’anxiété généralisée)

Le caractère épidémique de ces troubles est aujourd’hui troublant : à la composante psycho dynamique individuelle, s’ajoute une perception du monde extérieur qui semble justifier le symptôme : tout est dangereux, le monde est violent, les autres dangereux, la consommation est à la fois rejetée et convoquée – pour mieux être revomie.

Chez nos patientes boulimiques, souvent s’ajoutent des vols, qui prennent vite une allure kleptomaniaque: dans les penderies de ces femmes s’entassent vêtements, sous vêtements en tous genres, volés, méticuleusement recensés dans des carnets – mais pas ou peu utilisés ; les rituels des vols peuvent être très précis : par exemple, seuls les aliments volés sont vomis, après avoir été entassés, et un étrange mode de budgets avec soldes de tous comptes se met alors en roue libre, qui se conclue sur la lunette des toilettes : « Je ne vaux pas ce que j’achète, alors je vole, et donc je vomis, puisque je ne mérite pas »  me dit l’une d’entre elles.

Symptômes débridés d’un capitalisme égaré ? Consommation boulimique répondant à l’offre démultipliée des objets prêts à faire jouir, comme cette marque de vêtements connue vendant dans ses magasins chics féminins des « vibromasseurs sexuels » de toutes les couleurs, proposés à la vente et donc achetés « pour rire » en grande quantité ?

Prisonnières de ce qu’elles dénoncent, ces femmes anorexiques et boulimiques, sont soucieuses à l’extrême de ce qu’elles donnent à voir plus de ce qu’elles ont à voir, sans plus démêler ce qu’il en serait de la différence entre voir, être vue, regarder, être regardée : là aussi, quelque chose de la pulsion semble avoir emmêlé les fils, comme si ce qui était donné à voir à l’autre ne pouvait être que l’unique reflet de ce dont elle-mêmes sont tributaires : une image instantanée, que ne traverserait pas l’épreuve du temps, ni bien sûr l’épreuve de l’équivoque du désir, de son incertitude : au contraire, la certitude de cette image plane de femme -top, icône corrigée par les prouesses techniques des photos numérisées : c’est ce corps là qu’elles veulent et rien d’autre, même en étant parfaitement informée de la supercherie. La pulsion, là encore, mais pulsion scopique – est cette fois à l’oeuvre. La fiction doit être la réalité. Elles seront cette réalité, au prix de devenir fiction d’elle- mêmes. Et elles y arrivent trop bien, souvent. Parfois jusqu’à en mourir.

Changement, envers de décor : crudité de la réalité de la grande exclusion, auprès des grands errants, en lien avec les équipes de travailleurs sociaux amenés à s’occuper de ces étranges hébergés, migrants fantomatiques sans lieu de vie, ni projets, ni avenir autre, que celui d’un présent répétitif à l’inconnu, – la manche, l’alcool, la manche, le délire, l’alcool, parfois la psychose. Plus les années passent dans cette marginalité au jour le jour, plus rare est le retour dans la vie sociale traditionnelle.

Le reflet dans le miroir, chassé là aussi, sera cette fois-ci celui d’un corps qui s’abandonne, – on n’est plus dans la maîtrise de quoique ce soit- ici, Narcisse plonge de l’autre côté du miroir : juste la chute en avant, la quête d’alcool : ne reste alors qu’un vernis d’adaptation à ce qui permet la circulation du minimum d’échanges de régulation pulsionnelle : dormir, boire, manger, boire, faire la manche. L’argent liquide, la monnaie, est directement consommée, consumée, sans intermédiaire, sans billets ni commentaires économiques.

Squelettiquement provoquants ici (l’anorexique), morbidement recroquevillés là (le ou la personne SDF) : ces corps, qui nous font frissonner, évocations muettes d’une mort non appelée, mais présente pourtant qui rôde, cohabitent vertigineusement dans la rue avec les publicités d’autres corps à moitié nus de femmes et d’hommes toujours plus parfaits et plus perversement affichés. Comme si aujourd’hui, la règle du monde s’inscrivait trop facilement dans ce duel : « Ca passe à l’image ou ça casse ».

Vitesse, jouissance, zapping, gestion, contrôle, estime de soi, réussite, débouchés dans les études = bonheur. C’est cela qu’on a appris, et qu’on continue d’apprendre aux jeunes. A mon avis, un certain nombre de suicidés, jeunes, marqueraient également cette dualité : pas mal d’entre eux, d’avoir obéi à un effet impulsif d’urgence, ont réussi là où l’on peut penser qu’ils auraient pu rater cette fraction de seconde (le moment où la boîte de médicaments est avalée, encore l’oralité), et vivre : je ne parle pas là de ceux qui ont préparé de longue date l’idée de leur suicide, mais de ceux qui ont répondu à un « ou…ou », livrés du même coup à la violence de la pulsion de mort devenue appel non contrôlable.

Pas de langage, juste de la communication ; pas d’altérité, mais des autres si loin.

La violence en retour de cette multiplicité de formes d’oralités mortifères, au- dedans ou au dehors du tissu social, semble être devoir lue comme un effet boomerang des promesses d’un monde hors castration : puisqu’il en est ainsi, alors, que la gueule du loup m’engloutisse, cette gueule de loup qui se cachait sous tant d’idées et images pré-fabriquées, promises de fait à un être exclusivement conforme à une norme de plus en plus formatisée- semblent nous dire à leur corps défendants, défendus, un certain nombre de nos patients « addictifs »-devenus eux aussi identifiés par ce label, catégorie tendance, nouveaux patients clairement identifiés.

Aider les sujets dévorés par ces pulsions à retrouver la parole, les aider à accepter d’avoir perdu quelque chose et à percevoir le manque comme une donne fondamentale et non comme un état; arriver à faire savoir que le manque s’élabore, privatif et fondateur, bien au contraire de cet état de manque sans surprise parce que dépourvu de subjectivité que nous rapportent nos patient en état de manque, est aujourd’hui plus difficile à aborder qu’hier : car il nous faut faire ce chemin, parfois contre vents et marées, qui consiste à restituer la parole comme langage, et non comme « communication », à repositionner les médicaments comme médicaments, et non comme salvateurs miracles anonymes, distribués automatiquement et transformant alors médecins de tous poils en dealers d’industries garantes de guérisons infaillibles. D’autant plus qu’il nous faut simultanément lutter contre l’idée, tendance, elle aussi, d’une temporalité de l’efficacité rapide.

Le métier devient difficile. Les patients, eux, sont pourtant prêts plus qu’on ne le pense à ne pas être impatients. Car ils découvrent le fur et à mesure le temps qui se déploie, qui n’a rien à voir le temps de l’immédiat et de la pulsion. Mais nous laissera-t-on continuer ce travail d’orfèvrerie fine, ou faudra-t-il accepter, ce qui est antinomique à notre travail, une sorte de débriefing de masse, réduisant le sujet à un individu… non, pardon, un « usager », non pardon, un « iso consommateur de soin », »géré » par un soin « efficace » ?

Alors, c’est que la psyché serait entendue comme un vague reliquat de dysfonctionnement neuronal.