L'équité, d'Aristote à Rawls
06 février 2014

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GASNIER Jean-Pierre
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Dans cette conception, l’homme juste est celui qui respecte la loi, c’est-à-dire celui qui sacrifie son intérêt particulier à celui de la Cité afin de conserver cet équilibre et cette harmonie. La justice est donc la vertu qui traite du rapport de l’homme avec les autres hommes et non du rapport de l’homme avec lui-même, ce qui est l’apanage des autres vertus. Ainsi, la justice, au sens de l’ensemble des règles de droit, (ce que certains auteurs contemporains appellent la justice objective, celle qui s’exprime à travers le droit), pour les grecs, n’est rien d’autre que la représentation de la véritable justice. C’est cette idée en tout cas qui a présidé jusqu’à Aristote.

Celui-ci cependant a cherché à repenser l’idée de la justice, non pas en rejetant cette base traditionnelle fortement marqué par l’idée du nomos, mais dans le but de rendre la justice plus effective dans la cité.

Aristote ne nie pas la conception « naturelle » de la justice, mais il objecte à la conception selon laquelle, fondée sur des bases naturelles, la justice serait la même pour tous et partout. Dans l’Ethique à Nicomaque, il dit en effet, reconnaissant ce que nous appellerions le « droit naturel », «que toutes les choses considérées comme jutes soient variables, ne s’oppose pas à ce que certaines soient fondées sur la nature ». Il ajoute toutefois que « les perspectives de la justice ne sont pas fondées sur la nature, mais sur les conventions entre les hommes, ne sont pas semblables partout, non plus que les formes de gouvernement, quoiqu’il n »y en ait qu’une seule qui se montre partout en accord avec la nature, à savoir la meilleure » (l’état aristocratique). On ne saurait mieux dire le caractère relatif de la justice, c’est-à-dire dans cette conception, de la loi, le caractère contingent de cette loi, qui cependant dans certains système est conforme à la nature.

Toutefois, dans le livre V de l’Ethique à Nicomaque, Aristote vient introduire la notion d’équité qui selon lui est une forme supérieure de justice. En effet les lois ont pour caractéristiques d’être générales et abstraites. L’équité pour Aristote est ce qui, sans nier ni réfuter la loi vient en corriger les aspects trop excessifs, compte tenu de certaines circonstances particulières. Elle est prise en compte du singulier, du cas particulier dans l’application de la règle générale. Toutefois, cette nécessaire prise en compte du singulier par l’application de l’équité a toujours une visée générale, elle ne doit pas faire perdre de vue le but final qui est celui de l’harmonie de la cité. C’est en tout cas ce qui semble se dégager de l’exemple même donné par Aristote pour illustrer la notion d’équité. Il compare en effet l’équité à la règle de plomb utilisée par les constructeurs de l’ile de Lesbos, règle qui, grâce à sa relative flexibilité pouvait, mieux qu’une règle rigide, évaluer la dimension des pierres nécessaires à la construction. On ne peut mieux dire que si on doit tenir compte de certaines particularités, c’est pour mieux l’intégrer dans l’ensemble de la construction.

L’équité c’est la mesure (metrion) qui vient corriger la démesure (hubris) d’une loi trop générale, trop abstraite et dont l’application serait violente, injuste pour celui qui la subirait. C’est en cela que l’équité, pour Aristote, vient redonner à la loi son caractère conforme à la nature.

Mais en fait, ce qui fonde la notion d’équité, c’est aussi ce qui fonde la notion de justice, c’et la notion d’égalité. Selon certains commentateurs d’Aristote, le terme dikaion signifierait aussi bien l’égalité que légalité et toute le Livre V de l’Ethique à Nicomaque repose sur la distinction entre les deux. Aristote interroge donc le légal et l’égal dans un même mouvement pour tenter de définir ce qui est juste : « Examinons en combien de sens peut se prendre le mot injuste. On appelle ainsi celui qui viole les lois et aussi celui qui prend plus que sa part et qui méconnait l’égalité ; il est donc clair que sera juste celui qui observe l’égalité ; par conséquent le juste sera légalité et égalité ; l’injuste illégalité et égalité ». Est juste, donc, ce qui fait coïncider le légal avec l’égal.

Aristote soutient donc deux couples d’oppositions légal/illégal d’une part, égal/inégal d’autre part qui entrent dans la détermination du juste. « Puisque l’injuste ne respecte pas l’égalité et que l’injustice se confond avec l’inégalité, il est évident qu’il existe une juste mesure relativement à l’inégalité. Cette juste moyenne c’est l’égalité. Dans les actes qui comportent le plus et le moins, il y a place pour une juste moyenne. Si donc l’injuste c’est l’inégal, le juste est l’égal (…) Or puisque l’égal consiste dans une juste moyenne, il pourra ainsi être juste ».

On voit comment Aristote joue sur les contraires pour en arriver à dégager une idée de mesure. La justice c’est le « juste milieu » entre l’excès et le manque. Ce terme de juste milieu, qui n’est pas utilisé par Aristote, mais sous-entendu par ses développements est bien entendu très équivoque. On entend bien comment le terme juste est à la fois ce qui relève de la justice et ce qui relève de la justesse. La justice se trouve être entre les extrêmes, ce qui signifie que ce qui est au milieu est juste. La justice se définit donc par rapport à la notion d’égalité, c’est une définition géométrique (et il est possible d’en tirer toutes les conséquences possibles quant au caractère projectif, imaginaire etc.).

Cela étant, ce dont traite Aristote avec cette notion de juste inégalité, c’est-à-dire d’équité, c’est de la justice particulière, qui rappelons-le encore une fois, ne se détache pas de la justice légale. L’équité n’est qu’une forme de mise en œuvre de la légalité.

Aristote considère que la justice particulière, celle qui doit tenir compte de l’équité, du juste milieu se subdivise en justice distributive et justice directive.

La justice distributive traite de la répartition des honneurs, des richesses et autres avantages qui échoient aux membres de la cité.

La justice directive concerne les échanges entre particuliers. Elle se subdivise en justice commutative qui traite des échanges entre les personnes, librement consentis (commerce, location etc.) et la justice corrective qui s’applique aux rapports imposés et clandestins, c’est-à-dire aux crimes et délits.

Toutes ces subdivisions aristotéliciennes ont à voir avec la notion d’égalité.

Pour ce qui concerne la justice distributive, elle consiste à répartir à chacun en fonction de son mérite (rappelons qu’ARISTOTE soutient la notion aristocratique selon lesquels certains disposeraient de plus de vertus que d’autres et qu’il appartient aux plus vertueux de gouverner les moins vertueux). Ainsi la répartition des biens se fera-t-elle de façon égale entre ceux qui ont les mêmes mérites, mais de façon inégale dans l’absolu, puisque ceux qui ont moins de mérite recevront moins : « si les personnes ne sont pas égales, elles n’obtiendront pas, dans la façon dont elles seront traitées, l’égalité ». Aristote introduit donc une différence de proportion dans la répartition des biens en fonction des vertus et des mérites. Il édicte une égalité de rapport, une proportion géométrique.

Quant à la justice directive, elle prend en compte l’égalité relative de chacun. Il s’agit de rétablir l’égalité qui aura pu être mise à mal de façon que « Les parties n’augmentent ni ne diminuent ce qu’elles possèdent, mais [qu’elles aient] exactement la même chose qu’avant » Aristote dit encore « il importe peu que ce soit un homme de bien qui ait dépouillé un misérable ou réciproquement (…) la loi n’a d’égard qu’à la différence des torts et considère les parties comme égales ».

Il s’agit donc pour le juge de rétablir l’équilibre rompu et de maintenir la balance égale entre les parties.

L’approche géométrique de la justice que fait Aristote est claire quand il expose « supposons trois lignes AA, BB, CC égales entre elles. Enlevons à AA la partie AE et ajoutons cette fraction CD à CC. Ainsi toute la ligne CCD supasse la ligne AE des parties CD et CF ». Ainsi, pour rétabli l’égalité, il faudra rendre CD à AE. Il faut ajouter que le juge se doit d’être impartial et que le fait de considérer les parties comme égales est l’expression de cette impartialité, à partir de laquelle, dans la justice corrective, il va rétablir l’égalité, mais en appliquant la loi . Ainsi, la loi confère l’égalité.

Le droit contemporain est encore fondé sur cette notion d’égalité, c’est même elle qui sous-tend tout le droit des contrats. Le contrat est censé être passé entre personnes placées en situation d’égalité, libres et faisant preuve d’un consentement éclairé. C’est en tout cas la conception traditionnelle du droit des contrats, mais il est vrai que depuis quelques temps, cette conception été sérieusement écornées, l’idée étant que le contrat peut se conclure entre une partie faible et une partie forte et que sinon la loi, du moins le juge doivent tenir compte de cette rupture d’égalité.

Mais, quelle que soit la justice considérée, distributive ou directive, il convient de mettre ne lumière le caractère conventionnel de l’égalité qui se fonde, non pas sur la nature, mais sur un rapport établi entre les hommes pour régir les échanges et les différends, même si c’est au nom du souverain bien, de la justice. La loi est ce qui s’impose également à tous et cette égalité est la condition nécessaire pour que puisse s’établir la justice institutionnelle. C’est l’égalité et non la justice qui fonde l système de justice institutionnelle. En effet, la loi, toute égalitaire qu’elle soit, s’appliquant également à tous, peut néanmoins être injuste. Pour Aristote, par exemple, la démocratie est certes le système politique le plus égalitaire, mais pas le plus juste.

Il faut encore souligner que cette conception de la justice est une conception laique, une conception de la justice qui n’emprunte plus aux dieux, mas qui s’intéresse aux rapports entre les hommes, d’où ce caractère contingent et conventionnel qu’Aristote perçoit bien, même s’il continue à faire référence à la notion de nature ou de loi naturelle, sans toutefois préciser clairement ce qu’il entend par là.

C’est le christianisme qui va s’emparer de cette notion pour placer la notion de juste,, de justice et d’égalité dans une perspective divine. Est juste ce qui est édicté comme tel par Dieu ou ce qui paraît juste aux yeux de Dieu. En outre, la justice se place toujours dans une perspective eschatologique. Ainsi, le plus injuste hic et nunc peut-il être justifié dans une perspective eschatologique.

Pour résumer donc la position d’Aristote, l’égalité est la condition nécessaire pour que le justice puisse fonctionner et le juste et l’égal sont quasi synonymes, même si l’auteur introduit deux notions d’égalité distinctes, égalité proportionnelle et égalité arithmétique. Quant à l’équité, elle n’intervient qu’o postériori pour rétablir l’égalité lorsque celle-ci est rompue.

Aristote, enfin, introduit une différence entre l’équité comme action corrective toutjjours en lien avec la loi et l’équité comme vertu de l’homme équitable, c’est-à-dire de elui qui est capable de voir l’insuffisance de la loi et d’y remédier. L’homme équitable peut donc demander moins que son dû s’il perçoit que la loi dans son application stricte lui permettrait de demander plus. Aristote fait donc de l’équité une espèce de la justice et l’homme équitable exerce une forme de justice, ce qui revient à dire que l’homme véritablement juste sera nécessairement équitable, puisque l’homme juste aura souci de préserver l’égalité source de la justice.

Introduire l’équité comme correctif de la loi revient également à considérer qu’il incombe au juge d’interpréter ou de compléter la loi. C’est une façon de refuser la loi bavarde, la loi qui se veut exhaustive, c’est-à-dire de faire de la loi un instrument qui demeure humain et faire confiance aux lois du langage.

Cette conception aristotélicienne de l’équité a été longtemps la conception prévalant en France. La notion, par exemple de circonstances atténuantes en droit pénal en étant l’illustration parfaite.

La tradition philosophique française a toujours considéré que l’égalité était contenue dans la loi, qu’elle est une norme objective par rapport à laquelle chacun doit se situer, alors que l’équité, elle, est extérieure à la loi à laquelle elle est subordonnée et relève d’une appréciation subjective. Le principe d’égalité est d’ailleurs inscrit dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et dans le préambule de la constitution de 1946, repris par la constitution de 1958. Quant à l’équité elle est renvoyée à la sphère des appréciations politiques, du contexte social et idéologique.

Cela a conduit à décliner la notion d’égalité en trois volets :

– Tout d’abord l’égalité devant la loi. C’est l’égalité des droits fondée sur la déclaration des droits de l’homme de 1789

– L’égalité des chances, qui a connu un fort développement sous la 3ème république

– Enfin, l’égalité des conditions matérielles d’existence, consacrée par la constitution de 1946, qui implique une égalité des droits économiques et sociaux, notamment par une redistribution des richesses via l’impôt et la sécurité sociale.

Cette déclinaison de la notion d’égalité s’est traduite dans l’Etat Providence. Mais il s’agit d’un principe appliqué à des citoyens « abstraits » sans tenir compte de la réalité effective des situations, ce qui peut conduire à un renforcement, en fait, des inégalité. Il est donc nécessaire d’introduire de l’équité dans le système, de mettre en place une conception plus équitable de l’égalité, c’est ce que traduisent les politiques sociales qui s’adressent à des publics cibles, en fonction de critères spécifiques.

Le principe d’équité se présente comme un complément, indispensable, du principe d’égalité. « Le raisonnement en équité est alors mobilisé comme auxiliaire de celui de l’égalité dans la perspective de permettre, à un terme lointain, la meilleure garantie de l’égalité abstraite (…) les politiques sociales s’efforcent d’agir équitablement en faveur de publics cibles visés, supposés en position plus défavorable dans l’ordre social, économique et, plus récemment, politique »[1]

Ce rappel de la notion de justice et d’équité chez Aristote et de sa traduction dans le système français permet de mesurer ce qui a changé dans la conception moderne de l’équité et de l’égalité, inspirée de Rawls.

Dans sa Théorie de la Justice, Rawls place l’équité non plus en position accessoire, venant corriger les excès ou les insuffisances de la loi en contemplation d’un idéal d’égalité, mais en position centrale. Il fait de l’équité le préalable obligatoire, la référence nécessaire à toute construction juridique, à la définition de ce qu’il appelle les « principes de justice » qui vont réguler le fonctionnement de la société.

« La fonction de ces principes de justice est d’assurer une répartition équitable de ce que Rawls appelle » les biens premiers », c’est-à-dire des biens supposés indispensables pour la réalisation des conditions de vie futures des individus. La liste des « biens premiers » étant fonction des caractéristiques historiques de chaque société démocratiques : libertés fondamentales, revenus et patrimoine, pouvoirs, statut professionnel etc. (…) »[2].

Autrement dit, l’équité n’est plus, ni extérieure, ni auxiliaire ou subordonnée à la loi, elle n’occupe plus une fonction corrective, mais elle devient, par un spectaculaire renversement, la condition, ou plutôt le fondement des règles et lois qui régissent toute société. Une société, selon Rawls, ne peut être égalitaire et juste que si la situation initiale est équitable. Nous sommes proches du contrat social Rousseauiste.

Cela conduit à penser une construction sociale en deux temps :

– Il s’agit d’abord, d’aboutir à un consensus impartial et équitable qui va fonder les principes de justice,

– puis une fois ces principes élaborés, l’équité n’a plus à intervenir comme correctif, puisque chacun est supposé être traité équitablement du fait que sa situation est conforme à l’application des principes initialement dégagés.

Cette construction repose sur la théorie du « voile d’ignorance » qui pose comme principe que les divers groupes sociaux sont placés dans une situation d’origine dans laquelle ils ignorent quelle pourra être leur future situation dans la société. Le consensus s’établira autour d’un minimum de risques quelle que soit la situation future, ce qui suppose que la société mette des garde-fous pour éviter les situations les plus défavorisées. Ces garde-fous sont au nombre de deux : le maintien des libertés fondamentale qu’il appartient à chaque société démocratique de définir et la prise en compte de la contrainte économique par le refus d’une situation de régression économique.

Cela étant, on perçoit bien que cette théorie repose, à l’instar des théories économiques néo-libérales sur le primat d’un « comportement rationnel des opérateurs » qui suivront toujours leurs intérêts, c’est-à-dire une sorte de comportement type. Ces opérateurs, o ces groupes sociaux sont définis a priori, de façon abstraite et prétendument impartiale.

Il y a là quelque chose du « modèle » que la notion d’équité viendrait légitimer. La justice et l’équité entendue comme fondement social, mais également comme idéal à maintenir pour garantir la paix sociale, découleraient ainsi de la conformité à un modèle social reposant sur un pacte initial lui-même inspiré par un comportement anticipé et rationnel des citoyens et des justiciables.

[1] Hélène THOMAS « vers un renversement de la dialectique égalité et équité dans les politiques sociales » in Egalité et équité, antagonisme ou complémentarité, Economica, 1999, p. 99.

[2] Simon WUHL « l’équité » in Nouveau dictionnaire de l’action sociale, sous la dir. de Jean-Yves Barreyre et Brigitte Bouquet, Bayard 2006.