Lecture de Marc Darmon : « Barbarie et castration » et la discussion générale
23 janvier 2024

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DARMON Marc
Le Grand Séminaire
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Après l’exposé de Bernard Vandermersch, « Un peu de barbarie dans la raison pure », la lecture de Marc Darmon : « Barbarie et castration » et la discussion générale.

 

Marc Darmon. Merci Bernard pour ce magnifique exposé, qui m’a laissé sans voix. Nous en avons discuté ensemble. Alors je dois dire que notre thème, cette année, castration ou barbarie, n’est pas facile à discuter, ce n’est pas quelque chose qui se prête à être éclairci. Pourquoi ? Parce que cette phrase : castration ou barbarie, se présente comme un « ou » exclusif comme l’a dit Bernard, mais peut s’entendre aussi comme un « ou » inclusif, c’est-à-dire comment la barbarie pourrait co-exister avec la castration. Et c’est finalement notre expérience, que la castration ne nous protège pas de la barbarie. Pourquoi ?

Si bien que dans ton exposé Bernard, on a du mal à saisir en quoi la castration s’articulerait avec la barbarie. On a l’impression d’avoir tout naturellement admis que la castration nous protègerait de la barbarie alors que finalement c’est quelque chose qui saute aux yeux que ce n’est pas le cas. Alors on est amené à parler, puisque le thème nous est donné, on est amené à parler de la barbarie et de la castration séparément, et puis après il faudrait les faire jouer ensemble.

Je ne sais pas si je fais ma lecture d’un seul coup, ou si tu réponds si tu veux ?

Bernard Vandermersch. C’est vrai que la castration peut entraîner la barbarie, on pense que le prix à payer pour la castration, c’est-à-dire une entame dans le tout, peut être mal supporté, mais continue…

M.D. D’accord. Donc tu es amené à parler dans ton exposé de ce qu’on entend par castration et par barbarie.  Alors la castration, ça m’a beaucoup intéressé la façon dont tu parlais de l’objet petit a comme fusion des pertes, avec les trois dimensions. Alors je ne sais pas si tu t’es appuyé sur le nœud borroméen pour ton développement sur les restes ?

B.V. Oui.

M.D. Parce que effectivement le nœud borroméen est tout à fait éclairant à ce point de vue-là,   puisqu’il y a la jouissance phallique qui est hors corps, tu dis que c’est à voir comme limite dans le champ du narcissisme, il y a la jouissance de l’Autre,  dans la jouissance de l’Autre, c’est difficile de concevoir un reste puisqu’elle est sans fin.

B.V.  Oui, moi je dis que c’est la limite naturelle que le corps fait, puisque c’est la jouissance du corps. C’est d’ailleurs ce que disait Lacan dans Subversion du sujet, la loi fait simplement d’une limite presque naturelle, enfin le signifiant, le langage, fait d’une loi presque naturelle que tout le monde s’arrête sur le chemin de la jouissance

M.D. C’est pour la jouissance phallique, ça.

B.V. Oui, mais c’est vrai aussi pour la jouissance du corps parce que spontanément on n’y va pas trop loin non plus dans cette jouissance-là du corps. Ça me semble une limite naturelle qui n’est pas liée au le langage. Par comparaison avec les animaux qui ont aussi une jouissance hors langage, à mon avis, c’est toujours un peu hasardeux mais enfin eux aussi ne vont pas trop loin dans la jouissance. Manifestement le spectacle des chats qui se dorent au soleil donne le sentiment d’une jouissance, mais ça ne va pas très loin, il y a une limite à cela, c’est du moins comme cela que je l’ai entendu.

M.D. Oui, ce n’est pas exactement ce que je te demandais.

B.V. Non.

M.D. C’est-à-dire que quand on définit la jouissance phallique comme hors corps, c’est une évocation presque directe à ce Phallus, il jouit pour lui-même et semble comme détaché du corps. Quant à la jouissance Autre, sans fin, elle est, dit Lacan, elle est hors langage. Le reste, tu le définis, serait justement ce qui échappe au langage. Je ne sais pas si tu serais d’accord avec cela ?

B.V. C’est-à-dire ? Ce qui échappe au langage dans le fonctionnement du corps ?

M.D. Non, la jouissance Autre – Tu insistes sur le corps parce qu’elle est en corps – mais du coup ce qui reste, c’est ce qui n’est pas…

B.V.  Ce qui est exclu de la jouissance du corps

M.D. ce qui est exclu de la jouissance du corps, c’est-à-dire ça serait une jouissance dans le langage.

B.V. Oui, tu le prends comme ça, oui.

Ça fait un peu difficulté parce qu’entre le langage et le corps il y a quand même un littoral, il y a une limite. Ce n’est pas comme çà que je l’avais entendu, mais j’entends bien ce que tu dis. Moi je l’avais entendu plutôt comme il y a une limite naturelle à la jouissance, au point que j’ai dit que la loi s’applique presque exclusivement à la jouissance phallique, il y faut, là, un agent pour la castration. Parce que pour ce qui est de la chute de la lettre, elle est quasiment automatique, pour ce qui est de la jouissance du corps elle trouve en elle-même sa limite naturelle, et c’était seulement au niveau de la jouissance phallique qu’il y avait la nécessité d’un agent, le père réel dit Lacan.

M.D. Bon alors ce père réel, çà nous pose beaucoup de difficultés pour saisir ce qu’il en est. Alors j’avais été frappé par le commentaire du tableau, pas celui de la sexuation mais celui de La relation d’objet, où il y a le père réel, agent de la castration : la castration, opération symbolique portant sur un objet imaginaire. Et puis donc ce père réel, Melman l’avait traité autrement. Si je me souviens bien, il faisait de ce père réel une nécessité du langage, c’est-à-dire que le langage produirait par structure une place qui comme tu le dis est déjà là, et cette place serait incarnée ou pas, mais elle serait comme une nécessité de la structure du langage. Alors je crois que tu n’es pas tout à fait d’accord avec çà ?

B.V. Si c’était une nécessité du langage, tout le monde en passerait par la castration. Il n’y aurait pas moyen de parler sans en passer par là. Or, manifestement c’est quelque chose qui est inouï dans certaines structures. Qu’il y ait une place, oui, mais encore faut-il qu’il y ait quelqu’un qui l’occupe. Il faut un agent qui intervienne, j’allais dire même encore aujourd’hui. Je ne suis pas sûr que ce soit complètement caduc, cette histoire, ce que Lacan apporte à propos du père réel et la nécessité de  ce jeu qui doit se jouer avec quelqu’un. Avec cette place-là, il faut au moins une figure désirante, quelqu’un qui soit dans le désir, ce n’est pas forcément un monsieur, une dame, tout ce qu’on voudra, mais que l’enfant soit confronté à autre chose. Déjà dans le discours de l’Autre, dans le discours de la mère il y a cette place, ou pas, et puis il y a aussi le cas que fait le père, après, de sa place. La clinique pour moi va dans ce sens-là. Si c’était une nécessité de tout langage, de la langue elle-même, je ne vois pas comment on aurait affaire à des psychotiques.

M.D. Alors, justement chez le psychotique, il y a ce que Lacan a appelé la rencontre d’un père réel, d’un père réel qui déclenche la crise psychotique, puisqu’il est fait appel à un signifiant qui a été forclos. Et il y a une autre façon d’attraper cela, c’est ce que Lacan a amené dans Encore avec ce tableau de la sexuation ; et ça va nous faire retrouver cette question de la barbarie, puisque ce tableau à gauche fait fonctionner la castration de façon universelle. Et cette fonction de castration a une exception, celle du père de la horde disait Lacan, donc c’est une place logique qui soutient cette limite de l’ensemble, un homme étant cette limite pour constituer cet ensemble hommes dont tu parles à la fin de ton exposé, en reprenant l’histoire des trois prisonniers. Donc cet ensemble fini et universel nécessite une place d’exception. Et cette place d’exception elle est incarnée ou pas. Je dois dire qu’on a du mal à y voir la place du père, puisque ce serait plutôt ce que tu décris comme le maître absolu, le maître absolu identique à lui-même. C’est très intéressant ce que tu nous amènes là, le maître absolu identique à lui-même étant une nécessité logique, il faut une exception pour appliquer la règle universelle.

Mais la barbarie alors, çà serait quoi ? Tu sembles dire que la barbarie est une conséquence du langage. C’est essentiellement une façon, comme le dit Victor Klemperer, de faire relever d’une pathologie du langage lui-même, c’est-à-dire qu’il serait sans équivoque, sans métaphore, et effectivement ce sont des choses que Victor Klemperer a soulignées dans son ouvrage sur la langue du troisième Reich, L.T.I. C’est effectivement très important de souligner l’analogie entre cette Langue du Troisième Reich et le numérique.

Est-ce que tu veux réagir à ce que j’ai essayé d’articuler ?

B.V. Oui, c’est très bien ce que tu viens de dire. C’est vrai que j’aurais peut-être pu m’appuyer davantage sur les formules de la sexuation, parce qu’il y a tout le côté Autre.

M.D. Oui.

B.V. Dans le tableau de la sexuation il y a deux étages, et il y a l’objet petit a qui se trouve déborder à droite. L’impureté, la cause, ce qui ne peut se dire, mais qui est cause du dire, est reporté du côté Autre dans les formules de la sexuation. C’est sûr que le vœu d’une totalité de semblables hommes et femmes inclus, donc qui élude la question du sexe, aboutit à annuler quasiment le côté Autre.  Et toute personne qui sera de ce côté-là sera simplement identifié à un pauvre type qui lui ne peut pas trouver sa place du côté gauche, du côté homme. Moi, la phrase qui m’a fait le plus problème dans l’apologue des prisonniers, c’est qu’à la fin « un homme sait ce qui n’est pas un homme ». C’est une phrase qui m’étonne. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire sinon un excès, une violence. Je ne sais pas ce que tu en penses ?

M.D. Oui, çà m’a toujours posé ce problème que tu évoques là, c’est-à-dire « un homme sait ce qui n’est pas un homme », il le sait comment ?

B.V. Oui, il le sait comment ?

M.D. Parce qu’il y a le directeur de la prison qui a dit :  y a les blancs, y a les noirs, il choisit les disques blancs pour coller au dos des prisonniers, il y a que les blancs qui sont des hommes, mais parce que …

B.V. parce que le directeur l’a voulu.

M.D. Parce que Dieu l’a voulu, le directeur de la prison l’a voulu. Et s’il n’y a que les blancs qui sont des hommes, les noirs sont exclus. Finalement je la lis comme ça cette histoire.

B.V. Oui. Mais le moment où Lacan écrit cette histoire n’est pas le temps de la décolonisation, le temps de l’inquiétude de ce type de racisme. Oui on peut le lire comme ça, mais je ne crois pas du tout que c’était dans l’intention de Lacan.

M.D. Non, je ne crois pas. C’étaient les juifs.

B.V. Oui. C’était ça, oui bien sûr.

Valentin Nusinovici (par Zoom) Pourtant quand on vous entend, quand on ne lit pas le texte de Lacan mais qu’on vous entend, « un homme sait ce qui n’est pas un homme » l’identique à soi-même disparait.

B.V. Oui, identique à soi-même ?

V.N. Je veux dire si on écrit « sait » autrement.

B.V. Ah oui, c’est ? Alors en le lisant comme ça, Valentin, tu es curatif !

M.D. Oui.

B.V. Il faut des gens comme ça, qui soulagent.

V.N. Alors je vais dire un mot moins soulageant ! Ecoute, c’était un exposé absolument formidable. Mais, j’ai peut-être loupé, mais la question que je me pose après c’est : est-ce que tu schématises la jouissance de la barbarie ? Tu as schématisé sa langue mais sa jouissance ? Est-ce qu’on peut dire quelque chose, même sans tracer le nœud de la barbarie, ça, c’est excessif. Mais qu’est-ce qu’on peut dire par rapport aux trois jouissances là-dedans ? La jouissance du sens serait totale, elle ne serait amputée de rien. La jouissance phallique, elle n’aurait plus sa place, elle virerait vers une forme de jouissance Autre ?

B.V. C’est une jouissance qui va vers la mort du sujet. C’est une jouissance qui, en méconnaissant la dimension Autre, va… Il y a quelque chose d’une absence de barrage vers la mort. Evidemment je suis un peu obnubilé par l’affaire du Troisième Reich où cette langue a fonctionné, mais c’est quand même jusqu’à la fin la mort pour la mort, c’est quelque chose… Evidemment le totalitarisme soft que j’évoque à la fin c’est un peu autre chose. C’est moins une jouissance, dans le totalitarisme soft, qu’un soulagement de ce qu’il y a à régler pour la subjectivation, pour soutenir son désir. Il y a un effet de soulagement peut-être. Ma réponse est un peu pauvre, je reconnais.  Mais en rejetant l’objet petit a dans le camp Autre,  le totalitarisme c’est une jouissance sans limite, et il y a aussi ce côté – j’ai évoqué la crise d’épilepsie, c’est-à-dire tout le monde marche au pas pendant que le sujet disparait,  un fonctionnement complètement isochrone, la perte de toute hétérogénéité spatiale, isochronie temporelle, et ça c’est un effet du langage, c’est ça le problème ! c’est une peste finalement ce langage, d’une certaine façon il y a les deux aspects.

M.D. Un langage qui se met à fonctionner avec certaines particularités, comme tu le soulignais, il n’y a pas d’équivoque, y a pas de métaphore, et du coup…

B.V. Mais c’est un peu le vœu obsessionnel aussi, d’une langue pure, débarrassée      et ça va un peu vers la mort du sujet, ça peut aussi être une simple disposition névrotique.

M.D. L’obsessionnel, lui, il souffre de l’absence d’équivoque. Ce qu’il entend de l’Autre, c’est qu’il y a plein d’équivoques, c’est ce que Melman a appelé les contre-pensées.

B.V. C’est difficile de dire que ce sont des équivoques. les deux sont univoques, une pensée univoque et une contre-pensée univoque, ce n’est pas de l’équivoque !

M.D. Non, quand il a une pensée, il a immédiatement la contre-pensée.

B.V. Oui, mais l’équivoque ce n’est pas ça. L’équivoque c’est le propos que j’entends qui est équivoque, qui va justement vers la dyade sexuelle…

M.D. Oui, on peut entendre çà, mais…

B.V. Tout mot est mâle et femelle, est homme et femme, renvoie in fine toujours au non-sens du trait purement distinctif, du trait unaire. C’est ça qui est pour moi le fond de la chose.  Alors, est-ce que ce n’est pas plutôt – c’est une bêtise ce que je vais dire – un mécanisme de défense, de faire une succession d’univoques plutôt que de tolérer la division subjective, parce que c’est justement dans l’équivoque que le sujet est divisé.

M.D. Oui, mais…

B.V. Il y a un monsieur qui veut poser une question.

M.D. Bon.

Harbans Nagpal. Bonsoir, je suis Harbans Nagpal et j’ose intervenir après une longue période où j’ai connu il y a très longtemps Bernard parler similairement sur pas tout à fait ce même sujet, mais chose similaire.

Je dis très vite ce que j’ai à dire : je trouve erroné de chercher explication analyse de la barbarie dans les mécanismes que nous révèlent la psychanalyse. Nos concepts opèrent : l’amour de la mère, amour de la langue, père idéal, amour pour la patrie, identification avec la patrie. Toutes ces choses oui ça existe, et ça fait partie de l’enjeu de ce qu’on appelle la société. Est-ce que le micro marche encore ?

Les sociétés existent et dans les sociétés, les êtres humains formés par le système que nous traitons, par l’humanisation, par la langue, l’animal humain, ça, nous sommes les porteurs de la société. Mais la société en grand a ses autres lois, exactement comme la biologie ne détermine pas ce qui se passe chez l’homme parlant, nos concepts de la psychanalyse ne déterminent pas et ne nous expliquent presque rien sur comment marchent les sociétés. Un jour il y a guerre et barbarie, dans certains pays, l’autre jour il y a floraison, poésie. Les mouvements des sociétés, les hauts et les bas, ne sont pas joués par ce que nous parlons et par les concepts que nous employons aujourd’hui, par exemple la castration. La castration existe avant et après la barbarie.  La castration existait en Allemagne avant et après. Pour certains pays et pour certains peuples, je veux bien comprendre qu’il y a des différences. Mais les différences n’expliquent pas les mouvements des sociétés. Ce qui explique ça, c’est des forces  beaucoup plus grandes  qui ont une autre logique. Par exemple ici vous ignorez totalement, comme si ça n’existait pas, des choses qui s’appellent les appareils idéologiques de chaque état. La guerre, la barbarie s’organisent, on peut faire pour des raisons, pour des élites, pour des classes, élites au départ, il y a des hauts et des bas. Il y a des choses comme ça qui déterminent ce qui se passe historiquement :  esclavage, colonialisme, Palestine, nazisme, tout ça c’est des choses qui ont tout à fait leur raison d’être. Bon, je veux bien accepter, une fois, qu’on commence une guerre pour des raisons qui sont non-psychanalytiques ; entrent en jeu par exemple des mécanismes comme la religion, la psychologie de masse pour pouvoir engendrer ou rassembler tout le monde, à une fin que les appareils d’état qui veulent mettre tout le monde dans cet moule ; Mais il ne faut pas dire que c’était l’amour de la langue grecque qui a fait qu’on a attaqué les barbares. Pourquoi on a attaqué les barbares ? Là, c’est tout à fait autre chose. Face aux barbares, on a utilisé l’amour de la langue grecque, et ainsi de suite.

Vous comprenez mes propos, c’est-à-dire il faut garder nos concepts psychanalytiques là où ils s’appliquent, chez vous et moi, avec nos mamans et nos papas, et comment nous devenons des êtres sexués ou entre les deux sexes. C’est déjà difficile à expliquer, et si on utilise nos concepts à peine formés et avec peu de preuves cliniques nous sommes toujours confus, comment un garçon devient un garçon, qu’est-ce que c’est une fille ? Comment on devient un transsexuel ?  Ces choses-là qu’on n’arrive pas à expliquer, alors expliquer la barbarie des nazis ou autres, je trouve ça erroné.

B.V. Bon, merci Nagpal, pour cette vigoureuse admonestation, qui n’est pas très freudienne ni lacanienne mais bon… Après tout, Freud s’est autorisé à penser que le collectif et l’individuel, c’était régi de la même façon. Mais je te suis sur un point : la modestie nécessaire au psychanalyste quand il aborde ce genre de question. Et j’ai commencé mon topo, si tu t’en souviens, par dire que tout le monde a parlé de la barbarie, des sociologues etc., et je ne prétends aucunement, surtout moi qui suis praticien de cabinet, bon…

Il n’empêche, il n’empêche, j’ai démarré avec ceci : nous avons un concept dont nous ne savons d’ailleurs pas très bien ce qu’il signifie : castration, mais il s’est imposé à Freud sous une forme, Lacan l’a repris, sous une autre forme. Aujourd’hui on entend bien que castration signifie quelque part que c’est ce qui est nécessaire pour qu’un sujet devienne désirant et bon, il ne peut pas être dans le coup, il faut bien qu’il y ait un manque qui soit constitué et que ce manque constitué de façon automatique du fait de la langue, puisque l’objet, on en est séparé de par le langage, néanmoins il y faut semble-t-il une intervention. Voilà, c’est ce que j’ai voulu dire. Je n’ai pas d’autre remarque à faire.

Même s’il y a des mécanismes sociologiques, des mécanismes idéologiques qui sont très présents, ces mécanismes idéologiques eux-mêmes ne tirent leur puissance que du fait qu’il y a de l’incomplétude dans le langage, et jamais la langue humaine jamais ne dira le vrai sur le vrai. On est toujours confronté, il y aura toujours de la religion, de l’idéologie, qui peuvent devenir extrêmement puissants. L’économie aujourd’hui, l’économie est quand même une loi de fer, même la philanthropie doit se justifier économiquement. – excusez-moi je parle un peu trop longtemps – Oui, Jean-Paul ?

Jean-Paul Beaumont : Moi je voulais revenir à des choses qui m’ont paru importantes dans ce qu’a dit Bernard, de façon d’ailleurs presque trop dense. On a envie de le lire, de manière à analyser vraiment les propositions que tu fais, Bernard. Mais tu as parlé à un moment du Réel dans le Symbolique.

B.V. Oui, ça c’est Lacan qui dit ça.

J-P.B. Est-ce que ça veut dire le Réel qui échappe au Symbolique, et qui n’apparaîtrait dans le Symbolique que sous la forme de S de grand A barré, par exemple, quelque chose qui échapperait ? Ou est-ce qu’il y a un Réel qui est déterminé par le Symbolique comme il apparaît dans La lettre volée ? C’est ça, il y aurait deux sortes de réels. On peut dire que le Réel est d’une part ce qui échappe au Symbolique, pour quoi nous allons interpréter, la castration, ou le Nom du Père, ou quelque chose comme ça, S de grand A barré, c’est la question, qu’est-ce que ça veut dire vraiment ? est-ce que c’est le Nom du père, est-ce que c’est le Phallus ? on peut se poser la question. Ou est-ce qu’il y a aussi un Réel qui est déterminé par le Symbolique, comme il apparaît dans la « Parenthèse des parenthèses » de La lettre volée, c’est-à-dire qu’il apparait dans un système qui lui ne prête pas du tout à l’équivoque, mais à l’univoque. Ce qu’a dit Marc à la fin, c’est-à-dire que L.T.I. c’est assez semblable à un système symbolique sans équivoque, le système de l’informatique ou des mathématiques. A un certain moment donné, quelque chose qui était langage devient code, ceci veut dire cela.

B.V. Oui, ça devient presque un système de signes.

J-P.B. Ça devient un code et non plus un système signifiant.

B.V. Oui, moi j’avais entendu, presque de façon erronée, pas seulement un réel lié au symbolique, mais dans le symbolique. Quand Lacan dit : le père réel c’est le réel dans le Symbolique déjà là, je pensais que c’était la symbolisation de [la présence de] ce réel dans le symbolique, c’est-à-dire y a du réel dans le Symbolique, encore faut-il qu’il y soit symbolisé pour le sujet, qu’il puisse s’appuyer dessus, qu’il ne glisse pas vers un réel sans…

M.D.  Est-ce que ce n’est pas l’incomplétude ?

B.V. Si c’est seulement l’incomplétude…

M.D. L’incomplétude.

B.V. Si c’est seulement l’incomplétude, je ne vois pas en quoi ça jouerait le rôle d’agent de la castration.

Nazir Hamad. Je me réfère à un passage de Freud que je trouve absolument intéressant ce soir, ou à n’importe quelle occasion quand on parle de la barbarie. Freud nous dit que la culture n’a jamais réussi à évacuer le barbare en nous. Le civilisé, c’est celui qui se promène avec un vernis, un vernis qui est la civilisation. Ce qui veut dire qu’il suffit de gratter un petit peu le vernis pour que le barbare apparait dans toute sa majesté. Le barbare habite en chacun de nous. Je prends un petit exemple, l’esclavagisme par exemple. Pour transporter les esclaves dans les bateaux, il fallait effectivement bénir les bateaux. Le Vatican, le pape, bénissait les bateaux. Alors avec la croix sur les bateaux bénis, les civilisés fonctionnaient effectivement en méprisant un barbare qui était limité à l’intérieur des bateaux, mais ceux qui conduisaient le bateau étaient toujours les civilisés cachés sous leur vernis. Voilà, castrés ou pas, nous transportons toujours notre barbare en nous. Et je pense que c’est la position de Freud que je trouve absolument enseignante là-dessus.

B.V. Je suis assez d’accord avec toi pour dire que, et c’est même ce que j’ai essayé de dire, la castration n’empêche absolument pas la barbarie, et que même elle y invite d’une certaine façon, en faisant rêver d’un tout à condition d’une perte, et cette perte, c’est ce que j’ai essayé de dire, mais c’est peut-être une illusion, cette perte pouvait être mal ressentie, et que le rêve d’un monde total qui serait sans perte, on serait tous dans une homogénéisation. Parce que la perte, c’est moins la perte de quelque chose que la perte de l’homogénéité, parce qu’on ne sait pas quoi faire de l’hétérogène, hétérogène qui est le cœur de mon être et qu’on transporte très vite sur autrui, mais enfin ce n’est pas nouveau ce que je dis là. Peut-être que l’idée de vernis, c’est vrai comme ça il y a un vernis. Mais je ne suis pas sûr que structuralement parlant ça éclaire. Enfin voilà.

Pierre-Christophe Cathelineau : Est-ce que je pourrais dire quelque chose ? C’est Pierre-Christophe.

B.V. Bien sûr, Pierre-Christophe.

P-Ch. C. : Pour aller dans le sens de ce que tu viens de dire Bernard, non seulement la castration n’exclut pas la barbarie mais j’aurais tendance à penser que,  à propos du « ou » inclusif, on pourrait penser à la conjonction et dire : castration et barbarie, parce que ce qui est frappant dans les mathèmes de la sexuation qui ont été pris comme point d’appui tout à l’heure dans la discussion, et notamment le côté gauche, où on voit :  pour tout x phi de x, et un x qui nie phi de x, il y a un rapport structural entre cette castration qui suppose l’universel et cet être d’exception qu’est le maître absolu de la mort et de la vie. Et donc cet être d’exception qui surplombe l’universel, à savoir cet Au-moins-un dans l’Autre, du côté gauche des mathèmes de la sexuation, c’est une invitation à la barbarie. Et on le voit très bien dans un autre exemple qu’on peut donner et qui est assez significatif, les évènements du 7 octobre ont été promus par des gens qui étaient parfaitement castrés, et qui en même temps s’identifiaient à un autre capable de ces exactions sur un mode absolu, celui de l’Au-moins-un. Non seulement je pense comme le dit Nazir que la barbarie est propre à chacun, mais  l’identification à l’Au-moins-un laisse ouverte la possibilité du barbare eu nous. Voilà ce que je voulais dire. C’est pour ça qu’on peut parler de castration et barbarie, et non pas seulement castration ou barbarie.

B.V. Oui.

M.D. Je suis tout à fait d’accord avec ça.

B.V. Ah bon !

M.D. D’autant plus que j’avais donné un titre : « Castration et barbarie ». Alors ça a été corrigé, mais mon titre c’était : castration et barbarie.

B.V. On a corrigé ton titre ?

M.D. On me l’a demandé au téléphone, alors, je veux dire que la personne qui a transcrit ce titre n’a pas pensé faire un impair, elle pensait que je faisais allusion au thème général.

B.V. En somme que tu n’allais pas dire grand-chose ! Oui, castration et barbarie, mais c’est et/ou. Il y a une ouverture possible qui est liée à la structure même du langage, bon, voilà.

P-Ch. C. Liée à l’inscription de l’Au-moins-un. L’Au-moins-un est vecteur de barbarie, comme il est vecteur de castration, mais il est vecteur de barbarie.

Jean-Luc Cacciali : Est-ce qu’alors on pourrait dire que le père de la horde serait une figure du barbare ?

P-Ch. C. Ben oui, d’ailleurs c’est comme ça qu’il est décrit par Freud.

J-L. C.  Et en même temps il vient limiter l’universel de la castration, il vient faire limite à l’universel de la castration.

P-Ch. C. Il suffit de s’identifier à l’Au-moins-un. Regardez les évènements du 7 octobre.

B.V. Oui. Est-ce que c’est en s’identifiant à l’être absolu ? Ou est-ce que c’est l’impossibilité de vivre sans une personnification de l’être absolu ? Parce que le problème de la castration, il est fondé, Lacan dirait il est fondé sur le père mort, le père de la horde primitive ; Le problème c’est qu’on ne veut pas d’un pur symbole, on a besoin de quelqu’un en qui croire. C’était effrayant dans l’histoire du nazisme. Tout le monde y croit. Et puis très vite quand dans un pays on se sent menacé, on croit ; on met quelqu’un à cette place-là, alors qu’en temps ordinaire, bon… Donc voilà. Et puis Pierre-Christophe, pourquoi le père de la horde serait-il méchant, méchant, enfin sadique ?

P-Ch. C. Dans le mythe freudien, il l’est, puisque…

B.V. Non, il s’accapare les nanas, c’est tout. C’est de bonne guerre, si je puis dire !

P-Ch. C. Oui, mais en tout cas ce qu’on observe dans les phénomènes religieux en particulier, on va se déplacer du champ totalitaire politique au champ totalitaire religieux, c’est précisément la mise en place d’un Au-moins-un qui suppose une maîtrise absolue sur le réel. Et cette maîtrise absolue sur le réel est sans limite comme on le voit dans tous les systèmes totalitaires religieux. C’est par identification à cette absence de limite que la barbarie s’exprime.

B.V. Excusez-moi, je pensais qu’il y a le côté gauche mais qu’il y a aussi le côté droit [des formules de la sexuation]. C’est plutôt l’élimination de ce qui échappe à la totalité qui fait le totalitarisme. C’est même évident. Ce n’est pas seulement l’identification à l’être suprême, à l’Au-moins-un, c’est aussi fondé sur la négation de l’altérité.

P-Ch. C. ça va ensemble, il faut prendre les choses en même temps.

B.V. Oui, mais c’est quand même très important.

P-Ch. C. L’exclusion de l’objet petit a procède de l’Au-moins-un.

B.V. Oui, Martine ? Et puis après, je crois qu’on va devoir s’arrêter.

Martine Lerude : Est-ce que toute langue, dans des conditions particulières, historiques voire géographiques, n’a pas le pouvoir de devenir homogène, de perdre sa capacité métaphorique ? Est-ce qu’au fond, ce n’est pas quelque chose (qui arrive) peut-être à certains moments particuliers, c’est-à-dire qu’une langue va se transformer, il n’y aura plus de signifiants mais seulement des signes, et ce sera validé par une communauté suffisamment grande. Dans les totalitarismes il y a toujours effectivement un maître, mais il n’y a pas forcément un maître, mais comment tout d’un coup une foule, une masse, va pouvoir accepter de faire fonctionner la langue autrement, d’une manière qui va durer plus ou moins longtemps puisque ça s’est joué pour la langue allemande avec le nazisme, ça peut être aussi ce totalitarisme soft qui parait aussi dangereux que les transformations dans la L.T.I. Il y a quand même là quelque chose, le propre d’une langue c’est de perdre sa capacité signifiante.

B.V. Oui. Il me semble que de toutes façons elle a peu de capacité signifiante, mais il n’est pas interdit de dire qu’on se serve de la langue pour dire quelque chose. Car c’est l’impossibilité de dire quelque chose [qui fait langue totalitaire], car les trois-quarts du temps on parle pour ne rien dire. La langue n’est pas très signifiante,

M.L. Non, on dit toujours autre chose que ce qu’on croit.

B.V. On dit toujours autre chose, mais on peut dire. Ce qui me frappe moi, c’est par exemple dans les médias, les paroles imposées, les éléments de langage, comment dire ?

M.L. La doxa ?

B.V. La doxa, voilà. Mais ça n’interdit pas que quelqu’un vienne dire quelque chose. C’est quand ça ne devient plus possible, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi c’est comme ça ? Voilà.

Il est tard on va peut-être s’arrêter. En tout cas je vous remercie de votre présence, ça m’a fait chaud au cœur ! Bonsoir.