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Premier niveau d’écriture de la métaphore : il s’agit de la substitution du signifiant à un autre signifiant. Étant donné un ensemble de signifiants agencés en une chaîne, on remplace un signifiant par un autre signifiant qui ne fait pas partie de la chaîne. « Booz n’était pas avare ni haineux », je remplace « Booz » par « sa gerbe » et j’obtiens : « Sa gerbe n’était pas avare ni haineuse » ; je peux remplacer un autre élément de l’ensemble de départ par un « signifiant métaphorique » et dire par exemple : « Booz ne sifflait ni avare ni haineux », etc. Autre exemple « ma mère me proposa une biscotte » peut devenir « ma mère me proposa une madeleine ». Autre exemple : « je te demande de me refuser mon caviar » peut devenir « je te demande de me refuser mon saumon fumé ».
Le deuxième niveau est celui de la signification produite par la métaphore. Les exemples donnés impliquent d’emblée un deuxième niveau de lecture, la métaphore n’est plus lue simplement en fonction de la substitution, mais en fonction de l’effet produit, « effet de signification qui est de poésie ou de création, autrement dit d’avènement de la signification en question »[2].
Au troisième niveau, la signification produite par la métaphore prolifère, la métaphore est féconde et conduit à une signification plus puissante. Toute métaphore correspond à la structure oedipienne : le premier signifiant tient la place du désir de la mère pour son enfant (le petit nom de Booz, la panade de caviar, la biscotte maternelle, etc.) est remplacé par le signifiant métaphorique qui tient la place du Nom-du-Père (sa gerbe, la madeleine, le saumon fumé)[3]. La signification phallique est définie par ce troisième niveau de lecture comme l’analyse structurelle de la production métaphorique de toute signification. La signification phallique peut se substituer à toute signification métaphorique. À ce niveau, toute métaphore est métaphore du Nom-du-Père (caractéristique du signifiant métaphorique) ou est métaphore phallique (caractéristique de la signification produite). Pour toute métaphore, métaphore phallique. Pour tout x, phi de x.
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Ces trois niveaux de lecture permettent de comprendre combien la métaphore se joue à la place de la condensation. La métaphore serait le mécanisme élémentaire qui permettrait de compacter ou de condenser les significations jusqu’à la signification phallique.
Mais la métaphore n’est pas la condensation (Verdichtung)[4]. Dans la condensation, « une représentation unique représente à elle seule plusieurs chaînes associatives à l’intersection desquelles elle se trouve »[5]. La condensation s’occupe d’une multitude de représentations et de leurs intersections où l’énergie peut s’accumuler. C’est une structure d’accumulation. On commence par compacter le premier élément de l’ensemble de départ (le signifiant de la chaîne de départ) avec un autre élément (le signifiant métaphorique), ces éléments sont considérés comme équivalents ; la vérité de l’un est la vérité de l’autre. Et cette équivalence qui fait le régime de la vérité est encore de mise pour le désir de la mère et le Nom-du-Père qui ensemble donnent la vérité du grand Autre en personne. On peut poursuivre la condensation et accumuler ainsi les vérités dans une bibliothèque de Babel. Plus il y en a, plus on peut condenser les significations ainsi produites.
Contrairement à la condensation qui joue sur une multitude de représentations, la métaphore joue sur deux signifiants et deux seulement. C’est une structure purement locale et, au milieu de l’énorme condensation[6], la métaphore met en évidence une petite fenêtre de vide, de silence, de non-sens. « La métaphore se place au point précis où le sens se produit dans le non-sens »[7]. Ce trou peut être suffisant pour renverser la perspective.
L’accumulation de significations dans la condensation valait comme un bouche-trou et la signification du phallus en était le point d’orgue. La signification phallique et avec elle toute signification ne valent que comme suppléance qui vient combler un espace pur, un vide, un silence, une absence, l’absence de rapport sexuel.
Les trois premiers niveaux d’écriture partaient de substitution et de sens. Ce sens ne vient que remplir un non-sens fondamental. Il ne vaut que comme suppléance, supplément, autrement dit remplissage d’un trou. La topologie a pour fonction d’interroger cet espace vide et le silence.
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Les trois derniers niveaux peuvent s’appeler successivement : un trou, un faux trou, une droite infinie.
Quatrième niveau d’écriture : la production de non-sens. « La métaphore se place au point précis où le sens se produit dans le non-sens » peut se renverser « la métaphore se place au point précis où le non-sens se produit dans le sens ». Ce non-sens est un appel de sens, c’est la production de ce non-sens qu’il s’agit d’entendre. Le symbolique du sens et le réel du non-sens se jouent au même lieu. La métaphore au troisième niveau se définissait par la signification phallique ; c’est cette même signification phallique qu’il s’agit de balayer, de déblayer, d’évacuer. Le phallus devient maintenant le « signifiant d’un manque dans l’Autre, inhérent à la fonction » même de l’Autre comme lieu du signifiant[8]. Cela veut dire que la métaphore produit un trou dans la signification. Cet évidement de signification est évidemment visible dans le mot comme meurtre de la chose et dans le signifiant comme meurtre du signifié : il ne reste que la coquille de l’imprimeur. C’est un vrai trou. Mais la vérité de ce trou consiste dans la double opération d’évidement du plein et du remplissage du vide. Un signifiant continue à produire du signifié. Le même rond figure tout à la fois le disque plein et le rond vide. C’est un vrai trou, dont la vérité est constituée par l’adéquation parfaite du signifiant cernant avec le signifié cerné. Le vrai trou constitué par le fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel est construit par la suppression de la suppléance du phallus. Dans leur adéquation mutuelle, les deux peuvent s’écrire « phalliques ». Le vrai trou est fabriqué en vidant la pomme, la pomme d’Adam, de son contenu, c’est la topologie du vide-pomme. On pense à l’évidement du cross-cap en forme de pomme[9].
Le cinquième niveau consiste à examiner la constitution d’un rond indépendamment d’un contenu potentiel. Le cercle était pensé en fonction du disque qui le remplit. Mais qu’est-ce qu’un cercle en tant qu’il n’est pas la vérité du disque ? Un cercle qui n’est pas vrai, un faux cercle. Je représente le trou en tant que faux trou en pliant un cercle pour en faire apparaître deux oreilles où passe un deuxième cercle. Si je ne fais rien, les deux cercles se disjoignent et le faux trou se défait, c’est en cela qu’il est faux. La métaphore constitue un faux trou avec deux signifiants. Sans un certain faire, elle se défait immédiatement. La métaphore suppose donc non seulement la conjonction de deux signifiants, mais encore un faire qui empêche sa défaite[10].
Mais qu’est-ce qu’il faut faire ? Quel est l’impératif propre à la métaphore ? L’éthique de la métaphore c’est de la faire tenir. Là où c’était le faux trou, je dois y mettre un quelque chose pour le faire tenir. Wo Es war, soll Ich werden. Je me précipite et je m’imagine comme un corps et je donne corps à la métaphore pour qu’elle tienne. Je retombe par là au troisième niveau de lecture : pour faire tenir la métaphore, on peut glisser en son faux trou le doigt ou n’importe quoi, mais c’est toujours phallique. Même si la signification phallique est l’index qui dévoile le manque du grand Autre, c’est encore et toujours le phallus qui fait tenir l’affaire.
Le sixième niveau de lecture de la métaphore remet en question le faire qui fait tenir la métaphore. Ce n’est pas un morceau de chair, ce n’est pas un corps, ce n’est pas un imaginaire, c’est juste ce qu’il faut. Une droite infinie suffira. Ici, la signification du phallus est complètement chamboulée[11].
La droite infinie (D.I.) doit être introduite comme le minimum nécessaire pour faire tenir le faux trou. C’est un cercle d’un type très particulier qui n’enserre aucune matière objective, aucun disque. Nous ne pouvons plus penser cerner le trou, c’est le trou qui nous enserre[12]. Il n’est plus question de suppléance possible. Une clinique borroméenne qui penserait pouvoir cerner réellement la disposition topologique des ronds est une pure absurdité, puisque le Réel est fondamentalement une droite infinie où c’est le trou qui nous enserre[13].
C’est à partir de l’introduction de la droite infinie, dans la deuxième leçon de RSI (17 décembre 1974)[14], que Lacan fait trois remarques introduisant le séminaire RSI.
La première concerne le premier niveau de lecture de la métaphore, mais déjà plus. La deuxième remarque concerne le deuxième niveau, mais déjà plus. La troisième concerne le troisième niveau, mais déjà plus.
Première remarque : quelle est l’erre de la métaphore ? Quel est le maximum d’écart de sens admis entre le premier signifiant et le deuxième signifiant ? « Quel est le maximum permis de la substitution d’un signifiant à un autre ? »[15] La question du minimum ne se pose pas ; un signifiant toujours différent de lui-même est toujours déjà sa propre métaphore. Le maximum d’écart est limité par le fait que les deux signifiants doivent pouvoir faire faux trou et par le fait qu’il faut faire tenir le faux trou. Aussitôt, Lacan s’excuse d’avoir été un peu vite et il ajoute : « mais il est certain que nous ne pouvons pas traîner »[16]. Nous ne pouvons pas traîner parce que le faux noeud va se défaire si nous n’y fourrons pas quelque chose au plus vite.
Deuxième remarque : « il faut que vous vous fondiez sur un peu de bêtise. Le mieux est encore d’en user bêtement, ce qui veut dire d’en être dupe ». Autrement dit, la bêtise tient lieu de ce qu’il s’agit de fourrer dans le faux trou. Naturellement, en nourrissant cette bêtise, on est vite parti dans l’imagination de ce qui l’accompagne, on s’engouffre dans le phallus et autres conneries qui donnent corps à la droite infinie. Ainsi on applique le noeud à telle ou telle situation clinique « voilà comment il peut servir », « voilà pourquoi votre fille est muette ». Lacan conseille explicitement de répudier ces hypothèses illustratives et « d’être assez bête pour ne pas se poser de questions concernant l’usage de mon noeud »[17]. Autrement dit, il s’agit de fourrer quelque chose dans le faux trou sans autre but que de faire tenir la métaphore pour elle-même.
Troisième remarque. Faire tenir la métaphore c’est quand même lui donner une consistance imaginaire. Mais au regard de cette consistance imaginaire, « la jouissance ne peut faire qu’ek-sister »[18]. Elle ne peut pas faire autre chose qu’ek-sister. Avec nos deux ronds de départ ou les deux signifiants de la métaphore, il fallait faire apparaître un sens imaginaire. Le sens imaginaire ne vaut que comme voile faseyant autour du mât de la droite infinie. Mais toute l’affaire de la métaphore n’est qu’« ek-sistence » à ce sens, c’est le vent lui-même[19].
La métaphore introduit ainsi directement la question clinique du borroméen[20]. « La chaîne borroméenne n’aurait pas lieu s’il n’y avait pas (…) le faux trou »[21]. Et lorsqu’il s’agit de vouloir donner un trognon, un petit bout de réel dans la séance du 16 mars 1976, Lacan ne peut faire mieux que de multiplier les métaphores et il le signale « voilà une métaphore », « encore une métaphore ». Ce n’est rien d’autre que l’écriture et l’écriture du borroméen.
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L’écriture de la métaphore nous donne le fil pour soutenir la pensée clinique. Comment faire dans un cas clinique particulier ?
[1]« Une écriture est un faire qui donne support à la pensée », Lacan, Le Sinthome, leçon du 11 mai 1976, p.187.
[2]Lacan, L’instance de la lettre dans l’inconscient, Écrits p. 515.
[3]C’est le schéma du traitement possible de la psychose, Écrits, p.557.
[4]La métaphore « prend son champ » par rapport à la « structure de surimposition des signifiants » propre à la condensation (L’instance de la lettre dans l’inconscient, in Écrits, p.511).
[5]Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p.89.
[6]On se réfèrera à « l’énormité de la condensation » évoquée dans L’Étourdit, AE, p.479-480.
[7]L’instance de la lettre dans l’inconscient, in Écrits, p.508. « L’amour est un caillou riant dans le soleil ».
[8]Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir…, Écrits, p.818.
[9]Dans le cross-cap, la coupure moebienne est remplie par la rondelle sphérique (cf. la petite topologie de L’Étourdit).
[10]Cette structure était déjà évoquée dans un discours qui ne serait pas du semblant par l’intermédiaire du caractère chinois wei ; wei est « à la fois agir et la conjonction de la métaphore »(p.47).
[11]Au moment de vérifier le faux trou par la droite infinie qui le traverse, Lacan revient à La signification du phallus : « j’y ai eu la bonne surprise de trouver dès les premières lignes l’évocation du nœud, ceci à une date où j’étais bien loin de m’être intéressé à ce qu’on appelle le nœud borroméen ; les premières lignes de la Signification du Phallus indiquent le nœud comme étant ce qui est du ressort… en l’occasion, c’est ce phallus qui a ce rôle de vérifier, du faux trou, qu’il est réel » (Le Sinthome, p.154).
[12]« La topologie nous indique que, dans un cercle, il y a un trou au milieu, et même qu’on se met à rêver sur ce qui en fait le centre, ce qui se prolonge dans toutes sortes d’effets de vocabulaire : le centre nerveux, par exemple, dont personne ne sait exactement ce que ça veut dire. La droite infinie a pour vertu d’avoir le trou tout autour. C’est le support le plus simple du trou » (Le Sinthome, p.189).
[13]Le noeud borroméen ne peut même pas servir de base pour nous permettre de différencier des choses aussi élémentaires que la différence entre la gauche et la droite(RSI, p.30).
[14]RSI, p.29.
[15]RSI, p.32.
[16]RSI, p.32.
[17]RSI, p.33.
[18]RSI, p.34.
[19]C’est ce que Lacan propose de mettre à l’épreuve dans le séminaire RSI : « Que cette jouissance comme telle soit liée à la production de l’ek-sistence, c’est ce quelque chose que je vous propose cette année de mettre à l’épreuve » (RSI, p.36).
[20]Le lecteur de L’Étourdit objectera : la référence topologique du discours psychanalytique n’est en rien métaphorique(L’Étourdit, Autres Écrits, p. 471). Il s’agit de comprendre que la topologie n’est pas le signifiant métaphorique du discours psychanalytique parce qu’elle est la métaphore elle-même. C’est la métaphore qui s’explique par la topologie et non la topologie qui trouverait sa place comme une métaphore parmi d’autres.
[21]Le Sinthome, 9 mars 1976, p.153.