Leçon XII du 6 mars 1968
01 avril 2025

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Pierre-Christophe Cathelineau
Préparation au séminaire d'été

Préparation au séminaire d’été 2024-2025 – Étude du séminaire, L’Acte psychanalytique

Mardi 1er Avril 2025

Présidente-Discutante : Flavia Goïan

Pierre-Christophe Cathelineau :  Leçon XII du 6 mars 1968

 

De quoi s’agit-il dans cette leçon ? La leçon qui va venir, un parcours logique propre à nous faire entendre les différents sens de la négation et elle débute par les propositions :

Je ne connais pas      tout

de la poésie

J’ignore                       tout

 

I dont know                everything

                                                          about  poetry

I dont know                anything

 

Que fait Lacan ? Il nous demande de saisir la différence entre ces propositions. Ce n’est pas la même chose de dire « je ne connais pas tout de la poésie » et « j’ignore tout de la poésie ». Il y a dans la deuxième proposition quelque chose de plus universel et totalisant que dans la première proposition.

 

Que cherche-t-il à éclairer ?

 

Ce qu’il cherche à éclairer, c’est la différence entre une proposition universelle et une proposition particulière.

 

Le mystère, c’est que les deux phrases ont une allure presque similaire, mais qu’elles ne déterminent pas le même sens. La première proposition se réfère en effet à un particulier :

Il y en a là-dedans que je ne connais pas

Tandis que la seconde se réfère à un universel négatif :

De tout ce qui est le champ du champ de la poésie, je n’en connais rien.

Est-ce que Damourette et Pichon peuvent nous aider à en entendre quelque chose ?

 

Pichon a distingué la négation discordantielle de la négation forclusive. Est discordantielle une négation qui indique une opposition ou une contradiction par rapport à un élément énoncé. Dans la phrase « je ne viens pas » l’élément nié est le fait que la personne vienne : opposition. Est forclusive une négation qui exclut complètement la possibilité d’une action ou d’un état. Dans la phrase « il n’y a personne » la négation ne exclut complètement l’existence de la personne et cela va au-delà de la simple opposition. Lacan dit que ces distinctions n’ont ici pas véritablement leur importance pour la question qui le préoccupe. Donc il passe à autre chose.

 

Quel est l’enjeu véritable de ce qu’il cherche ?

 

L’enjeu est au niveau de ce qui va avoir un destin extrêmement important dans la pensée de Lacan à propos du féminin dans Encore, au niveau du pas tout ; il y a une distance entre « j’connais pas tout » et « j’ignore tout ». C’est ce que Lacan essaie de nous faire entendre. C’est surtout sensible dans la langue anglaise.

 

Si anything est équivalent à something et veut dire « quelque chose », anything se nuance d’un sens négatif dans le tout de la seconde phrase. C’est par un blocage fait au niveau de la seconde phrase : I dont know anything about poetry, que se réalise l’universelle négative, c’est par un détachement ambigu du know, que se produit cette universelle qui signifie alors : « je n’entrave rien à la poésie ». Dans l’autre phrase c’est le sens particulier qui se réalise : « je ne connais pas tout de la poésie ».

 

Comment faire pour nous faire entendre cela ?

 

Un détour par Aristote est nécessaire pour en saisir l’enjeu et plus précisément par Aristote revu à travers le diagramme de Peirce qui réinterprète Aristote et fait subir à sa logique une torsion qui nous fera mieux entendre les enjeux de la négation en logique.

 

Repartons des principes de la logique tel qu’Aristote les énonce au début de son De l’Interprétation. Au niveau d’Aristote il y a la proposition universelle affirmative : Tout homme est un animal d’où j’extrais par subalternation la particulière affirmative : quelque homme est un animal. Lacan soulève ici la question de savoir si deux ensembles – sous-entendu Homme et animal – peuvent avoir un élément commun et il esquisse une réponse. C’est comme si l’élément lui-même ne pouvait être que quelque chose à propos de quoi vous pouvez spéculer exactement comme si c’était un ensemble. Avec Homme et animal nous avons affaire à deux ensembles en théorie mathématique contemporaine.

 

Pour faire entendre la nuance réelle entre l’universelle affirmative et la particulière affirmative Lacan donne l’exemple suivant qui résonne aujourd’hui dans notre actualité menaçante. La patrie, tout français doit mourir pour elle et quelque français doit mourir pour elle, ce n’est en effet pas du tout la même chose de faire une déclaration de principe et d’aller se faire trouer la peau au champ d’honneur.

 

Que fait alors Lacan ?

 

Lacan après une digression sur un logicien chevronné susceptible dans son auditoire de lui faire objection, passe au diagramme de Peirce. Ici C’est de tout autre chose qu’il s’agit, c’est de la reformulation de l’universel affirmative à travers le diagramme de Peirce.

 

Tout homme est sage, ça peut se traduire par Pas d’homme qui ne soit sage.

 

Ou encore

 

« Tous les traits sont verticaux » peut se traduire par la proposition universelle « Il n’existe pas de traits qui ne soient pas verticaux ».

 

Si vous voulez interpréter le diagramme de Peirce de façon correcte il faut

– qu’en A et en E vous disiez la proposition universelle affirmative et négative en même temps : pas de trait qui ne soit verticaux, pas d’hommes qui ne soient sages, où vous remarquez qu’en E, même s’il n’y a aucun trait, aucun homme n’est sage, aucun trait n’est vertical, la proposition universelle négative est parfaitement valide

– qu’en I vous disiez la proposition particulière affirmative : Il existe des traits qui sont verticaux, quelques traits sont verticaux, Il existe des hommes qui sont sages, quelques hommes sont sages, parmi d’autres qui ne le sont pas, les traits obliques, les hommes tordus.

– qu’en 0 vous disiez la proposition particulière négative : quelques traits ne sont pas verticaux, quelques hommes ne sont pas sages.

 

La première quantification « Pas d’homme qui ne soit sage » est équivalente à « il est homme qui soit sage ». Homme reste suspendu en l’air. Le ne a disparu. Vous pouvez le faire s’équivaloir à « il est homme tel qu’il soit sage ». Mais vous pouvez aussi le mettre au niveau de l’universelle : il n’est homme tel qu’il ne soit sage. Il a fallu effacer deux négations pour faire l’équivalent de notre subalternation. Lacan dit que c’est intéressant. « Parce que d’abord nous pouvons voir qu’un certain usage de la double négation n’est pas du tout fait pour se résoudre en une affirmation, mais justement à permettre, selon le sens où elle est employée, soit on l’ajoute, soit on la retire, d’assurer le passage de l’universel au particulier. Ce que vous voyez dans ce premier schéma, marqué par la flèche qui va de A à I

 

A « Pas d’homme qui ne soit sage. Pas de traits qui ne soit vertical »

I « Il est homme tel qu’il soit sage.  Il est trait tel qu’il soit vertical »

  Si je prolonge le raisonnement, et que j’enlève la première négation, je passe de A à O

A « Pas d’homme qui ne soit sage. Pas de trait qui ne soit vertical »

O « Il est homme tel qu’il ne soit sage ; quelque homme n’est pas sage ; il est trait tel qu’il ne soit vertical : quelque trait n’est pas vertical. » C’est ce qu’on appelle la subalternation opposée, c’est-à-dire la contradictoire.

 

Et là que dit Lacan ?

 

Lacan déclare au passage que les psychanalystes se croient en vacances de réflexion sur la contradiction à partir du moment où ils ont « compris » entre guillemets que l’inconscient selon Freud ignore la contradiction. Ce n’est pas parce que l’inconscient ne connaîtrait pas la contradiction, que les psychanalystes n’ont pas à la connaître, ne serait-ce que pour savoir pourquoi. Il y a par exemple une différence entre la contradiction du principe de non-contradiction qui pose que A ne saurait être non-A du même point de vue et à la même place et le caractère contradictoire de la particulière négative O, « il est homme qui ne soit sage », « il est trait qui ne soit vertical » qui signifie, et on va retrouver ça dans les mathèmes de la sexuation, en haut et à gauche, l’exception. Il existe un x qui nie Phi de x.

 

L’exception ne confirme pas la règle ; ça la réduit simplement à la valeur de règle sans valeur nécessaire : c’est la définition de la règle.

 

Et là, ô surprise une incise logique sur la différence des sexes qui annonce Encore : que signifie L’Homme est non-femme. Ce n’est pas tout à fait pareil de dire « Pas d’homme qui n’exclue la position féminine » Universel affirmative et sa contradictoire : « Il est homme tel qu’il n’exclue pas la femme. » On n’est pas obligé, dit ironiquement Lacan, de se contenter de l’horizon du préverbal dans la clinique pour penser ces choses-là d’un point de vue logique quand on est psychanalyste. Continuons cette traversée logique, dit Lacan.

 

Sur quelles autres considérations logiques enchaîne Lacan ?

 

Si nous continuons à dire « il est homme tel qu’il ne soit pas sage » en s’appuyant sur la ressource de la particulière négative.

 

« Venons-en au passage et revenons en diagonale à A, l’universelle affirmative d’Aristote étant la locution quantificatrice : « Pas d’homme tel qu’il ne soit pas sage ». C’est que ça fait un drôle de sens, tout d’un coup, c’est l’universelle négative en E, ils sont tous pas sages. » J’ai ajouté un pas à « tel qu’il ne soit sage » et ils sont tous pas sages.

 

Qu’est-ce qui a bien pu se produire ? Ce pas ajouté, qui était parfaitement tolérable au niveau de la particulière négative (« il est homme tel qu’il n’est pas sage »), ce pas vire au noir : c’est l’universelle négative, « ils sont tous pas sages. »

 

Que dire de ces deux ne opératoires dans la logique ?

 

 Il y a bien de l’ontologie dans la logique aristotélicienne au niveau de l’hupokeiménon qu’est le sujet de la proposition – mais ce que fait surgir ne, c’est le sujet qui nous intéresse en tant que sujet divisé : à savoir la pure et simple division comme telle du sujet en tant qu’il parle, du sujet de l’énonciation en tant que distinct du sujet de l’énoncé. « Il n’est rien qui ne soit…sage ou pas sage, la chose importe peu. C’est ce qui marque la dimension de ce glissement, de ce qui se passe entre ces deux ne, ce qui est précisément là où va se jouer la distance qui subsiste entre le sujet de l’énonciation et celui de l’énoncé. »

 

La clé de la leçon est là : dans la formulation de Peirce, « je vous ai fait remarquer ce qui constituait dans cette exemplification que je vous ai montrée de ces petits traits répartis, bien choisis, en quatre cases que le véritable sujet de toute universelle, c’est essentiellement le sujet en tant qu’il est essentiellement et fondamentalement ce pas de sujet, qui déjà s’articule dans notre façon de l’introduire : « Pas d’homme qui ne soit sage. » » C’est le sujet divisé qui est le point d’appui de l’acte psychanalytique. S’il y a une seule chose à retenir de cette leçon de logique, c’est ça.

 

Que faut-il donc faire ?

 

Il faut se tenir sur ce tranchant. Cette négation répétée est négation créatrice : « c’est d’elle, dit Lacan, que s’instaure la seule chose vraiment digne d’être articulée dans le savoir, c’est-à-savoir l’universelle affirmative, ce qui vaut toujours et en tout cas. Cela seul nous intéresse. » Ce sujet divisé s’articule ici à un pour tout x qui est, Lacan ne le dit pas encore, celui de la castration. C’est ce à quoi aboutit la démonstration aujourd’hui. « Cette vérité universelle, V, est pour tout x que x fonctionne dans la fonction F(x), à savoir par exemple dans l’occasion, la fonction d’être sage et que l’homme sera un x qui sera toujours à sa place dans cette fonction. Puis il y a l’existentiel nié symbolisé par un E majuscule inversé avec un moins devant. Dans la logique formelle on peut traduire pour tout x F(x) par Non il existe un x qui nie F(x) ; ces Non sont marqués par des moins ; moins il existe un x moins F(x) ; à traduire par il n’existe pas d’x qui nie F(x).

 

À quelles propositions cela renvoie-t-il ?

 

« Tout homme est sage. » « Pas d’homme qui ne soit sage. » Vous l’avez entendu ; ça paraît la même chose. Mais il y a une spécificité au niveau des deux négations, comme en logique formelle

En logique formelle, nous dit Lacan, ces deux moins n’ont pas la même valeur. Il y a là une fissure au niveau du moins F(x) qui indique la distance entre le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation, comme dans le ne explétif de la leçon précédente, et qui marque la division du sujet.

 

C’est là que Lacan éclaire ce qu’il dit en reprenant la proposition « homme est sage » qu’il formalise en deux temps en s’appuyant sur les logiciens :

H surmonté de la barre de la négation avec le signe de la disjonction entre H barré et s,  pas homme ou sage, qui est aussi une racine carré inversée sur H.

et on ajoute un P majuscule au début de la formule qui signifie pan, tout en grec, nous avons tout homme est sage.

 

Ceci est destiné à nous montrer qu’au regard de ce qui constitue ici la formule de l’implication, non p disjonction q, si nous avons ici en somme, au niveau de l’universel, que homme implique sage, que non sage implique pas homme, c’est-à-dire qu’il peut y avoir quelque chose d’autre que l’homme qui soit sage.

 

Dans la formule non h disjonction s, ceci est élidé dans la façon de présenter tout crue la formule de la disjonction, entre un sujet négativé et un prédicat qui ne l’est pas. H négativé et s qui ne l’est pas. Là se situerait pour Lacan la distance entre le sujet de l’énonciation et celui de l’énoncé, la division du sujet.

 

À quoi finalement tout ceci tient-il ?

 

Tout tient au langage et au discours pour Aristote, la première nécessité ou anankê est nécessité de discours déclaratif, comme il le dit dans le De l’interprétation. La logique formelle d’Aristote est le premier pas pour savoir ce qui proprement et comme distingué comme tel, au niveau de l’énoncé pouvait se formuler comme donnant de cette source sa nécessité à l’énonciation. Le primat chez Aristote du discours déclaratif suppose un dire, c’est-à-dire l’énonciation d’un sujet dans la logique. Ne dit-il pas dans le De l’interprétation ? « La première espèce de discours déclaratif, c’est l’affirmation ; la suivante, c’est la négation. » L’épistémê qui est science chez Platon et Aristote suppose un dire qui est une énonciation dont se supporte les énoncés. Elle s’oppose à l’opinion qui est la doxa. La science, c’est un énoncé strictement fiable à partir d’un discours déclaratif.

 

 « C’est en deçà de cette tentative de capture de l’énonciation par les réseaux de l’énoncé que nous, analystes, nous nous trouvons », nous dit Lacan, avec le progrès des lois de l’énoncé, devenus avec le discours de la science de plus en plus exigeantes. Grâce aux logiciens, nous sommes à même de repérer la fissure, la distance de l’énoncé à l’énonciation.

 

Qu’est-ce que cela signifie ?

 

C’est qu’il y faut le discours déclaratif lorsque j’énonce : l’inconscient est structuré par un langage ; l’essentiel, c’est ce que le discours ordonne et l’acte est effet à ce titre de discours, celui de Freud, celui du psychanalyste, c’est en écho au séminaire l’Envers prononcé peu de temps après l’Acte qu’il faut entendre ce dire. Tout fait sens certes Les idées vertes sans couleurs dorment furieusement. C’est le type d’énoncé qui grammaticalement correct peuvent n’avoir pas de sens selon le linguiste Chomsky. Lacan montre au contraire comment cela n’empêche pas un tel énoncé, lorsqu’on l’interroge de faire sens et de comporter la possibilité de l’effet de sens en vertu du discours dans lequel il s’inscrit. La référence, en l’occurrence, c’est le langage, et c’est lui qui produit l’effet de sens.

 

Que dire alors de la science ?

 

De son côté, notre science nous fait sentir les impasses proprement langagières où la met ce progrès de l’instrument mathématique lui-même en tant qu’à la fois il accueille et il est accueilli par chaque champ nouveau de ces découvertes factuelles. Ce progrès est un ressort tout à fait essentiel à la science moderne.

 

Que s’en suit-il ? Si le point de départ de la science moderne se situe avec l’émergence du cogito, du sujet de l’inconscient, qui décomplète le savoir, alors il est légitime d’y prendre appui pour penser la logique du fantasme et dans la même lignée, celle de l’acte, l’essentiel étant de ne pas boucher le champ de la psychanalyse, mais d’être « dans le discours analytique, à savoir au sens propre et aristotélicien, son hupokeiménon, son support subjectif, en tant que lui-même en assume la division. » Bref, c’est moins d’une ousia, d’un être substantiel qu’il faut s’autoriser, en tant que psychanalyste, mais de la division du sujet, voire de son aphanisis, pour penser l’acte analytique.  C’est très précisément ce que Lacan amène dans le tétraèdre avec le « je ne suis pas ».