Le troisième de ces métiers « impossibles »
Quelques mots à propos de l’analyse personnelle.
Vers la fin de son texte « Analyse avec fin, analyse sans fin » Freud nous introduit à cette distinction entre l’analyse personnelle et l’analyse thérapeutique pratiquée sur le malade. L’analyse personnelle est celle par laquelle commence pour le candidat-analyste sa préparation à sa future activité. C’est dans l’analyse personnelle que le « pauvre malheureux », « der Ärmste » dans le texte allemand, doit acquérir l’aptitude idéale dont il aura besoin dans son futur métier.
Il importe de lire que c’est l’analyste futur qui aura besoin de cette aptitude, afin de pouvoir soutenir son travail d’analyste. Travail dont Freud précise la teneur transférentielle : « il ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la réalité, et qu’elle exclut tout faux-semblant et tout leurre». Cette aptitude faite de rectitude psychique et d’un haut degré de normalité « ein höheres Mab von seeliger Nörmalität und Korrektheit » sera accompagné d’une « gewisse Übergelegenheit », traduit en français par « certaine supériorité », et ce afin de pouvoir agir comme modèle « Vorbild » ou comme maître « Lehrer » sur le patient, disons l’analysé. Il peut être surprenant de lire ces lignes telles quelles aujourd’hui et je traduirai volontiers la « certaine supériorité » par une dissymétrie soutenue, condition nécessaire à toute relation transférentielle. Nous ne sommes pas sans savoir combien l’enseignement et pas seulement celui des analystes, pêche par cette récusation de la dissymétrie, les profs copains des élèves, mettant à mal l’apprenti et l’apprentissage.
Freud n’hésite pas à parler du futur analyste en termes d’apprenti, bien qu’en allemand le mot soit « Lehrling » ce qui renvoit directement au maître précité « Lehrer ». La traduction française, en suivant la sémantique du maitre introduit à une autre dialectique que celle du Lehrer (litt. celui par qui on apprend), que l’on pourrait traduire par enseignant (qui enseigne), voire instituteur (qui institue).
L’analyse personnelle qui concerne la première formation de l’analyste, sera pour Freud « nécessairement brève et incomplète », « kurz und unvollständig ». Elle a pour but de permettre au maître, au Lehrer, de juger si le candidat peut être admis à poursuivre sa formation. Et Freud indique très concrètement ce qu’implique cette cure et donc la tâche qui incombe au « Lehrer ». Plus précisément il énumère trois conditions primordiales requises pour la suite de la formation : la cure doit apporter à l’apprenti la ferme conviction de l’existence de l’inconscient, doit lui permettre de prendre acte des perceptions de soi jusqu’alors inconsidérées, et devrait lui indiquer durant ce premier temps de travail la technique par laquelle l’analyse a fait ses preuves. Freud termine ce passage en précisant que puisque nécessairement incomplète, le travail d’analyse pourra et devrait se poursuivre d’autant plus que l’analyste ne pourra pas omettre de s’affronter aux « dangers de l’analyse », ces résistances liées au dispositif de la cure même et au travail incessant avec le refoulé et les revendications pulsionnelles. Se constituer régulièrement objet de l’analyse, « sich wieder zum Objekt der Analyse machen », objet non de l’analyste mais de l’analyse, telle est la proposition, quasi-testamentaire, de Freud. Nous voyons se déployer à l’horizon de ces remarques freudiennes tout le travail de Lacan, e.a. sa conceptualisation des quatre discours, partant de celui du maitre à celui de l’analyste, et donc de l’analyse.
Ces trois conditions énumérées ne sont pas encore la passe, telle que Lacan l’entendait. Mais déjà ces éléments nous venant du texte de Freud permettent de souligner par quels défilés l’analyse personnelle devrait suivre son trajet sinueux, et la part qui relève de la responsabilité de l’analyste-Lehrer. Lacan insistait quand il précisait que la résistance est à entendre d’abord comme résistance de l’analyste. Nous pourrons reprendre ces questions, celle en particulier de la responsabilité des analystes dans la formation des plus jeunes : comment entendons-nous les questions des jeunes analystes, celles de leur place dans nos institutions .
Anne Joos de ter Beerst, 7 janvier 2012