Je voudrais d’abord remercier Darmon, Tyszler, et Cathelineau, pour ces journées qui marquent évidemment une avancée importante dans ce que nous faisons et qui donnent à ce que nous faisons un sens, un sens qui est celui d’une pratique et de ses difficultés pour répondre aux singularités de chaque patient et tenter d’y répondre évidemment correctement.
Alors, sur ce chemin, nous rencontrons cette élaboration à laquelle Lacan a consacré les dernières années de sa vie avec une rage et une intensité tout à fait remarquables. Ce qui est intéressant, c’est de voir justement combien ce qu’il a élaboré – le nœud borroméen – est susceptible de susciter, en général plus de répulsion que d’intérêt ou de sympathie, et en particulier cette question de savoir si celui qui gagne, celui qui est le meilleur, celui qu’il faut retenir, ce serait le nœud à 4 ou le nœud à 3. Et il est, je dois dire, assez touchant de voir nos collègues être en mesure de vouloir là-dessus prendre des positions. Pour certains : « Pas de nœud ! C’est de la connerie », pour d’autres il n’y a que le nœud à 4 que l’on comprenne et qui tienne : « Le nœud à 3 qu’est-ce que c’est ? », etc. Toutes ces situations sont, et vous l’entendrez évidemment dans le bon sens, absolument normales… vous savez combien le « normal » est redoutable… elles sont normales dans la mesure où évidemment ce nœud met radicalement en cause ce qui jusque-là (mais de moins en moins, en tout cas dans nos contrées, dans nos zones) s’apparente ou se réclame du normal.
C’est amusant de voir que finalement le nœud à 3 pour exister n’a pas attendu que nous soyons d’accord ou pas. Vous assistez, comme moi, à une évolution des mœurs et une évolution de la loi qui vous témoignent combien la référence paternelle ne fait plus référence. Vous faites comme moi (vous avez de bonnes lectures), c’est-à-dire que vous lisez Le Code de la Famille, qui date déjà d’un certain nombre d’années. Vous savez son importantce. Et vous constatez que le papa… a disparu, il n’y en a plus, c’est légal, c’est dans la loi, c’est dans les textes. Et puis d’autre part, vous êtes évidemment submergés, – en particulier les analystes d’enfants, mais pas seulement eux – vous êtes submergés par tous ces cas où justement il n’y a plus de papa et où on vous amène des enfants qui ont à se débrouiller avec ça. Je vous pose la question : « Alors, vous, qu’allez-vous faire ? Les adopter ? Qu’allez-vous leur répondre ? Comment allez-vous intervenir ? Remarquons simplement qu’une fois encore, Lacan était très en avance sur nous et sur ce qui était en train de s’organiser.
Il est clair qu’avec cette manipulation des nœuds on a le sentiment qu’on peut très facilement délirer. Évidemment, c’est facile ! Au point qu’au bout d’un moment on ne sait même plus de quoi on parle, ni où l’on est, ni de quoi il s’agit. Lacan lui-même avait ce type d’inquiétude (Marc Darmon le sait bien), il interrogeait Soury et Thomé là-dessus, sur l’impossible du nœud. Où est-ce qu’il y avait un impossible parce que si lui-même organisait une construction avec son nœud où il n’y avait plus d’impossible, ça veut dire qu’il fallait le soigner !
Alors qu’est-ce qui peut nous servir de guide dans cette affaire ? Il me semble que ce qui peut nous servir de guide ce sont deux choses : d’abord le rappel qu’il n’y a de savoir qui tienne que par la jouissance qu’il promeut. C’est ce qui fait tenir un savoir, en rappelant ceci que ces savoirs ne sont pas dans la nature, ce sont des inventions, ce sont des fabrications et ce sont évidemment des fabrications, parfois des bricolages, faits justement afin de permettre à une collectivité de s’organiser autour d’une jouissance partagée. Le problème n’est pas celui du rapport au réel, puisque la réalité – ce savoir – elle le constitue. Et vous vous débrouillez avec, et si les phénomènes venus du réel viennent perturber cette réalité, on s’en fout. Tout ce qui compte c’est ça… Ça, cette disposition, d’abord constitue évidemment l’un des grands malheurs de la pensée parce qu’il est bien évident que le savoir par définition, une fois instauré, est réactionnaire, il ne veut pas qu’on y touche. Y toucher est forcément sacrilège, ça annonce l’apocalypse, puisque vous mettez en cause cette jouissance qu’il porte avec lui. Évidemment, c’est une jouissance pas forcément heureuse, et encore, ça dépend pour qui, mais en tout cas elle existe, même si elle est éventuellement ratée, elle est là quand même. Et puis, elle a surtout l’avantage, comme nous le savons, de mettre en place des maîtres – les maîtres du savoir – puis les autres. Ça, c’est le dispositif propre, traditionnel à toute société, c’est ça l’organisation sociale. Et c’est à ça que nous avons affaire, de telle sorte que, ne serait-ce que la psychanalyse, lorsqu’elle a voulu déranger un certain nombre de savoirs, nous savons très bien le sort qui lui est toujours fait d’ailleurs, puisque la psychanalyse, en partie grâce à l’articulation de Lacan, vient dire : « il n’y a pas de maîtres qui tiennent ! » puisque c’est du Réel. C’est parce qu’il vient du réel en tant que manifestation du désir que l’effet de maîtrise se manifeste, c’est de là que vous êtes commandés. Et donc votre maîtrise ce n’est jamais que du semblant.
Il est donc bien évident que cette histoire des nœuds borroméens vient déranger le savoir psychanalytique, et les positions acquises, et les maîtrises acquises, bien entendu ! C’est bien normal. Il ne faut pas pleurer là-dessus, tout simplement considérer que c’est bien là le statut accordé jusqu’ici dans nos sociétés, le statut accordé au savoir. Le problème, c’est qu’évidemment tout savoir comporte le ratage dont je parlais tout à l’heure et donc il est voué à être subverti, à cause de ce ratage. Il ne connaît pas d’autre destination. L’histoire des idées n’est rien d’autre que la subversion successive des savoirs et je dirais même leur oubli… Qui se souvient de l’astronomie de Ptolémée ? Vous vous en souvenez-vous ? Vous vous en souvenez d’autant moins que jamais on ne l’a offert à vos études, au titre des études dites secondaires, pourtant c’est formidable ! Voilà quand même une grande culture pour qui cette représentation du mouvement des astres, c’était comme ça. Elle rendait compte (l’astronomie de Ptolémée) des phénomènes. Ce n’était pas scientifique ça !
Nous avons la chance, si je puis dire en tant que psychanalystes, d’abord d’assister dans chacun de leurs regroupements, à la genèse de toutes les manifestations propres aux sociétés. C’est ça qui est merveilleux. C’est vraiment chaque fois le monde qui recommence, qui se remet en place, ça c’est très chouette de voir qu’on est encore au milieu des roches, des laves encore chaudes, que tout ça ressurgit, que ça revient et que le paysage est tout neuf, tout frais… et comment ça se reconstitue ! C’est le même que d’habitude bien sûr !
Donc la première chose : se rappeler qu’il n’y a de savoir que celui qui promeut une jouissance et qui du même coup est voué à la fois à obstinément se défendre, tout en cherchant, en visant sa propre destruction. Ça va de pair, puisque ce n’est jamais le savoir qu’il faudrait. Si (je le répète depuis déjà tant de fois) nous avions la chance d’avoir en nous ce savoir inné qui nous guiderait dans notre rapport au monde, il n’y aurait pas de problème ! Mais malheureusement, on est amené sans cesse à se confier finalement aux savoirs que l’on trouve autour de soi à la naissance, voilà : ce sont ceux-là ! Prenez votre pied avec ça ! Et si vous êtes un brillant élève, prenez votre position sociale là-dedans.
Nous avons quand même, là, le témoignage, avec Lacan, de la recherche avec ces nœuds justement d’un savoir où la jouissance connaîtrait un autre statut que celui qui lui est traditionnellement réservé, puisque – point que je fais parfois remarquer – le sacrifice, c’est-à-dire le sacrifice de jouissance, est un trait qui, semble-t-il, est absolument général, je ne me permets pas de dire universel, mais il semblerait – c’est ce que les anthropologues nous racontent – qu’il n’y a pas de sociétés finalement qui ne soient organisées autour d’un sacrifice. Il faut sacrifier. Et alors la question : mais pourquoi ? Pourquoi faut-il sacrifier ? Parce que vous, vous savez bien maintenant que le signifiant, il s’en charge pour vous. C’est lui qui assure le service. Et il y a là cet effet magique, auquel je crois, tous ceux qui s’intéressent à la psychiatrie sont aussitôt sensibles, c’est pourquoi néanmoins ce qu’il donne à entendre, ce signifiant, c’est que vous avez à sacrifier, alors que c’est lui qui fait le travail. C’est lui qui fait le travail puisque dès lors vous n’avez affaire qu’à du semblant et que donc, ce qu’il comporte, c’est une jouissance en tant que ratée. Le problème c’est qu’il ne comporte pas que cela, mais enfin je ne sais pas ce que j’aurais à développer là maintenant …
Lacan partait donc de ce postulat : « pas de rapport sexuel », après tout est-ce un impossible nécessaire ou contingent ? Il pose des questions bêtes, logiques. Peut-être qu’après tout, avec des modes d’appréhension des effets du signifiant différents, tels par exemple ceux du nœud borroméen, l’impossible s’en trouverait déplacé ailleurs, pas aboli. Mais en tout cas, pas de ce côté-là, et qu’est-ce que ça ferait après tout ? Ce ne serait plus marqué de l’impossible puisque, ce à quoi veille, si je puis dire, le père, c’est bien justement au sacrifice d’une part de la jouissance mise à son service, autrement dit, d’une appropriation de la jouissance et bien entendu de ce vœu qui reste celui de chacun : que sa propre jouissance soit accordée à celle de l’Autre, car sinon bien sûr ça crée des effets pathologiques qui ne sont pas forcément les plus faciles à supporter. Donc, le sens du travail de Lacan et de ce qu’il aborde avec les nœuds et avec une manière très sympathique de l’aborder c’est-à-dire de nous le présenter comme le travail qui est en cours, car il n’avait pas le temps (il commençait à être un petit peu juste pour lui), donc, il nous offre ce travail en cours et il ne cherche à convaincre personne, et même, il cherche plutôt à être rebutant. Ça, c’est dans ce qu’il en est de la question de notre rapport au savoir, le premier point.
Le second point, lui, nous concerne beaucoup plus directement dans notre pratique : si ce qu’il aborde tient, si c’est bien le cas, est-ce que dès lors effectivement ne se dégage pas une tout autre clinique (et où le repérage ne serait plus celui du symptôme classique, celui de la psychiatrie classique, de la nosographie classique, qui est une nosographie phénoménologique, juste, mais phénoménologique), mais un tout autre repérage et qui est celui de savoir comment chez tel ou tel, eh bien, le nœud comporte le type d’imperfection cause, le type de ratage… cause justement de son symptôme, autrement dit : Le trait du cas. Et qu’une interrogation nouvelle en surgirait, c’est-à-dire : « alors, si c’est ça, si c’est bien comme je l’imagine, qu’est-ce qui pourrait s’inventer pour faire que ça se dispose mieux que ça » ?
Donc, c’est évidemment une affaire permanente de clinique et comme je ne vais pas là ce soir, vous faire un cours de la clinique qui se déduit du nœud, je vais simplement proposer comme tâche à nos amis, d’avoir à réfléchir : quelle peut être (grâce à ces élaborations excellentes) la topologie qui supporte l’automatisme mental…, c’est extraordinaire l’automatisme mental ! Comment expliquez-vous qu’il y a là un type, c’est ses propres pensées qui le précèdent d’un chouïa et qu’il entend, ses propres pensées ! C’est donc que l’objet petit a … est bien là, mais d’abord ce sont ses propres pensées et pas celles d’un autre, ce sont les siennes, et d’autre part ce phénomène perceptif sur lequel on passe à toute allure, ce n’est pas de l’audition, ce n’est pas sonorisé. Mais que peut-il en dire ? Il n’a pas de mots pour dire le mode particulier de perception qui est le sien. C’est cependant bien un mode de perception spécial, ça ne fait pas partie des cinq sens ça. Quel est le mode de contact, de préhension qu’il a vis-à-vis de cette chaîne ? Quel en est le support matériel ? Et quel est l’appareil sensoriel qui lui permet d’en être averti ?
Voilà un type de question qui se redouble aussitôt, se renouvelle dans la question des hallucinations non sonorisées. Ça aussi c’est un mystère : « Vous les entendez vos voix ? », « Ah ben non, non ce ne sont pas des voix ! » Ce n’est pas soutenu par une voix. Alors c’est soutenu par quoi ? Quelle en est la consistance ? Mais là, ce sont des hallucinations, ce ne sont pas ses propres pensées ! Voilà encore, me semble-t-il, grâce aux efforts, au travail fait par nos amis une occasion superbe : qu’est-ce que c’est ? Quel en est le support ? Quel en estle mécanisme perceptif, endo-perceptif, quel est-il et quel en est le sens ?
Et puis il y a les hallucinations banales, authentiques sur lesquelles, en ce qui me concerne, j’ai apporté quelque chose (il y a bien longtemps déjà) d’élémentaire, mais qui est indubitable, ce sont des patients chez qui à la place du nœud borroméen se trouve une bande biface. C’est de l’autre côté du mur. C’est topologique. C’est une affaire de topologie. Alors, c’est formidable de nous servir de ces efforts, pas seulement pour le plaisir de justement apparaître nous-mêmes comme des maîtres, mais évidemment pour essayer à chaque fois de mieux répondre à ce qui est là, comme ça, balancé dans l’attente justement d’une résolution.
Je me trouvais l’année dernière, à la Journée nationale des Maisons d’adolescents, ça existe à Grenoble, j’étais tout heureux d’y aller, je me suis dit : je vais leur demander…, ils vont me dire, enfin ce que c’est qu’un adolescent ! Vous savez-vous ce qu’est un adolescent ? À part le fait que c’est un emmerdeur… à part ça, que dites-vous ? C’est quoi ?… Vous êtes comme eux là-bas, parce que les spécialistes, je leur ai demandé : « Il faut que vous me disiez, je ne suis pas venu pour rien quand même ! » L’adolescent ? ! Ça, ils en voyaient, ils les mettaient dans les Maisons, mais alors… Qu’est-ce qu’un adolescent ? Alors moi, je ne leur ai pas dit, parce que ce n’était pas pour eux, eh bien, vous prenez… il n’y aurait pas moyen d’avoir un nœud à trois ? Vous n’auriez pas ça quelque part ? Voilà, voilà. Vous voyez, un adolescent c’est quelqu’un dont le réel se trouve comme ça brusquement habité de pulsions sexuelles – le réel du corps – qui a affaire à un symbolique qu’il n’est pas en mesure d’approuver puisqu’il n’a pas l’âge et qu’il n’y a pas de bénédiction qui vienne reconnaître, légitimer ces pulsions qui sont là dans son corps. Et puis du même coup, du fait que tout cela n’est pas légitimé, il a de lui-même dans l’imaginaire la représentation d’une insuffisance qui fait qu’il se sent toujours mal, laid… alors qu’il est très beau. Alors vous vous servez de ça, c’est tout bête, mais ça vous donne fidèlement quoi ? Pas seulement le contentement de vous dire : « Ben voilà, ça explique bien ce que c’est, c’est quand le Réel se trouve justement dénoué du Symbolique ». Eh bien oui ! Il va se trouver dénoué du Symbolique et en même temps en difficulté (car je ne saurais pas dire mieux) avec l’Imaginaire. Ça ne parvient pas à s’accorder, avec pour nous évidemment une question qui surgit immédiatement : est-ce que ça nous sert pour leur parler comme il faut ? Assurément ! Assurément ça nous sert ! Ça permet tout de suite de savoir de quelle place on va leur parler. Car c’est ça la question quand on a affaire à un ado, c’est de quelle place on va lui parler.
La névrose traumatique…, vous l’avez là (nœud au tableau) : vous la voyez, c’est un réel qui vient brusquement comme ça faire qu’il n’est pas du tout accordé avec le symbolique, il fait irruption ce réel et en tant que rien du symbolique n’est préparé à le recevoir. Ça peut être évidemment le réel sexuel, c’est-à-dire la manœuvre de séduction ! Ce que les enfants, les jeunes ont pu connaître. Ils sont là comme ça à jouer avec leur cerceau, leur petit seau de sable et puis, pan ! Il leur arrive des trucs !… C’est quoi ? C’est quoi ça ? C’est quoi ce réel et comment l’accorder ? Comment l’accorder avec le symbolique ? Il en est absolument de même, c’est ça qui est hallucinant, si j’ose dire, lorsqu’il s’agit d’un accident (la rencontre d’un mur) et dans les deux cas… de quoi s’agit-il ? Il s’agit de la présence réelle, dans le réel, de l’instance phallique et aussi bien mortelle, dans le Réel. Et cette présence réelle de l’instance phallique et aussi bien mortelle, c’est ce que le Symbolique ne peut pas métaboliser puisque le propre du symbolique c’est justement de faire que ça se perde dans le réel, qu’on puisse y croire. On croit en Dieu. On croit en la mort. Même ceux qui sont à l’extrémité, ils y croient, pourtant elle semble bien proche… on y croit. Mais voilà un type de circonstances où… est-ce juste pour faire joli qu’il s’agit de dire ça ? Une névrose traumatique, c’est toujours très compliqué, très embêtant. Il faut du temps, et là aussi, vous vous demandez alors pourquoi faut-il tant de temps ? Alors peut-être ce dispositif est-il rudimentaire, élémentaire, parce que c’est du b a ba. C’est du R.S.I., c’est du b a ba… ! Peut-être cela peut-il aider ? Je peux vous en développer avec ce petit rond à 3, un nombre considérable de questions.
Qu’est-ce que la revendication du transsexuel ? Elle est écrite là. Il y a le réel du corps, alors est-ce vraiment ce qui fait le destin ? Qui l’a dit ? Freud. C’est lui qui l’a dit parce qu’il savait que ça commande depuis le Réel, mais après tout si moi je n’en veux pas… si moi je n’en veux pas ! Il y a toute la force de l’Imaginaire, donc qu’est-ce qui m’empêche dans un premier temps de refuser ce réel du corps par l’imaginaire et ensuite de réclamer la sanction Symbolique ? Vous allez me la refuser la sanction symbolique ? De quel droit ? À quel titre vous voulez me la refuser ? Pourquoi ne voulez-vous pas que je puisse me marier ? En quoi ça vous gêne ?
Jean-Jacques TyszlerSurtout qu’il n’y a plus de hiérarchie entre les trois.
Comme vous le dites, comme vous le rappelez, il n’y en a pas un qui commande à l’autre.
J’ai été très impressionné ce matin par Jean-Jacques et par le récit du cas qu’il a bien voulu nous faire. J’étais très impressionné parce que la phobie concerne avant tout le grand opérateur, comment il appelle ça Russell déjà, j’ai oublié, ah « le désignateur rigide » !
Un intervenant : C’est Kripke.
C’est Kripke qui appelle ça » le désignateur rigide », la phobie concerne évidemment le grand opérateur qui est le grand opérateur de toutes les névroses, c’est-à-dire l’instance phallique. La névrose est la façon dont vous allez vous situer par rapport à l’instance phallique et la phobie comme le fait remarquer Lacan, c’est le temps tout à fait inaugural, c’est-à-dire la rencontre avec l’instance phallique avant que la position identificatoire que vous allez prendre par rapport à elle, ne vienne faire que, du même coup, elle se trouve reléguée, amenée à disparaître du champ de la réalité dans le Réel. Ce qui se passe dans la phobie, c’est que tout ça, on ne va pas dire que c’est dans la réalité parce que justement la réalité n’arrive pas à tenir, elle s’effiloche tout le temps, elle se troue tout le temps. C’est quand même ennuyeux de se déplacer soi-même sur un écran qui sans cesse, voilà, hop ! J’avance et je vais me trouver devant un trou, ça se déchire ! Ce n’est pas agréable, pas très sympathique.
La chance, c’est que dans la phobie, nous avons la présentification absolument, si l’on doute de ce que c’est que le plan projectif, ce que vous avez dans la phobie c’est justement que l’écran, comme avec un élastique, hop ! Il remonte au plafond et que ce que vous avez devant vous, c’est le dispositif du plan projectif avec ce point à l’infini qui est là présent, comme un regard qui vous immobilise. Le regard qui est là ! C’est Legrand du Saulle qui a écrit sur les phobies, prenez ses observations classiques et vous verrez que ce sont toujours des histoires de grands boulevards, de grandes avenues, qui se passent dans les villes, des histoires de rencontres, de places, de grandes places… et puis la question du pont. Là aussi, il faut qu’on s’émerveille puisque nous faisons de la topologie. Le pont, pourquoi est-ce que chez les phobiques il y a toujours un pont et qu’on n’arrive pas à le traverser ? Pourtant un pont, c’est plutôt en général théoriquement solide, pas toujours mais c’est plutôt solide un pont ! Eh bien… j’étais toujours émerveillé par ces phobiques qui me racontaient comment…, alors le problème c’était d’arriver à franchir la première moitié, alors, une fois qu’on était sur l’autre bord… C’est magnifique ! C’est magnifique, car vous avez une présentification de quoi ? C’est quoi le pont ? Pour aller prendre la terminologie lacanienne, le pont c’est le moyen, c’est ce qui réunit les deux rives. C’est le moyen. C’est-à-dire que c’est l’instrument qui fait le moyen. C’est l’instrument qui fait moyen entre l’un et l’autre… « Ah, le pont ! Je ne peux pas ».
Pourquoi je force là-dessus ? C’est pour vous rendre sensible combien finalement il n’y a ni un gros effort, ni une violence à faire, pour apprécier de quelle manière la clinique est habitée. Elle vous renvoie à la figure des problèmes qui sont proprement topologiques et avec une question que moi j’ai souvent posée : qu’est-ce que vous faites avec un patient phobique ? Il y en a pas mal ! D’autant que bon… Allez, on va dire la chose suivante : une femme, c’est très facilement phobique ! Bien oui ! Ça fait partie de son charme… Parce que si c’est le S2 qui vous accorde un statut dans cet espace, qui vous donne le droit en quelque sorte, et les moyens, de vous y balader dans l’espace, eh bien, ce S2, est précaire… il n’a pas évidemment la même légitimité que le S1. Il faut toujours qu’il puisse valider ou faire valider la légitimité de sa présence ou de son accueil dans cet espace.
Alors donc, j’ai été absolument fasciné par le fait que Jean-Jacques et je suppose, je le prendrai comme ça, à partir du nœud à 3, a quasiment laissé de côté la question de l’opérateur. C’était dans la question du transport en commun, du moyen de l’instance qui fait transport en commun, qu’il n’a pas voulu retenir le fait que son accès de jalousie était une étape de sa guérison, c’est-à-dire la reconnaissance d’une femme comme rivale, donc elle-même dans un statut féminin, et que une fois qu’elle consentait à renoncer au petit moyen de transport personnel qu’elle avait entre les jambes… voilà pourquoi j’étais fasciné ! Voyez, c’est vraiment la question du nœud à 3 ou du nœud à 4, qui est là tout à fait présente, et la manière dont en tout cas Jean-Jacques a abordé cette affaire, n’est-ce pas, en mettant hors champ l’instance phallique, beaucoup trop présente dans le champ de la réalité, pour elle. C’est comme ça en tout cas que je voulais en parler.
Vous en voulez encore des histoires cliniques ?
Écoutez, c’est le couteau suisse ! Sauf que ce n’est pas un couteau… Ce n’est pas un couteau, parce que d’où vient-elle la consistance ? D’où sort cette histoire de consistance ? D’où est-ce que ça vient ? Si c’est une invention de Lacan, c’est encore un coup de force ! « Consistance », d’où est-ce que ça vient ? Ça vient de ceci, la consistance… je vais vous en donner un autre mot qui vous conviendra tout de suite, c’est la puissance du continu. Et en tant que le signifiant, même si de Saussure justement le fait fonctionner dans ce qu’il en est de sa découpe de la chaîne sonore, mais ce que nous révèle justement la psychanalyse de sa présence, de la chaîne du langage dans l’inconscient, c’est la puissance du continu. Il n’y a pas de trou, là !
Lorsqu’il écrit jouissance phallique d’un côté, et de l’autre, jouissance de l’Autre, ça veut dire que d’un côté, ce continu est limité par un bord et que de l’autre côté c’est ouvert. C’est une figure banale, classique. L’énigme que vous avez soulevée, personnellement j’ai toujours pensé que le sens s’était justement accolé à l’objet de jouissance, qu’il soit phallique ou autre. C’est quoi le sens ? C’est extrêmement simple, le sens c’est quand vous avez trouvé, c’est quand vous pouvez dire : « C’est ça », « C’est bien ça », « Pas de problème », « Je me suis demandé ce que c’était : c’est ça ! » Et vous dites un « c’est ça » qui est toujours du même sens, c’est-à-dire de ce qui fait que notre rapport au signifiant, du fait du rond à 4, est évidemment vecteur de la jouissance sexuelle, puisque c’est le phallus qui vient comme ça faufiler tout ça. Donc vous dites : « Ah, c’est… voilà ! » Et c’est pourquoi, comme je l’ai déjà raconté, les enfants, une fois qu’ils ont découvert ça, ils s’arrêtent. Leur intelligence s’arrête ! Ils deviennent stupides… comme nous le sommes, puisque nous avons conservé l’âge de ce moment, où pour nous le sens s’est installé. Un de nos amis, je ne sais pas s’il est encore là, qui vient de Lille, il est là encore ? Non…, eh bien, le collègue lillois qui organise une journée : « Est-ce que les enfants ont droit à la parole ? » Ça alors ! Ils m’ont demandé mon titre, je leur ai donné mon titre : « Est-ce que vous avez jamais entendu d’autre parole que celle d’enfants ? » Oui, c’est bien ce que montre la psychanalyse quand même, parce que le rond à 4, c’est celui d’enfant à perpétuité. C’est-à-dire que vous n’autorisez votre jouissance qu’à la condition qu’elle soit conforme avec celle qui vous est prescrite et vous êtes votre vie durant un bon enfant. Je ne suis absolument pas contre, au contraire. La question n’est pas là. La question est de préciser notre vocabulaire, nos positions là-dessus.
Alors, les derniers séminaires de Lacan ne sont plus écrits en français. Vous avez déjà remarqué bien évidemment qu’au signifiant s’est substituée la lettre au fur et à mesure du développement du nœud. C’est de la lettre : pourquoi dire R, S, I ? Il faut dire Réel, Symbolique, Imaginaire. Non, c’est de la lettre. Là : le développement à faire c’est : pourquoi est-ce de la lettre et plus du signifiant ? Et puis tous ses derniers séminaires, ceux qui sont prononcés en une nouvelle langue qui est lalangue, en un seul mot, c’est écrit en lalangue, comme Finnegans Wake, un livre entier écrit en lalangue. Plus de signifiant maître. Rien qui ne se trouve plus, quant à l’usage du signifiant, qu’organisé, je dirais justement par l’objet petit a, non plus par le rapport à l’instance maîtresse mais par l’objet petit a. Est-ce tenable ça ? Quand même, là, je suis en train de vous parler, je ne sais pas du tout, est-ce tenable ?
Ce qui est drôle, c’est que l’usage, aujourd’hui, de ce mode de transmission qu’est le SMS, concerne un peu cela. L’usage du SMS ce n’est plus du signifiant, c’est ça le grand truc, c’est la prévalence de la lettre, et dans un usage mixte, c’est-à-dire que tantôt il faut la lire comme signe, tantôt elle fait comme là (cf. au tableau), c’est-à-dire qu’il faut que je la lise comme signifiant. Et cela dans un système de communication aujourd’hui ordinaire, répandu, et qui est donc une communication par le réseau, par Internet, c’est-à-dire d’échanges qui se dispensent de toute référence tierce. Je veux dire que les collègues qui ne veulent pas tenir compte des effets d’une mutation, peu importe qu’elle soit idéologique, économique, elle est un effet de la technologie, mais c’est un effet indéniable, les gens entrent aujourd’hui en communication sans aucune référence tierce, sans disposition préalable des places de l’un et de l’autre et ils se trouvent par tâtonnements. On se tâte ! On se tâte pour savoir un peu comment on pourrait s’organiser, soit dans la conversation, soit ailleurs, une jouissance possible. C’est quand même une mutation sérieuse ça !
C’est pour dire, et je vais m’arrêter là-dessus, c’est que le problème où nous en sommes aujourd’hui avec la pathologie est très simple, contrairement aux apparences. Premièrement nous avons sur ce qui se produit aujourd’hui le coup d’œil absolument classique de la pathologie classique, c’est-à-dire de la norme phallique et en tant que ceci constitue autant de manquements à la norme phallique, et donc c’est pathologique. Et puis vous avez une autre position qui n’est même pas encore entamée et que moi j’essaie vainement de faire entendre, qui est qu’il y a une pathologie nouvelle qui est liée au fait que lorsque est mis en oeuvre, est appelé – spontanément et intuitivement par les locuteurs – le rond, le nœud à 3, eh bien il peut être mal foutu, et que donc il y a là une pathologie du nœud à 3 en tant que mal foutu. C’est déjà ce que j’ai essayé très rapidement là tout à l’heure d’esquisser… pour nous amuser, c’est ça les NPP. Vous savez ce que c’est les NPP ? Oui, les nouvelles pathologies psychiques. Mais oui ! Écoutez… je ne sais pas comment vous faites, parce que je n’ai pas de clientèle sélective quand même, les gens qui viennent me voir, ce sont vraiment des gens tout-venant et de tous milieux. Il y a quelques jours, je vois arriver un jeune homme, bien sous tous rapports, comme d’habitude, merveilleuse école de commerce et tout et tout… “Papa”, patron d’une PME, grosse PME, un avenir tout tracé… Il est sympa ce gamin… de 30 ans ! Il n’en veut pas. Il n’en a rien à faire, ni de ses études, ni de l’entreprise de “Papa”. Alors, pourquoi vient-il me voir ? Il manque d’envie. Oui, eh bien ça, c’est une pathologie du rond à 3. Comment repérez-vous ça ? Et comment allez-vous lui répondre à propos de son manque d’envie, qu’est-ce que vous allez lui dire ? Voilà en tout cas quelque chose pour le cadre des NPP.
Je vais proposer à Angela, dont je me réjouis qu’elle prenne les responsabilités de notre Association, après Jean-Jacques, qu’on ne saurait trop remercier, pour la vigilance, la présence, la permanence, l’activité, la justesse des engagements, des positions qui ont été les marques de sa présence à ce poste, mais je proposerai sûrement à Angela que nous fassions dans notre association un badge, ou plutôt que nous en fassions trois. Il y en a un, ce sera le nœud à 3 ; l’autre ce sera le nœud à 4 et puis il y en aura un autre avec une petite inscription : « Le nœud, j’e n’en ai rien à foutre » et chacun aura parfaitement le droit, je vous l’assure, de porter le badge qu’il veut, on n’est pas… hein !
Je dis bien, ou bien on s’accroche comme ça à ce qui est devenu un radeau, ou bien on se risque sur des planches qui sont effectivement un peu fragiles et où on risque évidemment de se foutre à l’eau. Il faut prendre le risque.
Je conclus quand même : pendant des années, j’ai assisté aux présentations de malades faites par Lacan à Sainte-Anne et je ne comprenais rien, je ne savais pas ce qu’il cherchait. Il présentait un malade, c’était un cas classiquement tout à fait repérable ou en tout cas… Il s’en foutait de tout ça. Ce n’était pas la recherche de tel ou tel signe d’hallucinations, de fausses perceptions, non, ce n’était pas ça qui l’intéressait. Mais que voulait-il ? Et donc, vous voyez le temps qu’il faut, les années qu’il faut, pour comprendre que ce qu’il cherchait : c’était le trait du cas. Le trait du cas qui n’est pas une métaphore, mais qui est la manière dont peut-être pouvait être pensé ce qui dans le nœud, pour ce patient-là, à quel endroit ça se trouvait mal foutu. Vous savez que donc, pour Joyce, il donne une réponse, qui je dois dire, quand je l’ai entendu dire ça, j’ai trouvé ça tellement décevant, car on s’attend vraiment à beaucoup plus que ça. Finalement, Joyce, il est l’enfant de ses oeuvres, il n’est pas le père de ses oeuvres, il est l’enfant de ses oeuvres, ce sont ses oeuvres qui lui donnent un nom, un nom reconnu, celui qui justement lui faisait défaut, à cause de son père feignant, comme dit Lacan, c’est-à-dire Irlandais… Voilà le trait du cas !
Ceci, je l’espère, pour encourager (si tant est que ce soit nécessaire de le faire, ce n’est peut-être pas la peine) nos amis à ne pas hésiter à y aller là-dessus – à y aller –, quitte à faire, je dis bien comme Lacan… C’est fou ce qu’il y a comme scories, ce qui est tombé en cours de route du travail de Lacan ! Ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave. Mais si on arrive justement à traiter valablement de cette structure, qui est là, nous ne l’inventons pas, nous ne la créons pas, elle est là. Si nous arrivons valablement à traiter de la pathologie nouvelle qui s’en dégage, qui en est un effet, nous n’aurons pas tout à fait perdu notre temps.
Voilà ce que je voulais vous dire. Merci pour votre attention.
Jean-Jacques Tyszler : Je crois qu’on ne peut que remercier M. Melman qui nous a dit beaucoup et puis en fait M. Melman, on va continuer puisque bientôt c’est le séminaire d’été !
Charles Melman