En 1974, paraissait chez Gallimard un nouveau livre de Louis Aragon intitulé
Théâtre/Roman. Plus d’un lecteur s’est alors senti très
proche de l’ auteur d’énoncés tels que : « …je me suis inventé
de tout voir en théâtre (…) tout m’est devenu comédie
entends-tu comédie »1.
En effet, tout commerce entre les hommes n’est-il pas analysable en termes
de représentation ? La représentation de commerce n’est-elle pas
un dérivé exemplaire de cette interaction humaine désignée
comme théâtre ?
Bertolt Brecht ouvrait son Petit organon pour le théâtre paru
en I948 par une définition qui n’a pas vieilli :
« Le théâtre consiste à élaborer des reproductions
vivantes d’événements rapportés ou inventés, qui
se produisent entre les hommes, et ce aux fins de divertir(…)2. »
La représentation théâtrale procède probablement
de rituels. Elle continue de ritualiser tout un commerce entre les hommes au
carrefour d’entreprises qui relèvent à la fois du loisir et de
l’esthétique.
Cette mise en perspective appelle quelque développement. Elle ne présentera
de véritable intérêt que dans la mesure où elle permettrait
de concevoir en quoi la représentation scénique est un produit
hautement commercialisable.
Les chansons de geste japonaises appelées joruri étaient
autrefois interprétées en public par des chanteurs également
musiciens et récitants. Il vint un temps où certains d’entre eux
s’associèrent avec des montreurs de marionnettes. C’est ainsi qu’en I703,
à Osaka, le chanteur Gidayus’ est associé avec le marionnettiste
Hachirobei pour ouvrir une salle de spectacle.
Cette salle prendra le nom de Bunraku-Za, sous lequel le théâtre
de marionnettes d’Osaka est actuellement connu de par le monde. La découverte
ultérieure du Bunraku par les occidentaux devait un jour leur ouvrir
de nouvelles perspectives théâtrales.
En 1703, Gidayu commande un nouveau répertoire à l’écrivain
Chikamatsou Monzaemon. Cette association d’artistes, chanteur, marionnettiste,
écrivain, révèle le talent de Chikamatsou : les spécialistes
occidentaux de son oeuvre le désignent comme le Shakespeare japonais.
Cette même association soutient alors la concurrence des deux autres
formes de théâtre élaborées au Japon, le No(/masque),
le Kabuki(/maquillage). Il s’agit là d’une entreprise de spectacle
qui réussit.
L’un des érudits ayant écrit sur l’histoire du théâtre
de poupées d’Osaka affirme que c’est au moment où Chikamatsou
commence à écrire pour Gidayu, en 1703, que « …Hachirobei,
le célèbre marionnettiste, commence à manipuler à
la vue du public, sans être caché par un rideau.3 ».
Une nouvelle forme de spectacle est inventée : elle est fondée
sur la mise en évidence du processus théâtral ; la marionnette
représente un personnage dissocié de l’acteur qui l’anime mais
n’est qu’un instrument entre ses mains. L’acteur n’incarne pas ici le
personnage, mais dans la marionnette, quelles que soient les illusions dont
on peut se bercer, il n’y a pas âme qui vive.
Deux ans plus tard, le ou les artistes, responsables de la dimension sonore
du spectacle (chant et accompagnement musical) sont à leur tour, en plus
du marionnettiste, montrés au public, dans l’exercice – sur scène
– de leur art et de leur métier. Le succès du Bunraku
repose probablement sur un processus de révélation en chaîne
: révélation de la force des histoires écrites par Chikamatsou,
absent quant à lui de la scène, et passage du caché au
montré pour les artistes chargés de communiquer au public son
texte et les émotions afférentes. Surenchère dans les moyens
mis en oeuvre pour conquérir le public sans doute mais aussi recherche
d’équilibre dans les forces en jeu dans la représentation.
Les marionnettes d’alors étaient très rudimentaires : elles évoquaient
l’humain plus qu’elles ne le figuraient. Les marionnettes du Bunraku
deviennent progressivement les superbes poupées conçues au plus
près de l’image humaine, et même articulées, à partir
de la mort de Chikamatsou, en 1730.
Le théâtre de marionnettes est alors placé devant l’impossibilité
de lui trouver un successeur aussi talentueux. Comment ne pas formuler l’hypothèse
selon laquelle le perfectionnement des marionnettes intervient parce qu’il faut
bien retenir le public ? La perte en valeur littéraire se trouve compensée
par l’aspect captivant des marionnettes.
Simples signes du temps de Chikamatsou, les marionnettes semblent désormais
vivantes. Paul Claudel en parle comme » d’ombres qu’on ressuscite « .Les
manipulateurs, visibles du public, mais en noir, donnent l’impression soit de
techniciens, soit de servants, soit de maîtres. La représentation
est unique : les interprétations divergent4.
Tels les drames de Chikamatsu, bien des pièces de par le monde auront
été écrites à la demande, et par nécessité
de conquérir puis de » fidéliser » un public. Beaucoup
d’autres textes ont été écrits dans la perspective d’une
mise en scène qui n’aura peut-être jamais lieu. Les principaux
conservateurs des textes de théâtre sont les livres qui leur confèrent
une existence autonome quand bien même personne jamais ne les porterait
à la scène.
Mais alors pourquoi un texte ne se suffirait-il pas dès lors qu’il peut
être lu ? Qu’elles soient jouées ou non, les pièces ont
quelque chose d’une « parabole dramatique », selon l’expression de Brecht.
Ce sont des analyseurs, complexes, de la complexité des relations et
des organisations humaines. La parabole vue, vue, de ses yeux vue, ne gagne-t-elle
pas en crédibilité sur la parabole lue ? La représentation
est une présentification, un ersatz d’actualité.
N’aurions-nous pas, pour nourrir notre besoin de certitude, plus d’éléments
inducteurs, quand, au poids des mots, s’ajoute – notamment – le poids des….images
? ou celui des sons ? (théâtre radiophonique).
De part et d’autre de la scène, le théâtre ne permet-il
pas de poursuivre, adulte, certaines des expériences ludiques de la vie
enfantine ? L’acteur joue : il n’est pas pour de vrai le personnage qu’il incarne.
Le spectateur le sait bien, mais quand même…5
La représentation théâtrale procède si souvent de
la mise en scène d’un texte préexistant que le service du texte
risque de passer pour la représentation théâtrale par excellence.
C’est reléguer un peu vite happenings et créations collectives,
par exemple. C’est oublier la part des arts plastiques et du mouvement dans
le travail théâtral.
Le metteur en scène polonais Tadeusz Kantor entra dans le monde du théâtre
en qualité de sculpteur et de peintre puis il mit en scène de
« grands » textes de théâtre. Son travail fut dès
lors remarqué comme très insolite. Il en vint à concevoir
des pièces qui seraient des « solutions scéniques » aux
problèmes posés par la décision de représenter des
idées personnelles. Toutes les solutions scéniques de Kantor furent
avant tout plastiques et sonores, les acteurs ayant une place importante parmi
les matériaux plastiques et émetteurs de bruits et de sons. Le
recours au langage parlé n’intervenait qu’en cas de nécessité
esthétique.
Exemple de La classe morte créée en 1975. Kantor en a
explicité l’idée pour les archives audiovisuelles enregistrées
lors de la présentation ultérieure du spectacle à Chaillot
: « chacun de nous porte toute son enfance sur le dos (…) nous tous, les
adultes, et plus nous vieillissons, ce sont les tueurs de notre enfance. »
Quelques traits représentatifs de la solution scénique trouvée
pour la mise en scène de ce couple d’idées : quelques tables d’écoliers
rattachées à leurs couples de sièges en rangs serrés
entre de hautes cloisons ; celle du fond permet le passage entre l’intérieur
et l’extérieur de la classe ; pas d’estrade ni de bureau mais la représentation
sommaire d’une chaire servant également de représentation des
cabinets ; des acteurs, dont un couple de jumeaux ; à l’exception d’un
acteur et d’une actrice donnant le spectacle de leur jeunesse, les autres sont
nettement vieillis et se meuvent par « mouvements comprimés ».
Tous entrent en scène chargés d’une représentation d’enfant
réifié, mi-manneqin, mi-poupée de grande taille, qu’ils
portent un peu comme autant de déformations auxquelles ils se seraient
habitués mais dont ils se débarrassent bientôt, les déposant
en un tas dont la vue est presqu’aussi insoutenable que celle des corps en tas
des camps de concentration ou des charniers très actuels.
L’idée principale est développée en idées corollaires
plus ou moins explicitées. L’une d’entre elles tient à la suggestion
de la fonction d’embrigadement de l’école. La femme de service jouée
par un homme retrouve l’exemplaire d’un journal annonçant l’assassinat
de l’Archiduc d’Autriche à Sarajevo dont la lecture déclenche,
dans le personnage pétrifié d’un écolier-ancien combattant,
des réflexes militaristes d’une pathétique cocasserie. Que l’on
imagine l’actrice la moins jeune et la plus vieillie en position d’accoucher,
les jambes écartées (ou écartelées ?) par un grand
V de métal ou du bois dont on fait les croix des calvaires. Le berceau
est prêt, d’une « inquiétante étrangeté »
: c’est un wagonnet de mine, en réduction. Il se balance, de manière
lancinante pour l’oeil et pour l’ouïe. Que va-t-il avoir à bercer
? Deux boulets de canon. Nouveau-né et chair à canon ?
La revuetravail théâtral publia, dès 1972, un entretien
de Denis Bablet avec Tadeusz Kantor : celui-ci disait vouloir désigner
l’espace scénique plutôt comme espace mental.6
Ce choix terminologique vaut bien des analyses de la représentation
théâtrale : quelle passe ou non par le service d’un texte, n’est-elle
pas toujours la matérialisation d’un espace mental, et depuis la fin
du XIXe, celui des metteurs en scène ? Kantor avait pris l’habitude de
commercer discrétement sur scène avec ses comédiens pendant
les représentations. Les autres metteurs en scène s’effacent.
Est-ce simple coïncidence si l’ère des metteurs en scène
commence à l’époque où Freud trouve une solution scénique
à la problématique de la cure par la parole, prise entre la nécessité
de se détacher de l’hypnose et cependant de composer avec le transfert
?
Psychanalyse ou solutions scéniques signées Kantor, vertiges
: pouvoir faire advenir le discours de l’impensable, faire faire au sens des
percées insolites tout en cessant de se bercer de l’illusion selon laquelle
la vie aurait un autre sens que celui qui conduit, à l’aveuglette, de
la conception à la mort.
Sublimation des pulsions, les pires et les meilleures, dans l’oeuvre d’art
comme dans la créativité thérapeutique, ou bien leurres
dérisoires, coûteuses confitures pour faire passer, avec le temps,
l’amère pilule de la vie ?
… il n’y a pas de représentation sans acteur :
Parlant de son métier pour Télérama en mars 93, Michel
Piccoli a déclaré : « Ce qui m’amuse maintenant, à
soixante-huit ans, c’est me manipuler moi-même, devenir mon propre marionnettiste. »
C’est dire à quel point l’acteur, de nos jours, est sous le contrôle
des metteurs en scène et combien ceux-ci, d’interprétation en
suggestion, le dirigent véritablement. Faut-il comprendre que jusqu’à
soixante huit ans, une personne telle que Michel Piccoli ait trouvé de
l' »amusement » à se plier à la direction d’acteurs ?
N’est-il pas tentant en effet de s’en remettre à autrui ? L’écrivain
tchèque Jiri Sotola imagine à propos d’un personnage trop éprouvé
par la vie qu’il rêve de devenir une marionnette entre les mains de Dieu.
Hélas pour prolonger son rêve, il lui faudrait croire en Dieu vraiment7.
Tout un courant de recherches en sciences humaines tend à mettre en évidence
la facilité pour le pouvoir de s’exercer arbitrairement sous des masques
démocratiques tant serait fort, chez la plupart des humains, le consentement
à la soumission. Dans ces conditions rien d’étonnant à
ce que le métier d’acteur exerce une telle attraction, même et
peut-être surtout à l’ère des metteurs en scène.
En tout état de cause le métier d’acteur ne peut s’exercer que
dans un compromis entre exigences imposées de l’extérieur et revendications
personnelles même tues. Comment serait-il possible à l’acteur de
jouer s’il ne lui restait pas de jeu ?
Le métier d’acteurs permet de poursuivre dans la phase adulte de la
vie ce jeu indispensable aux enfants, qui consiste à se doter pour un
temps d’identités d’emprunt. Les acteurs poursuivent une patiente recherche
sur la ligne de partage entre identité et altérité.
Au demeurant pourrait-on vivre sans tenir quelque rôle ?
Mais quel risque place donc l’acteur le plus expérimenté, le
plus flexible, en situation d’éprouver tout à trac cette peur
que déclenche d’ordinaire la conscience d’un grave danger ? Peut-être
n’est-il rien de plus angoissant que la peur d’être trahi par sa mémoire
et donc joué par son inconscient ? Peut-être n’est-il rien de plus
intimidant que le regard des autres, ce miroir qui peut dire quelque chose comme
« vous êtes la plus belle, ma reine, mais Blanche-Neige est mille
fois plus belle que vous. »
Un acteur, dirait-on, recherche les situations favorables tant aux blessures
narcissiques qu’à leur réparation.
Les acteurs en proie et à la panique et à la nécessité
de jouer sont peut-être de ceux qui, « loin de s’attarder artistiquement
sur des formes » portent témoignage de la douleur du monde, tels
« des suppliciés que l’on brûle et qui des signes sur
leurs bûchers. »7 Ils attesteraient par là de la justesse des
visions d’Antonin Artaud, qu’ils aient ou non un Kantor pour metteur en scène,
qu’ils aient ou non une prescription littéraire à défendre
et à illustrer. Il n’est pas exclu que le comique ait pour principale
fonction de conjurer la désespérance.
La futilité de certaines représentations ne serait alors que
la manifestation d’une tentative, pour les uns réussie, pour les autres
ratée, de se voiler la face.
En fin de comptes le spectateur assiste au théâtre à une
représentation plus ou moins étonnante de faits, de situations,
qui a tout de la projection d’un espace mental sur une scène tangible.
S’opère alors quelque chose comme le partage d’une longue situation
onirique expérimentale.
La séparation effective de la scène n’empêche pas, de part
et d’autre, d’imperceptibles déplacements (par projection identifications
et résistance, on le sait). Rares sont, dans les salles de théâtre
, les franchissements effectifs des limites d’un commerce de bon aloi, si fréquents
par contre dans les stades.
Le théâtre, tout comme les joutes, aura traversé les âges
et les civilisations. Qu’apprend-il de spécifique si ce n’est que parmi
les êtres humains, nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin d’échanges
relatifs à cette scène intérieure de fait impénétrable
?
Il est des rêves nocturnes, par exemple, que l’on ne peut s’empêcher
de communiquer à quelque interlocuteur. Il faut alors se fier au souvenir
conservé du rêve, donc s’en méfier, faire son deuil de ce
qui se refuse à être rappelé et traduire le reste en récit
et en description, avec parfois un dessin à l’appui. La version originale
du rêve resterait incommunicable quand bien même l’inconscient ne
s’en mêlerait pas. Ainsi est-il vraisemblablement plus facile de communier
autour d’un repas que de faire partager ses expériences psychiques.
Ne pas y renoncer demande tout un travail de traduction et de reconstruction.
Il se peut que la représentation théâtrale soit une des
tentatives les plus élaborées d’intercommunication psychique.
Un tel travail mérite salaire. Comment pourrait-il ne pas trouver d’amateurs, même s’il y a lieu de participer aux frais ?
La question reste de savoir si l’on paie de sa personne et de son entrée pour se dédouaner de ne pas regarder les spectacles d’un autre niveau de réalité, la misère, la barbarie notamment, ou si l’on paie soit pour s’en divertir, soit pour affiner sa perspicacité. Pas plus que les autres le commerce de l’esthétique n’est coupé de l’éthique.