Le théatre a-bobine-o-o-o"
01 juillet 1995

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PÉRIN Jean
Textes
Pratique de la psychanalyse

Pour ces journées sur la Représentation, je souhaite présenter
un travail thérapeutique qui doit beaucoup à ma formation théâtrale.

Antonin Artaud avait voulu séparer le théâtre de la littérature,
au profit de la mise en scène qui primerait sur le texte. Si ce qu’il
voulait c’était le jeu pur, comme ce sera le cas pour le théâtre
de Samuel Beckett, nous pourrions, nous analystes, avec ce jeu que Freud, en
observant son petit-fils, nous a légué, dire, qu’avec ce jeu du
Fort-Da, nous avons un jeu originaire dont la mise en scène est des plus
simples : un geste d’aller et retour accompagné d’une émission
vocale jouant sur la pure différence des phonèmes.

Ce travail comportera cinq parties :

– Le théâtre  » a-bobine-o-o-o  » ou le jeu du Fort-Da

– La méthode de Francis Ponge et le Fort-Da

– Le mime du  » K qui tombe  » et le Fort-Da

– Le mime et son enseignement

– Application thérapeutique : Les trois jumelles.

 » Henry : – Voilà ce qui s’est passé, je l’ai mise, puis
je l’ai enlevée, puis je l’ai remise, puis je l’ai…

Ada – Tu l’as en ce moment ?

Henry – Je ne sais pas.  » (Cendres, Samuel Beckett)

Le jeu du Fort-Da ou le théâtre a-bobine-o-o-o.

C’est le jeu observé par Freud, par lequel l’enfant (son petit-fils),
tenant en mains un fil attaché à une bobine, l’envoie loin de
son berceau en prononçant le son o-o-o, puis le ramène en disant
 » Da  » (là).

Ce jeu reproduisait le départ de la mère et sa réapparition.
Il reproduit par une véritable mise en scène (in szene setzen)
la disparition et la réapparition de l’objet aimé. L’enfant reproduit
donc ici un événement désagréable. (l’absence de
la mère).

Tel que Freud nous le rapporte, ce jeu est précédé d’un
jeu qui consiste, pour l’enfant à jeter loin de lui les menus objets
lui tombant sous la main, en prononçant le son o-o-o prolongé
correspondant au mot  » Fort  » qui, en allemand, signifie loin. Ce
jeu de jeter au loin, sans bobine et surtout sans ficelle, n’est pas le jeu
complet de la bobine. Cette mise en scène joue sur le plan phonématique
et le plan moteur.

Les deux vocables seront interprétés par Lacan comme une première
manifestation de langage. Les deux phonèmes sont en opposition distinctive,
ils forment un couple, une opposition d’où l’enfant  » porte
sur un plan symbolique, le phénomène de la présence et
de l’absence. Il se rend maître de la chose pour autant
qu’il la
détruit. L’enfant ne fait pas que maîtriser sa privation, en l’assumant
de façon active. Car son action
, pour Lacan, « fait apparaître
et disparaître l’objet » dans la provocation au sens de la voix.  »
Cette provocation étant anticipante de son absence ou de sa présence.
C’est donc son action elle-même, dans un faire apparaître et disparaître,
qui en constitue l’objet. Et ledit objet prend aussitôt corps  » dans
le couple symbolique de deux jaculations élémentaires « .
Ainsi, l’enfant, par ce jeu, entre dans la suite des phonèmes de la langue
; phonèmes qu’il avait déjà reçus de l’Autre. Le
sujet se place dans la dichotomie des phonèmes aussi bien que dans leur
diachronie. Le Fort-Da est donc la porte d’entrée dans le langage.

Lacan fait remarquer que l’enfant dit  » Fort  » quand l’objet est
là et dit  » Da  » quand il est absent. Ces deux positions
opposées, ces deux pôles d’absence et de présence sont reliées
par un  » et  » mais aussi par le  » ou  » aliénant.

Est à prendre en considération que le jeu du Fort-Da comporte
trois temps : la bobine est là au départ puis au loin et revient
de là où elle était partie.

La bobine a une place toute particulière dans la doctrine de Lacan.
 » C’est un petit quelque chose du sujet qui se détache tout en étant
encore bien à lui, encore retenu. A cet objet, nous donnerons ultérieurement
son nom d’algèbre lacanien – le petit a.  »

L’ensemble du jeu ne symbolise pas la répétition d’un besoin,
 » mais la répétition du départ de la mère comme
cause d’une Spaltung dans le sujet – surmontée par le jeu alternatif,
fort-da, qui est un ici ou là, et qui ne vise, en son alternance, que
d’être fort d’un da, et da d’un fort. Ce qu’il vise, c’est ce qui, essentiellement,
n’est pas là, en tant que représenté – car c’est le jeu
même qui est le Repräsantanz de la Vorstellung.  »

Le jeu de la bobine est la réponse à ce que l’absence de la
mère est venue créer, soit un  » fossé au bord du berceau
« , autour de quoi il  » n’a plus qu’à faire le jeu du saut « .

Au terme de cette analyse du jeu du Fort-Da, nous pouvons tirer quelques conclusions
concernant le jeu dramatique : division du personnage et espace du jeu lui-même
divisé. Nous saisissons la différence entre le jeu de la bobine
comme tel et le jeu que Freud évoque dans son texte et qui consisterait
à tirer la bobine comme une voiture. Là, pas d’aller et retour.
Pas d’occultation.

La méthode de Francis Ponge et le Fort-Da.

En somme, nous dit Francis Ponge, et c’est le point important :  » Parti
pris des choses égale compte tenu des choses  » 1 Certains textes
auront plus de ppc à l’alliage, d’autres plus de CTM… Peu importe.
Il faut qu’il y ait en tout cas de l’un et de l’autre. Sinon, rien de fait.

Le mot  » égale « , en minuscule ainsi que le  » et « ,
en italique, indiquent bien ce qu’est l' » alliage  » – le liage. Mais
ce que vient à dissocier Ponge c’est le mot attaché à la
chose. En termes freudiens : la distinction que Freud introduit entre représentation
de mot (Wortvorstellung) et représentation de chose (Sachevorstellung)
:  » Nous voyons maintenant ce que nous pouvons appeler la représentation
d’objet consciente se scinder en représentation de mot et représentation
de chose. Celle-ci consiste en l’investissement, sinon des images mnésiques
directes de choses, du moins en celui de traces mnésiques plus éloignées
et qui en dérivent. Nous croyons tout d’un coup savoir en quoi une représentation
consciente se distingue d’une représentation inconsciente. Ces deux représentations
ne sont pas, comme nous l’avons pensé, des inscriptions différentes
du même contenu dans des lieux psychiques différents, ni non plus
des états d’investissements fonctionnels différents au même
lieu : la représentation consciente comprend la représentation
de choses -plus la représentation de mot qui lui appartient, la représentation
inconsciente est la représentation de chose seule. 2

Le parallèle entre le projet poétique de Francis Ponge et la
conceptualisation freudienne s’éclaire de l’écriture que fait
Etienne Oldenhove de cette dernière :

{{ a }, { a,b,}

{{ Rep… de chose}, {Rep. de chose, rep. de mot}}

{{Sv Inconsc.}, {Sv, Wv consc.}

E. Oldenhove constate, dans son travail,3 que Freud, intuitivement, utilisa
la structure de la paire ordonnée pour décrire le mécanisme
du refoulement.

Dans La fabrique du Pré, Francis Ponge écrit :  » En
somme,les choses sont déjà, autant mots que choses, et réciproquement
les mots, déjà, sont autant choses que mots.  »
Un peu
plus loin, il exprime, avec cette simplicité qui est sienne, la tension
entre l’universel et le particuliers  » …ce qui nous fait reconnaître
une chose comme chose, c’est exactement qu’elle est différente de son
nom, du mot qui la désigne, du mot qui porte son nom, du mot dont elle
est bien touchante de consentir à porter le nom « .

Cela nous confirme bien ce que dit Lacan dans Un discours qui ne serait
pas du semblant
(leçon 5) : que la représentation de mots
c’est l’écriture.4

L’objet de Francis Ponge est objet d’écriture. Tel est le volet :

 » … Ho ! ho ! mon volet, que fais-tu ?

Plein fermé, je n’y vois plus goutte. Grand ouvert, je ne te vois plus
:

VOLET PLEIN NE SE PEUT ÉCRIRE

VOLET PLEIN NAIT ECRIT STRIE

SUR LE LIT DE SON AUTEUR MORT

OU CHACUN VEILLAIT A LE LIRE

ENTRE SES LIGNES VOIT LE JOUR. « 5

L’objeu c’est le jeu comme jet.

Ce travail d’aller et retour du jeu produit l’objeu.

Ce que Freud, selon l’expression de Lacan,  » dans une géniale
l’intuition a produit à notre regard « ,
c’est l’enfant qui joue-à-la-bobine
et non avec la bobine. En la tirant derrière lui comme une auto l’enfant
serait dans un imaginaire où le transport ne serait pas métaphore.
Jouer à la bobine c’est la négativer (cf Verneinung). C’est
là un jeu symbolique. La bobine n’est pas un jouet. Elle est la mère
et elle n’est pas la mère. Et d’ailleurs, elle peut être n’importe
quoi comme objet. Elle devient  » ça  » dans son mouvement d’apparaître
et de disparaître. Le mouvement se traduit par le fait qu’il dit  »
Da  » quand elle n’est pas là (appel) et  » Fort  » quand
elle est là pour la bannir.

Une sorte de chiasme structure les oppositions phonématiques et gestuelles.

L’objeu métaphorique de Ponge c’est par exemple  » ce petit
tabouret de bois qui saute des quatre pieds sur place et fait des jetés
battus… « 
6 Avez-vous reconnu, de la chèvre, le rejeton ? Le
mouvement dansé du chevreau est sonorisé, bien sûr par les
mamelles-cornemuse de sa mère, mais par ce tabouret-tambour.(tabouret
: dérivé de l’ancienne forme tabour = tambour)

Dans mon article sur l’art du mime,7 j’ai décrit cette séquence
de gestes :  » Elle (le mime) démarre d’un pas décidé,
elle marche, puis lève les bras en l’air comme pour plonger dans le vide
et les laisse retomber.  »

Dans un premier temps l’analyse avait donné deux signifiants : marche-saut.

Ce qui faisait aussi : morceau. Ce qu’elle pouvait énoncer de son mime
était le signifiant  » abîme « . Par l’écriture,
la mise en abîme se fit selon la structure du Fort-Da. Je passe sur l’excellent
texte écrit de melle F. sur lequel j’ai appuyé mon commentaire
(on y trouvait les mots » fly « ,  » casse » « ,  » tombe
« ; la lettre K avec  » ci-git  » et  » hécatombe « ).

Le second mot, cassé, n’est autre que le K qui tombe, puisque K est
cas et que le cas tombe, c’est le cas de le dire. Le K est l’homme-lettre de
nos vieux abécédaires. Le cas tombe figure l’homme en marche.
La marche mimée articulait donc un K penché en avant. La marche
d’illusion dès lors articulait un K… un K d’aplomb.

Où est passé le morceau ? Il a été amené
par casse à cause de casser le morceau. On en a fait grand cas même
que c’était une grande quantité qui ne cassait rien puisqu’un
rien c’était. Il se réchappe au sujet de Joëlle un beau brin
de fille. Alors elle, elle se casse. Echange du casse en Kasse : elle se Kasse.
Elle fait le cas qui tombe. Elle marche.

Alors, s’il est vrai que K est K, qu’elle se Kasse, le trou qui était
abîme devient tombe et se casse ou chute comme abîme. Antonyme :
réparer ?

Il se rechange en tombe. Les bras lui en tombent.

Le mime qu’on voit : le K-tombe ; ainsi s’écrit-il.

Non pas la tombe en terre mais le déterminant sonore qui nous permet
de lire en direct : le K.

La lettre K c’était l’objet lancé au loin. FORT.

Après les vacances d’été, on vit apparaître la ficelle
! Notre élève fit ce mime :

– elle appelle quelqu’un (d’un geste du bras)

– elle tire une corde.

Le premier geste, pour elle, s’énonçait ainsi : héler
; tandis que le second était : haler.

Un étudiant nouveau venu, vit immédiatement un K ! que le corps
du mime représentait en faisant le geste de tirer la corde.

La lettre était revenue. DA !

Était-ce la même ?

Le mime et son enseignement

Dans ses notes de cours, Antoine Vittez écrit, le 3 février I969
:  » On cherche l’action physique qui traduit la métaphore linguistique
populaire : elle s’arrête sur le bord du précipice. « 

Il s’agissait d’une improvisation à partir de la deuxième scène
Dom-Juan-Elvire. Vittez suggère à l’actrice dans ses indications
de jeu, que Dom Juan, sur le rebord d’une fenêtre, est sur le point de
se jeter du 30e étage. Une femme, Elvire, va tenter d’arrêter cet
homme sur le bord d’un précipice. Alors les mouvements de l’actrice ne
vont jamais directement vers Dom Juan  » comme si l’air entre elle et Dom
Juan était solide « . En avançant, elle aurait poussé
l’air qui l’aurait fait tomber. Parfois, elle reculait, comme pour l’attirer
vers elle. Quant à la voix, Vittez note ceci :  » Spontanément,
elle allait au bout de chaque phrase, ne jouait aucun
détail,
aucun mot ; chaque phrase tombait comme dans un puits. Chaque phrase bouteille
à la mer. C’est sans doute ce que Serreau appelle la parole proférée.
« 

Les artistes, à leur façon rejoignent l’analyse. Ces quelques
notes nous ramènent au Fort-Da et nous rappellent que J.Lacan, sur son
graphe, l’a placé au niveau de S ‡ D.

_ Les suggestions données à l’acteur pour réinventer
un texte sont de l’ordre de l’indication qui met en rapport geste et langage.
Dans les improvisations sur thème ou libres effectuées en dehors
de tout texte, comme c’est le cas en thérapeutique, c’est la dialectique
du geste qui se trouve au premier plan. Le geste humain étant de toute
façon du côté du langage et non de celui de la pure manifestation
motrice. A cet égard, les grands gestes enseignés à l’école
de mime8 (A.Vittez les rappelle dans ses notes) sont particulièrement
intéressants. C’est le grand geste du pêcheur jetant le filet dans
la mer et qui le ramène à lui. On y retrouve les trois temps du
Fort-Da. C’est aussi l’adieu au bateau : lever le bras et le laisser retomber.
Geste auquel le philosophe Schopenhauer s’est intéressé et après
lui Wittgenstein qui n’a pas pu le faire retomber ! Faute d’avoir seulement
entrevu la division du corps.9 Ces gestes que j’avais consignés dans
mes propres notes m’ont été très utiles pour le groupe
analytique. D’autant plus que le mime, historiquement, dut sa naissance à
un symptôme. Celui de l’histrion Livius Andronicus qui en l’an 5I4 de
Rome, perdit la voix et se vit hors d’état de déclamer. Le geste
fut alors séparé de la déclamation.

Les trois jumelles.

Sonia est une fillette de dix ans. Elle est la survivante d’une grossesse
gémellaire.S a soeur est décédée au 6ejour de la
vie. Les parents rendent responsables l’équipe obstétricale de
ce drame. Actuellement elle a deux soeurs plus jeunes.

Elle fréquente le groupe de thérapie par le mime que m’a confié
le docteur Jean Bergès à Sainte-Anne, dans le service de Psychopathologie
de l’enfant et de l’Adolescent. Elle apparaît comme une petite débile
légère. Elle porte de grosses lunettes de myope sans en être
gênée outre mesure mais elle plisse la peau du nez, ce qui élève
les lunettes lorsqu’elle s’approche très près de sa feuille de
dessin. A ma question :  » – qu’est-ce qu’une soeur jumelle ? Elle fera
cette réponse : – Qui a des lunettes !  »

Son repérage spatio-temporel est des plus flous. Comme le cardinal
et l’ordinal. On peut lire dans l’examen Piaget que les dénombrements
lui sont possibles lorsqu’elle en reste a de petites quantités : trois
ou quatre. La suite des nombres étant connue jusqu’à dix.

D’après les médecins, c’est sa soeur Agathe qui devait survivre.
Sa maman me confie que s’ils devaient toucher une somme pour Agathe cela pourrait
servir pour Sonia. J’ai appris par l’orthophoniste que le faire-part de naissance
de la petite dernière était ainsi libellé :  » Avec
Agathe présente dans nos coeurs.  » Sonia a été informée
du décès de sa soeur mais elle n’y fait jamais allusion. Même
interrogée, elle ne semble pas savoir. Cette soeur dont le deuil n’a
pas été fait par les parents, réapparaîtra dans la
thérapie corporelle s’inspirant du jeu du Fort-Da.

Dans le groupe, elle se trouve en compagnie d’un garçon, Adrien, et
d’une autre fillette de IO ans également, Amélie, elle-même
jumelle d’une soeur appelée Valentine qui ne participe pas au groupe.
Valentine participera une seul et unique fois comme nous allons le voir.

Au début, elle exécute des galipettes en guise de mime sans
bien comprendre la règle du jeu. Ou bien elle dit  » je lève
la jambe  » sans donner à ce geste aucune signification autre que
cette signification physique.

Elle semble incapable de métaphore. Ainsi, Sonia mime  » la mayonnaise
 » (elle effectue un petit mouvement en mettant un poing sur l’autre). Passant
au dessin, elle trace un rond au feutre jaune :  » C’est la mayonnaise.
« . Je lui demande si cela pourrait représenter autre chose. Elle
répond :  » C’est un rond jaune.  »

Mais elle reconnaît que sa  » mayonnaise  » n’a rien à
voir avec la chose. Le mouvement de ses poings décrivaient un rond. Elle
sait ce qu’est la mayonnaise mais ne peut en donner aucune description. En fait
c’est la couleur qui se trouve être le support de la signifiance. Sans
doute la mayonnaise est-elle de couleur jaune.

Le geste de Sonia qui indiquait aussi une légère pression des
poings l’un sur l’autre, aurait pu faire penser, comme la suite va le montrer,
au citron. Le rond jaune c’était un citron mais elle ne pouvait le dire.
Elle ne pouvait que dire  » c’est un rond jaune « . La forme du rond
évoquait ce fruit peu régulière et tirant sur l’ovale.
Nous avons là un très bel exemple de représentation de
mot et de représentation de chose qui se combinent, un peu comme dans
un rébus. Le son  » o  » est présent dans  » rond
 » et  » citron’ « . A l’intérieur du  » rond  »
elle fera un  » ballon-fleur  » contenant lui-même un rond jaune
entièrement coloré. Dans le cas du mime comme du dessin, ]e signifié
 » mayonnaise  » s’accroche au signifiant  » citron « .

Vint un jour où Adrien fit le mime du pâtissier (son père
est pâtissier). Sonia fut vivement intéressée. Elle mima
le pâtissier qui met le gâteau dans le four. Le signifiant  »
gâteau  » évoque le nom de sa soeur  » Agathe « .
La semaine suivante, elle dessina un grand carré coloré en jaune
: c’est un gâteau au citron avec des bougies ( dessin n° 1)

A la séance suivante, Sarah mime le rouleau à pâtisserie
dont le mouvement de va-et-vient évoque le jeu du Fort-Da. Elle se met
contre le mur pour faire le geste. Il lui est impossible de l’effectuer autrement
que de bas en haut et de haut en bas, c’est-à-dire à la verticale.
Il lui manque l’autre dimension. De ce mime résultent deux dessins :
le premier dessin est celui (dessin n° 2) du rouleau à pâtisserie.
Si Amélie voit dans ce dessin la représentation d’une sucette,
Sonia n’y voit rien d’autre. Mais elle fit un second dessin (dessin n°
3)

Elle l’intitula  » le bébé dans le ventre’ « . Nous
remarquons qu’une main possède quatre doigts tandis que l’autre n’en
comporte que trois.  » Rappelons qu’actuellement Sonia a deux soeurs
plus jeunes qu’elle. Ses dessins montrent toujours une différence au
niveau des doigts. Quand quatre doigts sont dessinés par quatre traits,
la soeur morte est toujours présente parmi les vivants.  »

A la séance suivante (dessin n°’) elle mima à nouveau le
rouleau à pâtisserie. Non plus face au mur mais dos au mur. Sa
difficulté c’est d’aller dans l’aire de jeu pour s’exprimer avec son
corps. La couleur (elle alterne le crayon et le feutre) rend peu visibles les
deux manches servant à tenir le rouleau.

En dessous c’est le gâteau : un rectangle qu’elle appelle un losange,
coloré en rose. Il représente la soeur morte.

Après les vacances de printemps, je lui proposai de faire le mime de
l’adieu au bateau. Je lui explique verbalement en quoi ce geste consiste. Elle
le connaît, dit-elle :  » c’est faire au revoir « , comme ça,
avec la main. Elle se place toujours dos au mur derrière lequel gît
sa semblable. Le geste de l’adieu manque d’amplitude ; il se réduit pratiquement
à un geste du poignet. Puis Sonia, se mit à faire un geste des
deux bras comme pour remuer quelque chose, de la salade par exemple ou bien
d’agiter de l’eau. Pour la première fois apparaissait, dans un mime,
un objet en tant qu’absent. Le mime de Sonia était une réponse
à ma proposition d’adieu au bateau (gâteau). Ce qu’elle travaillait
ainsi avec ses bras c’était la pâte. Je m’en rendis compte après-coup.
Quant à Sonia, elle ne put rien en dire. Il m’était adressé
pour que je le lise.

Le dessin (dessin n° 5) qui suit cette gestique montre, à droite,
que les deux bras du bas de ce double corps, ont été rayés
et supprimés ; après quoi les deux pieds en bleu, rabattus, furent
rajoutés. Sonia travaille son image du corps. A cet égard, on
peut remarquer les cheveux longs du personnage dessiné. A propos du dessin,
Sonia dit :  » On pourrait faire un autre dessin avec une fille avec des
cheveux longs « . Au cours de ce mois de mai,la petite soeur de Sonia, Denise
se mit à pleurer Agathe. Elle dessina sa soeur comme elle se l’imaginait
: avec des cheveux longs ! Sa maman lui dit qu’elle pouvait dessiner sa soeur
comme elle en avait en-vie. Ce dessin (dessin n° 6) montre le même
nombre de doigts pour chaque pied avec ceci de particulier qu’un doigt relie
les deux pieds. Sonia est toujours reliée à sa jumelle.

La séance suivante, Sonia fut absente. Il se trouva que ce jour-là,la
soeur-jumelle d’Amélie, Valentine, accompagnait sa soeur. Je les fis
donc travailler ensemble.

Valentine fait un mime qu’Amélie interprète  » le boulanger
 » :  » Elle prend un gâteau et tape à la machine « ,
dit-elle. Or,Valentine avait mimé  » la maîtresse « . Je
leur propose ensuite de jeter quelque chose au loin (la première partie
du Fort-Da). Amélie lancera des graines et aussi Valentine.

Amélie commente ainsi son dessin :  » Je prends les graines ; je
tape les graines.  » J’attire l’attention d’Amélie sur ceci qu’elle
a pris le mime de sa soeur pour celui de Sonia (elle prend un gâteau).
Quant au lancer de graines, elle a fait  » la boulangère « .
Elle s’écrie :  » J’ai tout confondu !  »

Dans ces mimes, Sonia est présente et par-delà, Agathe. Présentes
par leur absence, comme dans le jeu du Fort-Da. Valentine était venue
occuper la place de Sonia. Cela n’est pas sans nous évoquer Va et
vient
, la pièce de Samuel Beckett où Vi sort, Flo prend sa
place au milieu, puis sort lorsque Vi est rentrée, laissant sa place
au milieu à Ru. Le même schème se répétant
plusieurs fois de suite.

L’idée qu’ a eue Amélie de lancer des graines (elle habite la
campagne) est liée au mime de la boulangère (gâteau) mais
évoque aussi un cycle répétitif, que Valentine, dans son
dessin, commente ainsi :  » Amélie qui tape sur la machine, va
chercher des graines. C’est moi qui les lance et les oiseaux qui les prennent.
« 

Par la suite, fin mai et début juin, je proposai le geste de lancer
une ligne et de ramener quelque chose (la proposition est verbale ; le geste
n’est pas montré). Sonia dessine après une petite fille qu’elle
intitule  » un poisson dans un triangle.  » Auparavant (dessin n°
9) elle dessina  » une petite quille « , après avoir fait le
geste de lancer un objet au loin, sans avoir aucune idée de cet objet,
d’aller le ramasser et de dire, au retour, ce qu’il est. La boule se trouve
à l’intérieur de la partie ronde de la quille. A gauche la boule
(en bleu) est sortie. Cette boule ressemble au rond jaune-citron du dessin n°
1.

Et nous voici conduit au  » poisson panné  » (dessin n°
10), après un mime pêche à la ligne. Elle dessine, dit-elle,
un losange (sic) : c’est le poisson panné. Elle applique la couleur jaune
par des traits horizontaux et verticaux, de façon systématique,
ce qui est très nouveau, et qui donne, avec le citron au milieu, un essai
de profondeur ou d’épaisseur.

 » – Le rond jaune, qu’est-ce que c’est ?

– J’ai fait le citron. Pour le citronner;

Est-elle née en trop ? Puisqu’elle devait mourir et l’autre survivre.

– Le poisson pas-né. Qu’est qu’on entend ?

– On entend le  » é  » dans panné.

– Est-ce qu’on n’entend pas, né ? Né, être né ?

– Oui, dans le ventre de la maman.

Le groupe analytique d’expression par le geste a lieu dans un espace divisé
: l’aire de jeu qui correspond à la scène et puis, l’espace autour
d’où l’on regarde et où l’on parle. Le passage de l’un à
l’autre se faisant selon une topologie moebienne. L’analyste occupe la place
du meneur de jeu de ce jeu de salon décrit dans le Livre I du Séminaire
par J.Lacan  » qui consiste à se mettre en deux camps et à
faire deviner le plus rapidement possible à ses partenaires, par le moyen
du mime, un mot donné secrètement par le meneur de jeu « .
N’est-ce pas aussi la place que Freud nous indique lorsqu’il a décrit
le jeu du Fort-Da ? Dans le groupe analytique, l’aspect de compétition
a totalement disparu. Il se rapprocherait de l’improvisation faite dans les
écoles d’art dramatique. Néanmoins, s’inspirant du jeu symbolique
du Fort-Da, il est très différent du jeu de rôle. Dans le
séminaire I, O.Mannoni fait cette remarque que si le mot chaise lui manque
(sic) et qu’il brandisse la chaise, ce n’est pas la chose qu’il emploie mais
le mot. Curieuse façon de dire que, par le moyen du mime, c’est-à-dire,
sans la chose, il ne peut y avoir que des représentations de mots ; ce
qui permet le jeu de la métaphore et de la métonymie. Le signifiant,
mais aussi la lettre.