Hablar de tango pendenciero no basta; yo diría que
el tango y que las milongas, expresan directamente algo que los poetas, muchas
veces, han querido decir con palabras : la convicción de que pelear puede
ser una fiesta…
Jorge Luis Borges, Historia del tango)
Deux hommes discutent non sans véhémence dans le métro.
L’un est d’origine étrangère. L’autre, qui a l’air d’être
confronté aux limites de sa patience, lui dit : » Mais dites-moi
donc, chez vous, la parole n’a aucune valeur ? » Son interlocuteur baissa
la tête.
Quand Cecilia Hopen amena cette petite histoire véridique au cartel
» Amérique latine » j’ai failli, pour ma part, crier Eurêka!
Depuis longtemps je me posais la question des » valeurs » dans la
colonisation, notamment celles du monothéisme et de l’écriture
apportés par les colonisateurs et qui venaient d’une façon inaliénable
argumenter dans le sens d’un progrès, d’un apport dû à
la conquête. Des travaux de Gruzinski et de Métraux m’ont permis
après de comprendre que cette idée même de progrès
fait partie d’une forme d’aliénation liée étroitement à la
conquête, puisque la découverte et la conquête de l’Amérique
marquent bel et bien le début de l’occidentalisation de la planète.
Pas besoin d’insister sur comment les progrès scientifiques de
nos jours vont à l’encontre des fonctionnements physiologiques élémentaires.
Et par physiologique, j’entends le nouage naturel entre le réel et le
symbolique. Il suffit de regarder de près l’administration inca ou mexica
(aztèque) pour savoir que ces deux défauts-là, l’écriture
et le monothéisme, n’ont pas empêché l’existence d’une organisation
sociale efficace et d’une éthique remarquable.
Revenons donc à la valeur de la parole.
Une des choses qui frappe beaucoup quand on immigre en France est la violence
verbale, les chaudes discussions des gens en colère. Les gens s’emportent…
par les mots. L’agressivité est poussée à bout… dans
la parole. Comme si les mots étaient à la fois épée
et bouclier dans le face à face avec le semblable.
Or, les choses ne se passent pas toujours comme ça. En Argentine, par
exemple, le crescendo de l’agressivité se résoud bien trop vite…
dans un passage à l’acte physique, dans un corps à corps, où
il n’y a plus rien à entendre, où le dire n’a plus de place, et
d’où les femmes sont exclues. (Les femmes ne peuvent que rester spectatrices
du déploiement ainsi promu de la bravoure des hommes. Cette exclusion
même constitue dès lors un dehors d’où faire entendre, résonner
un Réel qui leur restitue leur force en renforçant du même
coup une position hystérique qu’on peut qualifier d’immuable dans la
mesure où elle perpétue la plainte d’une victime qui se confond
avec l’ancêtre latino-américain.) Il est évident que le
rapport de force ainsi instauré est de l’ordre d’une tension agressive
spéculaire qui ne peut pas être symbolisée. On pourrait
dire qu’il s’agit de la répétition, de l’insistance encore de nos jours du rapport
de forces inaugural à l’origine des nations latino-américaines.
Mais, comment l’expliquer en Argentine quand on sait que le pays était
peuplé par des indiens plus ou moins nomades, contrairement aux deux
empires mexica et inca ? Il faut dire qu’au Mexique et au Pérou il existait
une aristocratie indienne reconnue en tant que telle par les Espagnols
et qui a joué un rôle très important dans le métissage
– il y a eu des femmes nobles à marier. Là où il y a eu
empire, les Espagnols se sont réduits à usurper le pouvoir; même
si pour cela ils devaient massacrer des populations entières, l’acte
violent symbolique par excellence a été de tuer le chef – considéré
bien sûr par les siens d’origine divine. Par contre, en Argentine, il
n’y a pas eu d’empire, mais une pluralité de tribus guerrières
et ennemies entre elles. Pas de richesses non plus. Pas d’or, pas d’argent.
La période des conquistadores s’achève en fait avec la
recherche infructueuse de El Dorado – dépités, à
demi-mourants, spectraux, ils constatent que là-bas, pas de richesse
facile. La convoitise les rendait aveugles devant l’autre richesse, celle de
la terre qui sera néanmoins partagée entre une poignée
de familles créoles (les colons espagnols) quelques générations
plus tard. Ils sont encore des nos jours les actuels propriétaires.
Il me semblait nécessaire de faire ce détour pour parler du tango.
Nous sommes au milieu du XIXe siècle. Le gouvernement de la jeune nation
décide de mettre en place une politique d’immigration. Celle-ci s’avérera
massive, inouïe. La population d’Argentine passera de 1 800 000 en 1870
à 7 900 000 en 1914 (la population actuelle de l’Argentine est d’une
trentaine de millions d’habitants). En 1914, la moitié de la population
de Buenos Aires est issue de cette immigration. La plupart sont des Italiens
(50%), et des Espagnols (30%), mais il y a aussi des Français (10%),
des Anglais (2%) quelques noyaux d’Europe centrale, et des Juifs. Seulement,
en arrivant, tous ces immigrants trouvent que les terres, même celles
récemment récupérées à l’Indien en Patagonie
sont déjà distribuées (contrairement à ce qui s’est
passé aux Etats-Unis). Par ailleurs, l’enjeu économique international
oblige le jeune état à céder aux grandes entreprises de
l’Europe capitaliste (Angleterre, France et Allemagne) leur implantation économique
et sociale .
Buenos Aires devient brusquement terre d’accueil de cette masse immigratoire
et ceci, à la même époque où les chroniqueurs du
tango situent son origine. Mégapole improvisée, on peut imaginer
la polyphonie des langues parlées, d’accents divers, de coutumes et traditions
populaires importées, traduites, oubliées ou regrettées.
Il est impossible de ne pas faire le rapport entre cet état des faits
et la nostalgie qui roucoule derrière les accords du tango – où
tout est dit et raconté sur la vie affective et quotidienne sauf la nostalgie
du pays, comme si un interdit venait frapper, d’évoquer ce qui faisait la différence avec un semblable tout
neuf, dont rien n’assurait qu’il parlât la même langue. Comment
ne pas imaginer cette étreinte toute neuve dans l’histoire de la danse
comme l’étreinte entre immigrants de diverses origines ? Comme l’érotisation
de la tension spéculaire là où la valeur de la parole défaille
puisque composite de plusieurs langues ?
Ce caractère essentiellement métissé du tango est facile
à démontrer.
Ses paroles partie du retour du refoulé de tout porteño ,
tellement l’affectif est exprimé d’une manière simple, familière.
Les paroles de tango traînent et circulent dans la vie de la ville. Le
lunfardo est la langue de Buenos Aires, une merveilleuse mémoire
pour celui qui est prêt à l’interroger ; on y trouve, par exemple
:
– sa syntaxe hispanique datée du XVe siècle (par exemple, l’emploi
du vos à la place de tu pour la 2e personne du singulier,
qui caractérise la langue parlée à Buenos Aires, provient
de l’usage péjoratif que faisait la Cour à l’égard de ses
serviteurs, puisque le vos avec le verbe conjugué à la
2e personne du pluriel était réservé à l’adresse
au roi),
– des tournures de phrases et une façon de poser la voix à l’italienne,
– des mots d’origine quetchoua chargés de signification comme yapa,
cancha, pampa ,
1. » Parler du tango bagarreur ne suffit pas ; je dirais que le tango
et que les milongas expriment directement ce que les poètes ont souvent
voulu dire avec des mots : la conviction que combattre peut être une fête.
»
2. Grunzinski Serge, L’histoire du nouveau monde, Fayard, 1991.
Métraux Alfred, Les Incas, Le Seuil, 1961.
3. C’est cette capacité de se tenir à la mesure (Petit
Robert : terme d’escrime : distance convenable pour porter ou parer un coup)
qui fait peut-être de l’étiquette un des traits caractéristiques
de la France à l’étranger.
4. Il ne faut pas pour autant nier l’élément indien dans le métissage
à l’origine de l’Argentin. La campagne contre l’Indien, la dernière
et définitive, est appelée la campagne al desierto, c’est-à-dir,
la campagne au désert ! Une expression populaire comme » te salio
el indio » (il t’en sort l’indien) désigne justement le moment
où le sujet laisse apparaître son côté sauvage et
authentique. En parlant avec un ami chilien, nous découvrons que l’équivalent
de cette dernière expression au Chili est » irse de madre « ,
s’en aller de mère, pensons simplement au fait que le sang indien des
Latino-Américains ne peut venir que du côté de la mère
– les mâles ne pouvaient en aucun cas ensemencer des femmes espagnoles
!
5. Dans les vingt dernières années du XIXe siècle, moins
de 2000 personnes s’approprieront 40 millions d’hectares.
6. On m’a offert un petit ouvrage sur la commune où je suis née,
dans la banlieue de Buenos Aires. Les auteurs décrivent donc l’histoire
et la géographie du lieu, pour passser ensuite à parler de la
» gente » (les gens) de ladite commune. Eh bien, il s’agit donc des
Britanniques avec distinction entre les Écossais, les Anglais, les Gallois
et les Irlandais, des Italiens, des Français, des Allemands et des Basques.
Il faut souligner néanmoins que si chaque communauté avait son
école, son lieu de culte, et son lieu d’activité sportive, elles
ne formaient pas pour autant des ghettos ou colonies mais se logeaient en se
mélangeant entre elles.
7. Habitant de Buenos-Aires
8. Argot.
9. La formule de politesse en espagnol utilise la forme Usted, conjuguée
à la troisième personne.
10. Lorsqu’un marché est conclu, la yapa est ce qu’on donne en
plus, un petit peu plus par amitié, ou en reconnaissance de la fidélité.
La cancha était pour les Incas un espace ouvert, ce mot désigne
de nos jours le terrain de sport, notamment celui de football. Il a été
admis par le Real Academia Espanola.
Le mot pampa veut dire en quetchoua la plaine, et aussi, le lieu public
de rassemblement.
– l’incorparation surprenante des mots des langues européennes avec
une phonétisation hispanique, etc.
Le rythme musical de tango se base sur celui de la habanera, rythme
cubain d’origine africaine exporté en Espagne, et revenu au Rio de La
Plata.
Le premier instrument du tango est la guitare à six cordes (espagnole)
et les accents de la musique traditionnelle rurale argentine qui l’ont adoptée
en premier ne manquent pas. A celle-ci s’ajouteront d’autres instruments d’origine
européenne : le piano, le violon, la flûte et le bandonéon.
Je crois pouvoir dire qu’il nous coûte de penser le métissé
comme ayant une identité propre. Il s’agit pourtant d’un fait qui est,
contrairement à ce qui se passe en Europe, antérieur à
la constitution des nations en Amérique. La revendication des origines
indiennes par les Mexicains, et celle des origines européennes par les
Argentins, pour ne donner que des exemples patents, démontrent cette
résistance au principe du métissage. Cela ne l’empêche pas
d’exister ! Et dans différents domaines : ethnique, bien sûr, mais
aussi linguistique et culturel. Le tango est un des exemples en Amérique
latine du métissage comme invention d’une troisième voie – un
produit culturel nouveau qui dépasse ses composants.
11. Nous sommes sensibles en tant qu’analystes à tout ce qui fait passer
de deux à trois. Le préjugé sur le métissage pourrait
se dire » ni l’un ni l’autre « , à quoi on peut maintenant ajouter
différent des deux.