Le syndrome de Fregoli
23 mai 2000

-

THIBIERGE Stéphane
Textes
Psychoses-Névroses-Perversions



Je vais vous parler donc, dans le cadre de ce cycle de conférences sur
un certain nombre de syndromes psychotiques, du syndrome d’illusion de FREGOLI.
Je ne vais pas vous faire un topo sur l’historique de ce syndrome, j’en
parlerai un peu , mais je vais l’aborder directement par ce qui m’a intéressé
dans la façon dont j’ai pu le travailler, et rattacher par là
ce que nous présente ce syndrome au fil de nos interrogations au cours
de cette série de séminaires.

Je partirai du point suivant, très simple en apparence, qui me parait
un bon point de départ . Ce qui caractérise un sujet normal –
ce qu’on appelle normal – un sujet qui n’est pas psychotique, pour faire bref,
c’est ceci : disons que notre rapport à la réalité
a ceci de caractéristique qu’il est fondé précisément
sur le fait que la réalité, en principe, nous la reconnaissons.
Nous la reconnaissons au sens où, lorsque nous nous levons le matin,
nous ne sommes pas étonnés de retrouver les mêmes objets,
les mêmes personnes, les mêmes numéros de téléphone
à leur place. Nous reconnaissons.

Or, ce qu’il y a de curieux, c’est que lorsque nous réfléchissons
un peu, nous remarquons que le fait que nous reconnaissons ainsi la réalité,
va de pair avec un autre fait tout aussi remarquable, qui est que nous n’identifions,
à proprement parler, rien dans cette réalité. Nous n’identifions
rien et c’est la condition à laquelle est subordonné le fait que
nous reconnaissons. Si la réalité nous est familière, c’est
parce que précisément nous n’identifions à peu près
rien. Je dis à peu près, parce qu’en réalité bien
sûr, il arrive que nous identifions quand même quelque chose. Lorsque
nous identifions quelque chose, c’est-à-dire lorsque quelque chose vient
faire rupture dans le ton de continuité dans lequel nous recevons la
réalité, quand quelque chose se signale de façon telle
à notre attention, que nous puissions dire que nous l’identifions, eh
bien en général ça s’accompagne de surprise, voire d’angoisse,
avec les corollaires de l’angoisse, c’est-à-dire ça peut aller
jusqu’au passage à l’acte.

La réalité que nous reconnaissons, est fondamentalement monotone
et c’est pour cela que nous la reconnaissons . Si je vous évoque ceci
comme point de départ, c’est parce que le syndrome dont je vais vous
parler, qui a été appelé le syndrome d’illusion de Frégoli,
a ceci de tout à fait notable qu’il nous présente un trait structural
des psychoses, mais qu’il nous le présente d’une façon
remarquablement isolée, remarquablement spécifique, qui tient
à ce que dans ce syndrome, c’est exactement l’inverse : le sujet
identifie, il identifie constamment. Il ne reconnaît pas, il identifie
et c’est cela qui fait tout l’intérêt de ce syndrome il identifie
un objet qui a pour caractéristique d’être toujours un et le même.

Alors, je vais vous dire un mot d’abord sur le contexte historique dans lequel
ce syndrome de Frégoli a été découvert et ça
permet d’ailleurs de faire la remarque suivante : ces syndromes dont
nous nous occupons au cours de cette série de conférences :
le syndrome de Cotard, l’automatisme mental, le syndrome de Frégoli,
par exemple ils ont pour caractéristique de ne pas être des syndromes
qui aujourd’hui sont spécialement connus des cliniciens. Je ne crois
pas que dans le DSM, dans sa version actuelle, ils soient répertoriés
comme tels. Or, ces syndromes, nous les avons hérités d’une période
de la psychiatrie française qui s’est avérée exceptionnellement
féconde précisément en ceci, que les cliniciens comme DE
CLEREMBAULT,ou comme ceux qui ont découvert le syndrome de FREGOLI, COURBON
, FAIL. Ces cliniciens, ce n’était pas des gens très versés
dans la psychanalyse…. Mais, ils étaient attentifs à ce que
disait le malade et ils ont été attentifs à isoler les
traits les plus caractéristiques, les traits que nous pourrions dire
structuraux de ce que ces malades disaient. Et c’est ça qui leur a permis
de dégager, à travers ces syndromes qui ont l’air comme ça
d’être des choses un petit peu curieuses, des étrangetés
à ranger au rayon des curiosités psychiatriques, ils ont isolé
à travers ces syndromes des traits fondamentaux de la psychose, c’est-
à- dire pas des choses locales, mais des traits fondamentaux. Et c’est
un des mérites de l’ouvrage de Marcel CZERMAK " Passions de l’objet",
ainsi que cet autre qu’il a publié tout récemment qui s’intitule
" Patronymies", comme vous savez,- mais Passion de l’objet" ça fait
déjà maintenant plus de dix ans que c’est publié,- c’est
un des mérites de cet ouvrage que d’avoir attiré l’attention des
analystes sur le fait que nous trouvons dans cette clinique classique, fréquemment
oubliée aujourd’hui, les voies d’un abord structural extrêmement
instructif des psychoses.

Alors, le syndrome de FREGOLI d’un mot, comment est-il apparu ? D’abord,
en quoi est-ce qu’il consiste ? Il consiste en ceci que le sujet, comme
je vous le disais tout à l’heure, identifie toujours le même, le
même persécuteur en lieu et place des autres auxquels il peut avoir
affaire ou côtoyer. Dans le cas princeps, dans le premier cas qui a été
identifié en 1927, la malade, c’était une femme, disait qu’elle
était persécutée par l’actrice ROBINE, grande actrice de
théâtre de l’époque, et elle disait " Robine m’envoie
des influx, elle m’impose des actes, elle m’oblige par exemple à me masturber
à certains moments, et elle fait tout cela sous des déguisements
les plus divers".

C’est-à-dire que non seulement Robine est capable de prendre l’apparence
de n’importe qui, mais elle est capable de transformer l’apparence des gens.
Ce qui fait que cette malade disait comment à travers ceux ou celles
à qui elle avait affaire, en réalité elle n’avait
toujours affaire qu’au même : Robine. Elle donnait donc à
ce persécuteur, à ce qui la tourmentait de cette façon,
un nom, et elle lui donnait toujours le même nom, Robine. Ce nom était
si vous voulez, pour elle, cette malade, ce nom était 1’identification
par elle de ce qui était au principe de ce qui la persécutait.
Alors, le nom, je vais l’écrire au tableau, je 1 "écris : N, tout
simplement pour désigner son importance. Vous remarquerez que dans des
syndromes comme le syndrome de Cotard, comme le transsexualisme, voire même
dans l’automatisme mental, le Nom, en particulier le nom propre est très
fréquemment atteint, il est touché, il n’opère plus. C’est
un trait commun à cette série de syndromes. Et dans le syndrome
de Frégoli, cette atteinte du nom propre est exemplaire, puisque tous
les noms propres des autres auxquels le sujet a à faire, de même
que toutes leurs images, toutes leurs apparences, sont réduits à
un seul et même nom propre: Robine. Dans ces syndromes le nom nomme toujours
le même UN.

Je fais ici un petit retour en arrière. Je disais en commençant
que ce qui caractérise le névrosé, c’est que la réalité
qu’il connaît, il la reconnaît au prix de ne rien identifier. Et
il est vrai que notre rapport à la réalité n’est supportable
qu’à la condition d’être fondamentalement, on peut dire ça
comme ça, abruti. Il faut que nous soyons relativement abrutis pour supporter
la réalité. Vous savez que Lacan désigne cela sous des
termes spécifiques mais très précis, puisque ce que nous
refoulons, ce que nous tempérons ainsi, en identifiant jamais rien ou
si peu dans la réalité, c’est ce que Lacan appelait la jouissance.
La jouissance, ce n’est pas du tout quelque chose qui nous est familier, contrairement
d’ailleurs à ce que pourrait nous laisser croire l’époque dans
laquelle nous vivons, une époque, qui, pour des raisons complexes, qui
tiennent aux modalités contemporaines du marché, de l’échange,
du commerce, etc., nous vivons une époque qui tendrait plutôt à
dire au sujet: "Eh bien vas-y, tu peux jouir, tu peux jouir autant que tu veux
! " On pourrait penser que cet impératif est un impératif plaisant,
agréable. En réalité, il n’en est rien. Nous constatons
en clinique, aussi bien chez chacun qu’à l’échelle sociale, que
cet impératif moderne est essentiellement angoissant. Pourquoi ? Parce
que nous ne supportons pas la jouissance, je veux dire les névrosés,
les gens ordinaires ne supportent la jouissance que dans la mesure où
elle est tempérée, c’est-à-dire dans la mesure où
elle nous permet d’éprouver notre être comme un corps et comme
un corps ayant une unité, comme un corps que nous nous représentons
comme permanent, comme le même. C’est ce que je vous disais tout à
l’heure, le matin nous nous réveillons, nous nous voyons dans la
glace, nous nous reconnaissons.

Cette sorte de manière dont nous parvenons plus ou moins bien, ou plus
ou moins mal, à faire en sorte que la jouissance, pour nous, soit compatible
avec la forme unitaire d’un corps, ça ne va absolument pas de soi. Et
si je me permets de faire cette remarque en commençant, c’est que ces
syndromes dont nous parlons cette année dans les psychoses, le
syndrome de Cotard, le transsexualisme, le syndrome de Frégoli, les toxicomanies
aussi, ce sont des structures cliniques dans lesquelles le rapport du sujet
à la jouissance n’est

Absolument pas agencé de la même manière que pour nous.
Autrement dit, la conséquence, c’est que le corps auquel nous avons
à faire chez de tels sujets et dans de tels syndromes, n’est pas celui
par rapport auquel nous nous orientons d’habitude. Quand vous examinez quelqu’un
présentant un syndrome de Frégoli, si vous essayez de vous repérer
par rapport à l’idée que vous vous faites de ce qu’est un corps
pour nous normal, c’est-à-dire, un et organisé avec des organes
tels que les répertorie l’anatomie, vous n’avez aucune chance de vous
en tirer. La seule chance que vous ayez de vous en tirer, c’est de suivre les
propos de ces malades, et les propos de ces malades donnent les coordonnées
d’une jouissance et d’un corps absolument inintégrables à l’image
du corps, c’est-à-dire à l’image spéculaire.

Justement, sur cette question de l’image spéculaire, le syndrome de
Frégoli, est tout à faire remarquable. C’est un syndrome qui n’est
pas aussi rare qu’on le pense. Une fois qu’on l’a repéré, on découvre
qu’il n’est pas si rare que ça. Le syndrome de Frégoli, c’est
un syndrome dans lequel de manière exemplaire, l’image du corps et le
Nom qui désigne cette image sont séparés. L’image du corps
si vous le voulez bien, je vais l’écrire de la manière dont Lacan
l’écrit très simplement, mais ça change quand même
les choses de l’écrire comme ça, je l’écris: i.

Si j’écris au tableau, ce n’est pas pour le plaisir d’écrire
au tableau, c’est parce que j’attire votre attention sur ce fait que, dès
lors qu’on écrit les choses, justement on ne se trouve plus dans les
coordonnées, dans l’horizon habituel qu’on appelle celui de la reconnaissance.
Quand on écrit, on a affaire à des lettres et les lettres, c’est
quelque chose qu’on ne reconnaît pas, mais qu’on identifie. C’est
même si vous y réfléchissez, un des seuls objets qu’en tant
que névrosé nous serions capables d’identifier. Par contre, nous
ne reconnaissons pas les lettres. Si vous êtes dans un endroit que vous
connaissez plus ou moins, mais que vous n’êtes pas sûrs de connaître,
vous allez vous dire "tiens, c’est comme ça, oui … ", en réfléchissant
un peu, vous pouvez vous dire "oui, finalement je connais cet endroit". Mais
si je vous écris par exemple la lettre "a", bien sûr vous avez
l’impression que vous la reconnaissez, mais en réalité vous ne
la reconnaissez pas, vous l’identifiez. Vous ne pouvez pas la reconnaître,
vous ne pouvez pas arriver en la regardant, en l’examinant attentivement,
à vous dire "oui, finalement c’est bien là quelque chose que je
connais et que je reconnais". La preuve, c’est que si je vous écris une
lettre comme ça: * (caractère chinois) vous ne la reconnaissez
pas. Ou bien vous l’identifiez ou bien vous ne l’identifiez pas, mais vous ne
pouvez pas dire que vous la reconnaissez plus ou moins : " oui, c’est
vaguement ça".Non, c’est: (" j’identifie ou je n’identifie pas".

C’est important de souligner ce caractère de l’écriture et de
la lettre, parce dès lors qu’on passe à l’écriture, on
est capable, même lorsqu’on ne s’en rend pas compte, de repérer
des choses que l’on ne repère absolument pas quand on se fie à
ce qu’on croit entendre par exemple de ce qui nous est dit. Si je fais
cette remarque, c’est que ces psychiatres qui ont découvert le syndrome
de Cotard, de Frégoli, etc … c’étaient des psychiatres,
, quand vous lisez leurs textes, vous vous apercevez que ce n’étaient
pas nécessairement des gens brillants., mais ils avaient cette habitude
excellente et qui malheureusement aujourd’hui est en train de plus ou moins
se perdre : les propos de leurs malades, ils les écrivaient systématiquement.
Et en les écrivant, qu’ils s’en rendissent compte ou non, ils
situaient les choses sur un plan qui n’avait plus aucun rapport avec ce
qu’ils croyaient en comprendre.

Vous assistez ainsi, lorsque vous lisez les textes sur ces syndromes, et sur
la manière dont ils ont été découverts, à
un phénomène très étrange Et la description du syndrome,
sa caractérisation, sont faites par ces psychiatres, de façon
remarquable. Par contre, le sens qu’ils leur donnent, les explications
qu’ils leur cherchent, sont le plus souvent décevants. Autrement
dit, quand ils cherchent à comprendre, à reconnaître, ils
se trompent mais quand ils notent ce qui est livré à leur observation,
notamment ce qu’ils en couchent sur le papier, là, ils ne se trompent
pas.

Et c’est comme cela que le syndrome de Frégoli a été
découvert par COURBON et FAIL Ils se sont rendu compte de ceci, que la
patiente, la malade, nommait toujours identiquement ce dont elle parlait comme
la persécutant. Et c’est à partir de là, à
partir des caractéristiques grammaticales du syndrome, qu’ils ont
été amenés à l’isoler comme tel.

Un autre point mérite d’être brièvement relevé,
c’est que ce syndrome nous montre l’importance des déterminations
logiques et des déterminations de structure en clinique. Je veux dire
qu’il n’a pas été découvert n’importe quand,
il a été découvert en 1927. En 1923, Joseph CAPGRAS et
Jean REBOUL-LACHAUX avaient isolé un syndrome très curieux, qu’ils
ont appelé syndrome d’illusion des sosies. Pour arriver au syndrome
d’illusion des sosies, CAPGRAS avait remarqué chez une persécutée
délirante, un petit quelque chose qui l’avait retenu. Il disait
voilà, c’est une persécutée, mégalomane, délire
de persécution et de grandeur, tout cela c’est classique, mais il
y a quelque chose qui ne colle pas dans ce genre de tableau, c’est que
cette femme à chaque qu’on lui présente la même personne,
elle dit : " c’est pas la même personne, je reconnaît
les traits, c’est à peu près le même visage, c’est
à peu près la même apparence, mais en réalité,
ce n’est pas la même personne c’est un sosie. "CAPGRAS
a isolé dans ce tableau un peu particulier, quelque chose qu’il
a dit être un symptôme très particulier, et il a décrit
ce symptôme. Ensuite, il a eu l’occasion d’observer une autre
malade, qui présentait le même symptôme, et ça leur
est apparu suffisamment important à ces psychiatres pour qu’en à
peine deux ans, on distingue ce symptôme comme un syndrome : ils
avaient pigé qu’il y avait là, quelque chose qui dépassait
simplement le coté phénoménologique, descriptif de la maladie,
mais qui nous donnait un trait structural qui méritait d’être
isolé au titre d’un syndrome. Dans le syndrome d’illusion des
sosies, au fond, ce que les psychiatres ont repéré c’est
quelque chose comme : le même est toujours autre. C’est assez
caractéristique, la patiente du cas princeps d’illusion des sosies,
on lui présenta sa fille cent fois dans la journée, et elle disait :
"  J’ai eu affaire à cent sosies différents de ma fille,
ce n’est pas ma fille, c’est un sosie ". On a appelé cela
le syndrome d’illusion des sosies ou syndrome de Capgras. Quand il est
apparu, cela a fait gamberger les gens, c’était en 1923. Et en 1927,
COURBON et FAIL voient arriver la malade dont je vous parlais tout à
l’heure, qui reconnaissait toujours le même à travers ses
différents autres. Et ils se sont dit : logiquement c’est l’inverse
du syndrome de Capgras. Vous voyez comment là, la structure du langage
la plus élémentaire soutient des différences articulables
de syndromes psychotiques qui sont livrés à l’état
pur et séparément.

Dans l’illusion des sosies, le même est toujours autre. Et dans
le syndrome de Frégoli, l’autre est toujours le même. Ce n’est
pas rien, le fait d’isoler des systématisations délirantes
minimales, foc alisées sur des structures aussi simples dans leur
formulation logiques .

Je n’ai pas le temps de vous développer tous les aspects du syndrome
de Frégoli, mais pour aller à l’essentiel, ce qui est remarquable,
c’est que les syndromes comme l’automatisme mental, comme le syndrome
d’illusion des sosies, comme le syndrome de Frégoli, ont été
découverts à une époque extrêmement féconde
de la psychiatrie française en particulier. Là dessus, en 1936,
et en 1946, Lacan sort de sa poche le stade du miroir. Si vous interrogez les
gens sur le stade du miroir, vous constaterez facilement que tout le monde pense
que le stade du miroir est du au génie de LACAN ce qui est vrai d’ailleurs,
à ceci près, qu’il ne l’a pas sorti seulement de sa
poche. En réalité quand on regarde d’un peu près la
clinique, de l’automatisme mental, la clinique que nous livre les syndromes
tels que celui de l’illusion des sosies ou de Frégoli, on aperçoit
ce que LACAN a remarquablement théorisé, il l’a fait en ramenant
les fils de plusieurs phénomènes différents à un
phénomène fondamental, qu’il a caractérisé
dans la conception du stade du miroir.

Ensuite, il est allé un tout petit peu plus loin dans l’élaboration
de ce stade du miroir. Vous savez que plus tard, il a été amené
à définir la forme spéculaire, la forme dans le miroir,
qui donne consistance à notre corps,à notre corps de névrosé,
en tant que nous l’imaginons comme un. Il n’est pas du tout un ce
corps, mais nous l’imaginons comme un, parce que nous refoulons, nous tempérons
la jouissance de ce corps.

Plus tard, dans son enseignement, après le stade du miroir, LACAN a
écrit la formule de l’image spéculaire sous la forme d’une
écriture extrêmement simple : i(a). Qu’est ce que i(a) ?
Sans trop entrer dans les détails, ça indique ceci : nous
ne nous reconnaissons nous-mêmes, nous ne pouvons nous orienter par rapport
à notre image( et vous savez qu’il n’y a que ça qui
nous oriente dans la vie, pratiquement) , qu’à la condition
de ne pas jouir. C’est d’ailleurs ce que disent généralement
les névrosés, quand ils ne vont pas bien, et qu’ils viennent
sur le divan, ils disent : ça ne va pas, je m’ennuie, ou bien
je fais ceci ou cela pour différentes raisons. Effectivement, ce qui
caractérise le fait que l’image spéculaire soit reconnaissable
et constituée, c’est que comme je vous le disais, nous n’identifions
pas. Et plus précisément, grâce à ce que Lacan a
théorisé, nous pouvons dire : nous n’identifions pas
l’objet que Lacan nomme a, nous n’identifions pas cet objet, dont
cette image spéculaire est faite pour symboliser le refoulement.

Je dis symboliser car l’image du corps est bien le symbole de quelque
chose. Qu’est ce que c’est qu’un symbole ?C’est une
chose qui est mise à la place d’une autre, et qui la représente.
Nous pouvons tout à fait dire que l’image du corps, dans la mesure
ou elle est constituée comme image, dans la mesure ou nous y croyons,
où nous l’aimons, où nous en sommes amoureux, dans la mesure
où elle fonde le narcissisme, où elle n’est pas délitée
et décomposée comme dans le syndrome de Frégoli- parce
que dans le syndrome de Frégoli, il y a cet aspect tout à fait
important que le corps de la malade est complètement décomposé,
puisqu’elle dit : c’est Robine qui commande mes gestes, c’est
Robine qui a mes yeux, etc, etc. nous avons donc affaire à un corps complètement
démantelé.

Ce qui commande au contraire l’unité sous laquelle nous percevons
l’image du corps, c’est qu’elle est le symbole de quelque chose ,
elle est mise à la place de cet objet que nous n’identifions pas.
C’est parce que nous n’identifions jamais l’objet en tant que
névrosé que nous pouvons reconnaître l’image spéculaire
et à l’inverse, c’est parce que le sujet dans la psychose(
et encore on peut se demander si on peut parler de sujet dans la psychose,),
en tous cas le malade ou la malade, dans la psychose ne peut reconnaître
en aucun cas son image spéculaire : soit il va dire comme dans le
Cotard qu’il n’a plus d’organes, qu’il n’a plus de
trous, qu’il n’a plus d’orifices, soit il va dire comme dans
le syndrome de Frégoli : mon regard a été pris par
Robine, mes yeux…etc. Elle me force à faire des gestes etc le sujet
dans ce cas là ne peut plus reconnaître mais en revanche, il identifie.

Et ce qu’il y a donc de remarquable dans le syndrome de Frégoli,
c’est qu’il nous présente, de façon parfaitement épurée
en structure, quelque chose qui est présent dans toute psychose finalement,
c’est à dire une identification de l’objet. Dans le syndrome
de Frégoli, c’est parfaitement clair, puisque cet objet il est désigné
comme un, comme le même, comme un nom propre, un nom qui n’a pas
de signification (Robine dans le cas princeps), et toujours le même nom
propre. Le syndrome de Frégoli nous donne à l’état
isolé, quelque chose qui est souvent beaucoup plus éclaté
dans d’autres psychoses.

Dans le transsexualisme par exemple, le transsexuel quand il s’agit de
la forme psychotique, du transsexualisme, dit exactement la même chose
que dans le Frégoli, c’est à dire qu’il est persécuté
par un UN qui est toujours le même et cet un, il exige qu’on le nomme
et qu’on le lui donne .Vous savez que les transsexuels demandent régulièrement
et de façon impérative qu’on change leur prénom( je
passe sur la différence entre le nom et le prénom, il s’agit
quand même de nomination). Ils demandent qu’on leur donne le nom
de cet objet un et toujours le même, qui les persécute, et au titre
de quoi ? au titre de ce que régulièrement, ils expliquent
qu’ils ne sont pas , qu’ils n’incarnent pas une femme, mais La
Femme, la seule, la véritable, La Femme réelle. Et les transsexuels
disent régulièrement que les femmes de la réalité
sont des semblants de femme. Exactement comme SHREBER dit que les hommes et
les femmes qu’il voit sont des trucs torchés " à la
six-quatre-deux ", mal fichus, mal fagotés, pas réels. Alors
que le transsexuel dit en général : " La femme, c’est
moi. Et il ne dit pas ça dans le sérénité, il dit
cela dans le morcellement d’un corps dont il est en train de rattraper
les morceaux qui fichent le camp.

Vous voyez que cet aspect d’identification de l’objet comme tel,
entraînant corrélativement un délitement de la reconnaissance,
cet aspect là, le syndrome de Frégoli en donne une illustration
clinique parfaite, et c’est ce qui le rend très étonnant.

Seulement, pour revenir à ce que je disais au début, les psychiatres
n’ont pu découvrir l’intérêt de ce syndrome et
même découvrir sa structure qu’en écrivant les propos
de leurs patients, en mettant cela par écrit. Et d’une façon
plus générale, on remarque qu’en clinique, on n’a pas
du tout le même abord des choses, en tous cas, certainement quand on commence,
après les choses se présentent peut être un peu différemment,
mais on n’a pas du tout le même abord des choses selon qu’on
les prend à partir de ce qu’on a cru en recevoir et en comprendre,
ou à partir de ce qu’on en écrit. On est souvent tout étonné
en relisant les écrits cliniques, en relisant avoir noté des choses
que l’on avait pas vues au départ.

Alors, pour ce qui me concerne dans ce genre de clinique, quand on a l’impression
de comprendre -LACAN l’a souligné souvent- La difficulté
pour nous, et l’intérêt de cette clinique, c’est que
de fait, on n’y comprend rien, et c’est ce qui donne la chance aussi
d’être un peu moins bête qu’on l’est, parce qu’on
se protège comme ça c’est pas un défaut, on ne peut
pas faire autrement. Mais avec des syndromes comme ceux-là, disons que
ça nous lave un peu de cette compacité avec laquelle nous nous
précipitons littéralement pour comprendre les choses. Là,
c’est impossible. Ecoutez un transsexuel par exemple ?ou un paranoïaque,
qui vous parle de son image du corps, eh bien, vous ne comprenez pas très
bien.

J’ai eu l’occasion, il n’y a pas longtemps, d’avoir un
entretien avec un sujet paranoïaque, qui présentait cette caractéristique
qu’il percevait facilement que l’image de son corps ne tenait pas .
Lorsque je lui demandais s’il lui arrivait de se regarder dans un miroir,
il me disait non et lorsqu’il m’expliquait sa problématique,
il apparaissait que ce sujet passait son temps à se transférer
d’un lieu à un autre, il était toujours en train de se transporter,
c’est à dire qu’il ne pouvait pas supporter la coexistence
de ses différents morceaux dans un même temps et dans un même
lieu, il ne pouvait se supporter que dans la mesure ou il se déplaçait.
Donc, il était sans arrêt en train de programmer des déplacements :
de chez lui à une station de métro, de telle station à
telle autre, puis de la station à l’hôpital… il faisait
en permanence tout un circuit articulé à ceci qu’il ne pouvait
pas tenir en place.

Une dernière chose : i(a) et le stade du miroir, LACAN ne les a
donc pas sortis comme ça. LACAN connaissait cette clinique. Dans une
thèse qui est due à une certaine Mlle DEROMBIES, une personne
fort intelligente, en 1935, une thèse sur l’illusion des sosies,
elle cite une observation des sosies qui lui a été prêtée
dit-elle par le docteur LACAN.(…) La structure de i(a) et du stade du miroir
c’est difficile à repérer chez les névrosés.
Par contre dans un syndrome comme celui de Frégoli, vous avez le nom
d’un coté, vous avez l’image d’un autre coté, puisque
le malade dit : " Lui, c’est pas lui, c’est Robine ",
donc, l’image et le nom sont disjoints, l’image tombe d’un coté,
le nom d’un autre et puis l’objet tombe d’un troisième
coté, il est parfaitement visé, c’est Robine. C’est
un objet autonome, xénopathique, un, toujours le même. Ces coordonnées
là,(le nom, l’image, l’objet), repérer leur incidence
dans la névrose, c’est beaucoup plus difficile parce que l’image
est tellement faite pour méconnaître l’objet, qu’il faut
souvent toute une analyse, et encore, pour qu’un sujet soit capable soit
en position d’articuler un peu quelque chose de cet objet qui le mène.
Ce qui fait qu’on peut soutenir, c’est ce que j’essaie de faire
dans ouvrage qui va paraître, que cette écriture que LACAN a produit
l’image spéculaire notée i(a), qui ne tient que par l’opération
que symbolise le nom propre( c’est à dire la castration), ces coordonnées
de l’image spéculaire, il y a fort à parier que LACAN les
a trouvées dans les psychoses, mais à l’état séparé,
disjoint, dans ces syndromes comme le syndrome de Frégoli, ou le syndrome
de l’illusion des sosies.

Prenez aussi l’automatisme mental dont LACAN faisait grand cas, il est
clair que ce qui le définit fondamentalement, c’est une structure
en écho, c’est à dire le fait que le sujet reçoit
directement son message de l’Autre, sans inversion , ce qu’on
appelle le syndrome SVP "  salope-vache-putain ", " tu fais ceci,
tu fais cela, maintenant tu vas dans telle pièce. " là, il
n’y a pas de forme inversée : le sujet est directement articulé
à l’autre mais cet écho de la pensée, cet automatisme
mental c’est clairement une des sources de Lacan dans la mise au jour du
stade du miroir. Puisque le stade du miroir, la reflexion spéculaire,
c’est précisément le dispositif en écho qui tempère,
qui permet de méconnaitre la srtucture reduplicatoire élémentaire
de l’automatisme mental et de la psychose, c’est-à-dire de
l’objet. Et il me paraît tout à fait avéré que
l’automatisme mental de DE CLERAMBAULT a donné à LACAN, avec
ce syndrome que j’évoquais, des fils dont il a eu le génie
de reprendre la trame. Il a lié tout ça dans une élaboration
tout à fait inédite, tellement inédite d’ailleurs
que nous n’en tenons pas grand compte.

Il est vrai qu’il peut sembler difficile de saisir ce que LACAN énonce :
or, ce qu’il énonce, c’est aussi d’une grande lisibilité,
d’une lisibilité élémentaire, à partir du moment
où on veut bien faire l’effort de ne pas trop vite chercher à
reconnaître ce dont il s’agit et accepter d’en passer par ce
que disent les malades.