Je vais essayer d’éclairer un bref paragraphe qui, parmi bien d’autres, a accroché ma lecture au titre de son opacité et des signifiants qui y président – division du sujet, impossible, réel – ainsi que de la figure physique censée l’expliciter et dont l’énoncé m’a pour le moins déroutée.
"Mais autre chose est cette formule du mi-dire à quoi se contraint la vérité, autre chose cette division du sujet qui en profite pour se masquer. Car la division du sujet, c’est bien autre chose. Si où il n’est pas, il pense, si où il ne pense pas, il est, c’est bien qu’il est dans les deux endroits, et même, dirai-je, que cette formule de la Spaltung est impropre. Le sujet participe du réel en ceci justement qu’il est impossible, apparemment. Ou pour mieux dire, si je devais employer une figure, au reste qui ne vient pas là par hasard, je dirai de lui comme de l’électron : là où il se propose à nous à la jonction de la théorie ondulatoire et de la théorie corpusculaire, et où ce que nous sommes forcés d’admettre, c’est que c’est bien en tant que le même qu’il passe par deux trous distants, et en même temps. L’ordre donc de ce que nous figurons par la Spaltung du sujet est autre que celui qui, comme de la vérité, ne se figure qu’à s’énoncer d’un mi-dire". (Leçon du 11 mars 1970, p. 118-119)
Lacan évoque ici directement l’un des fondements de la physique quantique ; celui de la dualité ondulatoire et corpusculaire de la matière, c’est-à-dire le fait que tout objet quantique se comporte à la fois comme une onde et comme un corpuscule et qu’il y a inadéquation à rendre compte des propriétés de l’objet à l’aide d’un seul concept pris isolément. L’expérience qu’il évoque est celle dite des trous – ou fentes – de Young, en référence à Thomas Young, physicien anglais qui, en 1801, démontra à l’aide d’un dispositif optique la nature ondulatoire de la lumière, théorie qui, à l’époque, s’opposait à la théorie corpusculaire soutenue notamment par Newton. Le dispositif consistait à interposer une plaque percée de deux trous entre une source lumineuse et un écran. Si la lumière était de nature corpusculaire, on se devait de recueillir l’image de deux taches lumineuses sur l’écran. Mais le résultat était tout autre laissant apparaître des taches circulaires certes mais striées de franges sombres et brillantes, franges d’interférence signant le caractère ondulatoire de la lumière. Cette expérience sera par la suite étendue et complexifiée, notamment dans le cadre du dispositif rapporté par Lacan. Celui-ci évoque le cas où la source consiste en l’émission un par un de corpuscules, en l’occurrence d’électrons. Le résultat est déconcertant puisque l’on observe, petit à petit, la formation de franges d’interférences. Cela est ininterprétable avec la physique classique selon laquelle chaque électron ne peut passer que par l’un des deux trous. L’interprétation quantique de ce phénomène permet quant à elle d’en rendre compte en postulant que chaque électron, dans un état superposé, est passé par les deux trous à la fois et a donc ainsi interféré avec lui-même.
Cette expérience figurerait alors, mieux que ne le font les termes de Spaltung, de division ou de déchirure, ce qu’il en serait de la structure subjective puisque ces termes laisseraient accroire à une possible alternance d’un terme l’autre, ou d’un lieu l’autre. Le sujet divisé pourrait se tenir alternativement dans l’un ou dans l’autre. Or Lacan insiste sur le fait qu’il est dans les deux endroits en même temps – à l’instar de l’électron – et que, de ce fait, le sujet participe du réel en ceci justement qu’il est impossible. L’ordre de la division du sujet est autre chose que celui du mi-dire de la vérité, ajoute-t-il. Comment entendre cela, si ce n’est de par la radicalité même de l’opération en jeu, laquelle met en cause l’instance du réel comme impossible ?
La définition même du sujet comme représenté par un signifiant S1 pour un autre signifiant S2 est, me semble-t-il, la clef nous permettant de tenir compte de cet impossible par un abord logique et topologique. Cette écriture du sujet comme effet du langage est en effet une définition topologique minimale où le sujet, toujours supposé, se voit représenté par la coupure entre S1 et S2 déterminée par la chute de l’objet cause. Le sujet divisé s’offre ainsi hypothétiquement et radicalement comme faille et ne saurait prétendre à une quelconque unité ou entification. Nulle saisie positive n’en est possible et s’il se manifeste dans un mouvement d’éclipse, c’est pour disparaître aussitôt sous le signifiant censé l’attraper. Sa pleine articulation est donc impossible et il ne subsiste qu’à la condition de son inachèvement ; la rencontre avec l’objet ou l’accord enfin réalisé avec l’Autre se paient d’un prix, celui de la disparition de la demande et du désir, c’est-à-dire in fine de la mort du sujet. L’impossible serait ici, pourrait-on dire, la condition du sujet.
Mais cet impossible à être identifié ou représenté par un trait est aussi un fait de structure qui renvoie à l’impossible clôture du champ qui le soutient. La "vérité" du sujet divisé est telle qu’au sein du symbolique où il se loge, il y a de l’indémontrable pour vrai et c’est là que le réel comme impossible se place ; c’est le théorème d’incomplétude de Gödel. Les dimensions du réel et du symbolique sont ici consubstantielles de son existence.
Une autre formulation de l’impossible dont le sujet participe se retrouve dans l’énoncé du cogito cartésien repris par Lacan selon l’articulation logique et topologique de l’aliénation. Le décentrement des deux termes du cogito, leur reprise en négation ainsi que l’introduction de la logique du choix forcé interne au langage, impliquent la division et la nécessaire amputation du sujet. À tenter de me situer du côté de S1, alors je suis là où je ne pense pas, du côté de S2, je pense là où je ne suis pas. Tout côté choisi comporte et sa perte et son impossible représentés de l’autre côté de l’alternative. Toute tentative d’univocité produit l’éclipse du sujet du mouvement même de son entame. Le sujet divisé participe ici d’un réel en tant qu’il n’est ni dans l’un ni dans l’autre tout en n’étant pas sans être et dans l’un et dans l’autre à la fois.
Cette aporie, irreprésentable, en évoque une autre : celle de la définition moebienne du sujet et du signifiant comme coupure et étoffe à la fois. Cette formalisation radicale est déconcertante à plus d’un titre et nous permet d’entrevoir quelque chose du réel en jeu. Il est impossible en effet de se représenter l’identité d’une surface et de la coupure qui la détermine en structure, sans avoir à en passer par la découpe réelle, le long de sa ligne médiane, ligne sans point, de cet étrange objet qu’est une bande de Moebius. Et puis, prendre cette formulation un peu au sérieux n’est pas sans conséquences dans la pratique de l’analyse puisque ce qui la conditionne, nécessairement, est justement la supposition d’un sujet qui pourrait tenir compte du type de détermination dont il est l’effet ; c’est là sa responsabilité. À le situer comme coupure, c’est se débarrasser à coup sûr de toutes les pelures et consistances diverses qu’il est si tentant de lui prêter, c’est s’alléger de l’imaginaire de la sphère et de la complétude qui nous englue, mais le prix à payer est pour l’opérateur que la rupture introduite par la question du sujet ne le laisse plus en paix. Marc Darmon a récemment posé cette question qui m’a un peu réveillée : comment s’adresser à une coupure ? Ce que je fais ici est en rapport, je l’espère, avec cette secousse.
Pour terminer, je voudrais revenir, mais là encore plus aléatoirement quant à la pertinence, sur cette figure du sujet qui se situerait en deux lieux en même temps. Alors dans un premier temps, je suis aidée par Charles Melman qui, dans son séminaire Pour introduire à la psychanalyse aujourd’hui, déplie soigneusement cette hétérotopie entre S1 et S2. Le sujet, représenté par un signifiant pour un autre signifiant choisit de se faire représenter soit par l’un soit par l’autre et ce avec des conséquences quant à sa modalité d’expression puisque ces deux signifiants relèvent de deux espaces différents. L’espace du S1, signifiant maître, appartient au champ de la réalité, marqué par la castration et isolant un impossible. Le sujet représenté par S1 se voit, de ce fait, organisé par une logique fondée sur l’existence d’un impossible ; logique d’exclusion où a et non a ne peuvent coexister. L’espace de S2 est, lui, le champ du réel, comme tel sans impossible et sans logique d’exclusion ; a et non a y coexistent sans tension. Le sujet divisé, même s’il prend parti quant au camp dont il se réclame, s’avère néanmoins fondamentalement boiteux puisque relevant en structure d’une duplicité hétérotopique.
Mais, cette hétérotopie est également la condition de naissance, si je puis dire, du sujet puisque c’est au moment où S1 intervient sur S2 que surgit le sujet divisé. L’extériorité de S1 par rapport à S2 est une nécessité logique ; il ne peut opérer que d’une position d’extériorité sur une batterie de signifiants, déjà là et articulés entre eux. Il tient sa valeur opératoire de faire résonner la batterie du S2 pour la mettre en ordre et engendrer la chaîne signifiante. De cette même frappe, première affirmation, il fonde le trou dans l’Autre, lieu du refoulement originaire et cause de la structure de L’Autre. Celui-ci se voit dès lors organisé comme un espace ouvert où la répétition indéfinie des signifiants ne fait jamais cesser le recul à l’infini de la faille dans l’Autre, trou interne venant s’identifier et se conjoindre avec l’enveloppe externe réalisant une mise en continuité caractéristique du cross-cap ou de la bouteille de Klein (confer les leçons 3 et 4 du séminaire D’un Autre à l’autre où Lacan élabore la paire ordonnée). Le sujet, lui, appendu au lieu de l’Autre dans une répétition infinie de signifiants ne pouvant ni se signifier ni se comprendre eux-mêmes, en appelle logiquement, pour pouvoir être représenté, à un autre signifiant. Le point de difficulté que je rencontre est celui du lieu de recel de cet autre signifiant et, de fait, c’est la même difficulté qui vaut pour le S1 puisqu’il n’est au fond qu’un signifiant élu et prélevé au sein de S2. Comment peut-il à la fois appartenir à un champ et être dans la nécessité logique – d’après-coup, il est vrai – ne plus lui avoir appartenu pour y trouver son efficace ? Je suis sans doute prise dans un paradoxe, mais peut-être y a-t-il là quelque chose du réel du sujet qui s’évoque. C’est une question et une question que j’accole à celle de l’ex-istence du sujet, c’est-à-dire, comme Lacan l’articule, à ce qui se situe ailleurs, hors de l’Autre, et d’où découle son impossible universalisation qui : "démontre non pas que le sujet n’est point inclus dans le champ de l’Autre, mais que ce qui peut être le point où il se signifie comme sujet, est un point disons entre guillemets extérieur à l’Autre, extérieur à l’univers du discours". (D’un Autre à l’autre, leçon du 4 décembre 1968)
Alors je suis ramenée à notre électron et à l’insatisfaction mêlée de scepticisme générée par l’interprétation quantique selon laquelle il est passé par les deux points à la fois. L’expérience peut se poursuivre en cherchant à savoir par quel trou il est réellement passé et, effectivement, cela peut se mesurer, on peut détecter là où il est passé, un seul trou en l’occurrence. Mais, ce résultat s’accompagne d’un phénomène surprenant : la disparition de la figure d’interférence signataire de l’état superposé dans lequel l’électron se trouvait, c’est-à-dire de la perte de sa fonction d’onde. La mesure a donc interféré avec l’état même de l’électron en l’amputant en quelque sorte de sa dualité. Pour notre sujet, cela illustre je crois son impossible saisie ou clôture et le caractère irréductible du réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.