Il y a un poème sublime que connaissent tous les Italiens, Fabricio Gambini va nous le dire :
Ognuno sta solo sul cuor della terra Chacun se tient seul sur le cœur de la terre
trafitto da un raggio di sole : Transpercé d’un rayon de soleil :
ed è súbito sera. Et soudain c’est le soir
Dans ces vers de Quasimodo, l’homme se tient debout et vivant par une délégation du père, transpercé par son rayon qui l’anime de ce qu’on a appelé longtemps l’âme. Ainsi il participe à l’Être et se situe dans la « dynastie des représentations » (l’expression est de Foucault). Il me semble que cela continue sans hiatus chez nous modernes, même si la Raison a remplacé la lumière du monothéisme.
Or « le sujet, ce n’est pas l’homme. S’il y a des gens qui ne savent pas ce que c’est que l’homme, c’est bien les psychanalystes ! » dit Lacan dans la leçon du 6 mars.
Le sujet n’est pas du tout un équivalent, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas à l’origine, il est, dit Lacan, un effet. Mais de quoi ? Un effet du langage, un effet du signifiant. Bernard citait ce passage de La logique du fantasme : « le signifiant ne désigne pas [le sujet], il l’engendre[1] »
Dans la leçon d’aujourd’hui, Lacan va plus loin. Il parle d’un bivium, un mot latin qui signifie le lieu où deux chemins aboutissent… et par dérivation, double voie, ou même doute sur deux voies à prendre : un bivium pour la pensée (qu’on peut donc écrire soit la pensée soit l’appensée en un seul mot). Pourquoi pas une « bifurcation » ? Peut-être pour éviter de superposer avec les arêtes du tétraèdre Ou parce qu’en général le sujet revient là d’où il était parti. Sauf parfois dans l’acte.
A/ Le première voie du bivium est celle de la religion, de la science et même, dit Lacan, de la réalité commune
L’effet de sujet y est présent, mais masqué (comme dans le poème).
C’est la voie de la science, dont ce n’est pas un hasard si elle s’est épanouie dans le monothéisme. Descartes a donné la formule du je pense donc je suis. Je participe donc à l’Être majuscule.
Dans les deux cas, l’être du sujet est comme forclos, et on peut faire travailler les chaînes signifiantes du grand Autre par la logique et par l’expérimentation pour trouver, ou plutôt pour retrouver, pour dé-couvrir des lois, éternelles, articulables entre elles, de la science. Confirmé par l’idée d’un progrès, qu’il soit politique (avec la philosophie de l’Histoire), évolutionniste, scientifique, qui suppose une téléologie[2].
C’est alors l’énigme de Radiophonie : il n’y a pas de fumée sans feu, à entendre comme : il n’y a pas de fumée (comme signe) sans feu (le père) qui en garantit l’ordre. Ou sous une forme plus générale (dans le « résumé » qu’il donne de notre séminaire), Lacan écrit : « [la] Réalité [est] faite du transfert ». Attention, c’est très fort ! La cohérence de la réalité suppose ce transfert sur ce feu qui l’unifie. Il y a, implicitement ou non, un « sujet supposé savoir » qui se tient dans le réel.
Mais si la psychanalyse le pose comme une fiction, et dans le cas de la cure une fiction instrumentale (c’est un peu un pléonasme, toute fiction est une instrument), c’est que « l’acte psychanalytique est une conversion : il est tourné différemment par rapport au savoir qui n’est plus un savoir « centré » (leçon II), il y a exclusion métaphysique (« Radiophonie »).
En tout cas la conséquence reste choquante : Si elle récuse le sujet supposé savoir, la psychanalyse n’est pas une science[3]. Alors comment « [tenir] la gageure d’un enseignement [sans] ce principe que, quelque part une question peut être entièrement tranchée : [sans qu’il y ait] quelque part [ce] sujet supposé savoir » ? (leçon XV)[4].
Dans la leçon XII, il affirme déjà que c’est un « discours [qui] ordonne […] l’inconscient. » Et deux ans plus tard, il formalisera, il écrira les différentes formes de l’effet de sujet, ou, avec un autre accent, « les positions subjectives de l’être[5] ». Le « sujet de la science » s’en trouvera déplacé (relativé ?), et d’ailleurs réparti entre la recherche (plutôt du côté du discours de l’Hystérique[6]), et l’enseignement (du côté du discours de l’Université).
B/ La deuxième voie du bivium c’est lorsque la pensée tient compte de l’effet de sujet.
Que dit Lacan exactement ? « la pensée s’adonne dans la dimension de l’acte, et pour cela il suffit qu’elle touche à l’effet de sujet ».
Petite énigme : s’adonner, c’est « s’appliquer à quelque chose habituellement et avec ardeur ». Est-ce que ce serait pas : « la pensée s’ordonne (c’est-à-dire se dispose) dans la dimension de l’acte quand elle touche à l’effet de sujet ? Peut-être transcription fautive.
Il y a un effet de sujet qui appartient à la science, on reste là dans la première branche du bivium, et on s’expose au risque (je cite la leçon précédente) « de retrouver des thèmes anciens » et de revenir « à cette sorte de médiocrité, d’inopérance qui fait que la seule chose qui est laissée dehors, qui est éliminée, c’est proprement justement [l’] ffet » [de sujet à proprement parler].
Certes, on met en évidence un effet de sujet minimal, dont on peut affirmer par exemple :
Évidemment, l’intention n’est pas non plus transparente à la conscience : comme dans « tout acte (même [apparemment réussi], peut être posée la question d’une autre vérité que celle de cette intention » (leçon 4)[7].
Mais Lacan distingue, (LF, IV) : « le sujet ne se trouve pas simplement en position d’être agent[10] mais [est] foncièrement déterminé par l’acte même dont il s’agit. » (LF, IV). Donc différencions :
D’abord, l’effet de sujet relève d’une structure signifiante, mais dans une expérience, alors que la première branche du bivium relevait, dans le meilleur des cas, de l’expérimentation (ce dernier terme veut dire qu’elle peut être refaite par n’importe qui).
Car la cure opère une partition de l’effet de sujet, qui est « radicalement divisant »
L’important, c’est que « Le sujet est, dans l’acte, représenté comme division pure », « la division […] est son Repräsentanz ». (LF, 15 février 1967). Et dans l’acte analytique, cette division est poussée à son terme : elle n’est ni récusée, ni oubliée.
Voici les propos prêtés à l’analysant en fin de cure : « Voilà, mon symptôme, j’en ai maintenant la vérité, Dieu merci, le symptôme, qui révélait ce qui reste de masqué dans l’effet de sujet dont retentit un savoir, j’en ai eu la levée ». Donc l’objet a, dont retentit un savoir
« [Mais c’est] dans toute la mesure où [il y a une] impuissance à en savoir tout – que j’en suis là ». La levée n’est pas complète, ajoute Lacan. Quelque chose reste irréductiblement limité dans ce savoir. L’objet a, l’être du sujet, ne peut pas être dégagé comme tel mais seulement dans ses effets. Il serait plutôt sur le mode de l’imparfait « factuel ou contrefactuel » (ou sur le mode du Snark de Lewis Carroll).
Pas davantage, l’acte analytique comme passage au psychanalyste ne permet l’exhaustion complète de l’effet de sujet. Et il ne s’agit pas d’un en soi qui pourrait devenir un pour soi. De l’impuissance, on passe à l’impossible. « Le sujet ne peut pas reconnaître, [il ne peut pas] rendre compte de l’acte dans le moment où il se produit car il est transformé par cet acte et fondé par lui. […] Le sujet est aboli dans l’acte qu’il commet, il n’y est pas (E. Porge[12]) ». Cependant, le sujet est averti, il assume cette division constitutive et réalise (au sens du réel) ce qui le fait divisé comme sujet : il sait pourquoi cet acte ne le réalisera lui-même jamais pleinement.
C’est pourquoi j’ai commencé par le sujet supposé savoir. Il n’y a pas un savoir de psychanalyste comme un savoir de charpentier ou de médecin (qui supposent qu’il y a un quelque part qui saurait dce que sont la charpente ou la thérapeutique). On peut ajouter avec un peu d’ironie qu’implicitement, nous considérons que Lacan est celui qui sait (et comme les exégètes du Coran, si nous trouvons des contradictions dans son enseignement, nous admettons que ce sont les textes les plus tardifs dans l’œuvre qui donnent la vérité[13]).
Le savoir du psychanalyse est lié à ce passage à l’acte éclairé par
Lacan a voulu instaurer la passe pour éclairer la transmission de l’expérience au terme de la cure : éviter ce qui se produirait dans une transmission de connaissances (discours de l’Université) un passage de pouvoir (discours du Maître) ou une identification hystérique. Plutôt rester dans le discours du Psychanalyste avec l’acte : le dire, le franchissement, la division représentant le sujet, le passant (pas-sans), avec des passeurs (pas sûrs) et le jury pour authentifier l’expérience.
Comment ? Relisons les textes en annexe à « La lettre volée ». Même dans une écriture élémentaire, il suffit de lois pour que se dégagent des impossibilités, un réel : une lettre volée, un objet. Or le signifiant n’est pas un simple élément de code : il est organisé par des lois à tous les niveaux, phonologique, rythmique, syntaxique, etc. L’objet est « produit par le signifiant » dit-il ailleurs dans la Logique du fantasme, et il est ce qui reste de l’être : cause, équivalent du sujet, objet du désir, alors, focalisant la jouissance.
L’art, ou les pratiques culturelles le démontrent très simplement.
Dans l’art, il y a donc un effet de sujet, avec une jouissance. Mais pourquoi l’acte permet d’affirmer que c’est plus général ?
C/ Quelques remarques sur l’effet de sujet
Le suicide entre aussi dans l’effet de sujet. Il fait partie des actes réussis, dit Lacan quelque part, il dit même, je crois, que c’est que le seul. Pourquoi ? Le sujet s’identifie à l’objet de la perte, séparation définitive et chute de l’objet à quoi il se réduit – et il ne revient pas en rendre compte.
S’il se pose la question d’une éthique, c’est aussi par l’effet de sujet. « Car si l’acte moral s’ordonne de l’acte psychanalytique, c’est pour recevoir son « En-Je « de ce que l’objet a coordonne d’une expérience de savoir ».
« La raison pratique » conduit à l’acte. Même départie du service des biens, elle sépare
Les tragédies le mettent en valeur : pensons au Brutus de Jules César, ou à Lorenzaccio, voie à l’acte de Tite dans Bérénice.
Je résume
[1] « Est-il besoin de rappeler ici [la] formule qu’il n’y a de sujet que par un signifiant et pour un autre signifiant ? C’est l’algorithme : S, en tant qu’il tient lieu du sujet, ne fonctionne que pour un autre signifiant » dès ce que Freud appelle refoulement originaire. »
[2] Dans le silence et du chaos du réel, je peux retrouver ainsi les lois universelles de la Nature, celles que ce dieu horloger unique (implicite dans la science, pourtant nommé dans un dialogue célèbre entre Einstein et Bohr) a voulues telles. Ces lois doivent pouvoir s’articuler et rester cohérentes entre elles[2].
Frege par exemple dit que le mathématicien, comme le géographe ne fait que décrire ce qui se présente à lui, il ne fait que découvrir ce qui existe et lui donner un nom C’est aussi la position de Russel. « Ce monde des universels, dit-il, doit subsister », et dans ce sub-sister, on entend ce « sujet » de la science. Lacan a posé ailleurs le problème à propos de Cantor : est-ce que l’ordre des infinis était déjà là avant la démonstration diagonale qui n’aurait fait que le découvrir ? Ou est-ce une création, une poiésis ? Mais même Klee dit que l’art ne crée pas, mais qu’il rend visible.
Lacan n’est pas le premier à reformuler ce je pense donc je suis en en faisant une alternative. Lui la pose comme : je ne pense pas ou je ne suis pas. Mallarmé disait déjà qu’écrire suppose la mort de l’auteur comme tel (Jean-Luc le rappelait il y a quelques semaines). Les théoriciens de la littérature, Poulet, Blanchot, etc., et à l’époque du séminaire Barthes, Foucault, implicitement Lévi-Strauss ont fait de même. Les sciences dites « humaines » ne s’intéressent pas à l’homme, mais à des structures, dont le modèle est le langage qui sont effectuées, actualisées par des agents humains.
[3] Et quand elle veut l’être, elle produit des travaux arbitraires dans leur psychologie, ceux par exemple où « un savoir normatif justifiant des conduites utiles » chez Fenichel. De même chez Szasz qui voudrait l’objectivité stricte de l’analyste, c’est-à-dire revendique un savoir-faire établi à partir d’une science.
[4] Ou encore, leçon XVI, que « même quand il est énoncé que “l’inconscient est structuré comme un langage”, ça ne veut pas dire que […] le sujet supposé savoir […] le sait »
[5] C’est pourquoi il n’y a pas psychanalyse sans manipulation du transfert (leçon 2)
[6] « Radiophonie » : la science, de faire le sujet maître [donc discours de l’Hystérique] le dérobe, à la mesure de ce que le désir qui lui fait place, comme à Socrate se met à me le barrer sans remède.
[7] « … alors que jusque-là, on considérait plutôt en philosophie que « le statut de l’acte était lié à sa propre loi »
[8] qui n’est pas donnée d’emblée, c’est le langage qui « corpsifie » un organisme.
[9] Kant avec Sade : « V, la volonté de jouissance ne laisse plus contester sa nature de passer dans la contrainte morale exercée implacablement par la Présidente de Montreuil sur le sujet, dont il se voit que sa division n’exige pas d’être réunie dans un seul corps »
[10] dact : de l’être agent
[11] C’est la suite du passage de La logique du fantasme : « ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant, [l’effet de sujet, donc] ça ne mord sur rien, ça ne constitue absolument rien Ça s’accommode d’une absence absolue de Dasein », « sinon dans l’objet a » dit-il ailleurs
[12] É. Porge, « Clinique de l’acte analytique » in La clinique lacanienne, n°23 « Passer à l’acte ».
[13] Nous évitons ainsi d’errer en suivant ce qui s’est voulu une logique. À condition de ne pas nous endormir dans le lit des religions, avec les formules sténographiées de Lacan devenues des mantras et la distance convenable gardée par rapport aux « initiés » à la topologie par exemple.
[14] « en quoi les héroïsmes, à mieux s’expliquer, s’ordonnent d’être plus ou moins avertis. » (résumé du séminaire pour l’EHESS).
[15] Il va au « a, à ce point extrême où nous savons qu’il est au terme de la destinée du héros de la tragédie, il n’est plus que ça, [tandis] que tout ce qui est de l’ordre du sujet [est divisé] entre le spectateur et le chœur ».