Je partirai de notre ritournelle. Dans Lituraterre Lacan nous offre
une opposition qui, dit-il, fera pour nous ritournelle. C’est l’opposition du
signifiant et de la lettre. Il dit que l’écriture, la lettre, c’est dans
le réel et le signifiant dans le symbolique.
Je souhaiterais dans un premier temps reprendre cette question de la distinction
entre le signifiant et la lettre, un peu pour rafraîchir cette question
qui paraît aujourd’hui aller de soi.
Donc Lacan a repris, comme vous le savez, le Cours de Saussure pour nous dire
que le signifiant, c’est une pure différence. Pendant tout un temps de
son enseignement, c’est ce qui rend pour nous les choses un petit peu compliquées,
il prend appui sur la lettre pour parler du signifiant. Ne serait-ce que pour
écrire l’algorithme saussurien S/s à sa façon, il utilise
d’emblée des lettres. Nous disons aujourd’hui que le signifiant repose
sur la différence, le signifiant est différent de lui-même,
alors que la lettre est identique à elle-même. En fait, c’est quelque
chose qu’il faut un peu remettre en question puisque le signifiant comme la
lettre nous mettent en face d’identités et de différences tout
à fait curieuses, tout à fait paradoxales. Pourquoi le signifiant
serait-il différent de lui -même ? Cela résulte de la nature
» physiologique » du signifiant d’être non pas un être
mais une relation, une différence, une différence entre deux signifiants.
C’est, dit Saussure, ce qui fait le caractère tout à fait étrange
et paradoxal du signifiant d’être une entité négative, oppositive,
différentielle, relationnelle. Mais après tout, il en est de même
des lettres de l’alphabet. En effet, ce qui caractérise une lettre de
l’alphabet, c’est qu’elle n’est pas la même que les autres lettres. C’est-à-dire
que ce qui caractérise les lettres de l’alphabet c’est la différence
avec les autres lettres, comme pour le signifiant. Un signifiant donc, c’est
une différence, une pure différence et un signifiant est différent
de lui-même non pas seulement parce que il a plusieurs signifiés,
un signifiant effectivement a plusieurs signifiés, mais parce qu’il est
par essence, une différence. Comme le signifiant est une différence,
il n’a pas de soi, donc il est différent de lui-même. Mais il y
a aussi ce qui fait l’identité du signifiant et l’identité de
la lettre. Qu’est-ce qui fait l’identité du signifiant, qu’est-ce qui
fait sa mêmeté, pourrait-on dire ? C’est encore une fois une identité
tout à fait étrange, c’est l’identité, comme dans l’exemple
de Saussure, du train Genève-Paris de 8h 45. Genève-Paris de 8h
45 c’est toujours le même, c’est toujours le même signifiant alors
que le train est différent en ce qui concerne sa matérialité,
son conducteur, ses wagons, sa locomotive. Donc on a là une identité
particulière, l’identité du signifiant. On peut dire que signifiant
et lettre partagent à la fois cette identité paradoxale et cette
différence tout à fait paradoxale, paradoxale lorsqu’on la compare
aux propriétés des objets de la réalité.
Qu’est-ce qui nous permet de les distinguer ?
C’est que la lettre, malgré ce qu’on vient de dire, se donne pour une
entité positive, c’est à la fois ce qui permet effectivement d’être
utilisée pour parler du signifiant lui-même, mais la lettre se
présente aussi comme un être venant en quelque sorte remplir cet
espace de la pure différence. Jean-Claude Milner dans l‘Œuvre
claire établit une distinction entre signifiant et lettre en disant
que le signifiant étant pure différence est hors qualité,
il n’a pas de qualité, la lettre par contre a une certaine positivité,
une typologie, un référent, la lettre n’est pas sans qualité.
Ch. Melman avait critiqué cette distinction puisque effectivement si
J. C. Milner peut s’appuyer sur certaines définitions de Lacan par exemple
dans l’Identification, » la différence signifiante est distincte
de tout ce qui se rapporte à la différence qualitative, la différence
qualitative peut même à l’occasion souligner la mêmeté
signifiante, cette mêmeté est constituée de ceci justement
que le signifiant comme tel, sert à connoter la différence à
l’état pur et la preuve c’est qu’à sa première apparition
le Un manifestement désigne la multiplicité actuelle etc… »
donc il y a effectivement des passages chez Lacan permettant d’appuyer cette
assertion de Milner sauf que nous sommes dans l’Identification à
un moment où justement Lacan prend appui sur la lettre pour nous faire
entendre ce qu’il entend par signifiant. Effectivement, quand on cherche l’essence
du signifiant comme pure différence, on peut dire que cette pure différence
ne se rapporte à aucune différence qualitative, mais ce qui pour
nous distingue signifiant et lettre, c’est le contraire de ce que dit Milner,
puisque la lettre se donne dans notre clinique comme coupée de toute
signification, alors que pour le signifiant n’en est rien.
Alors qu’est-ce que le signifiant, comment intervient cette différence
entre le signifiant et la lettre ? Dans notre clinique, cela a été
maintes fois rapporté depuis ce matin, en quelque sorte la lettre c’est
ce qui tombe dans l’inconscient du fait, du refoulement. On va prendre des exemples
: L’Homme aux rats qui a comme symptôme de vouloir se faire maigrir, qui
tue à se faire maigrir, pour ne pas être dick, pour ne pas être
gros. Mais Dick se trouve être le nom du rival auprès de sa dame.
On pourrait dire que ce nom Dick en tant que nom du rival est tombé dans
l’inconscient, effectivement on l’a comme lettre, comme identique à lui-même,
du coup il revient dans son symptôme avec une autre signification. L’autre
exemple, vous connaissez bien celui du glanz, c’est un symptôme
de fétichisme, l’homme qui est sensible à un certain brillant
sur le nez, c’est son objet fétiche ce brillant sur le nez parce que
d’après ce que déchiffre Freud dans sa langue maternelle qui est
l’anglais, glance signifie regard, coup d’oeil sur le nez c’est-à-dire
sur le phallus maternel. C’est ce glance qui est tombé comme lettre
dans l’inconscient et qui revient dans son symptôme, dans sa perversion,
comme glanz en allemand, comme brillant.
Alors qu’est-ce qui se passe quand cette lettre vient tomber dans l’inconscient
? Elle est coupée effectivement de sa signification dans la langue d’origine,
elle est coupée de sa signification mais elle vient border la jouissance,
elle vient à une place, dit Lacan, entre savoir et jouissance, elle vient
donc être affectée par cette place, autant dire elle n’a plus qu’une
seule signification, c’est la jouissance.
Le deuxième point que je voulais aborder, c’est différence entre
signifiant et lettre au niveau de la vérité. Qu’est-ce que la
vérité traditionnellement, c’est-à-dire au niveau de la
philosophie ? Il y a deux conceptions de la vérité, par exemple
les stoïciens une distinction entre le vrai et la vérité.
Le vrai tout le monde en serait capable, des énoncés vrais on
pourrait donc tous en émettre, mais ces énoncés prendraient
leur source dans la vérité et la vérité alors là
ce n’est pas donné à tout le monde, c’est la propriété
du sage. Donc une conception de la vérité comme de l’ordre du
discours, de la parole d’autorité, de l’énonciation, de ce qui
donc donne consistance au discours du fait de celui qui l’énonce. Et
l’autre conception de la vérité c’est l’adéquation de la
pensée et des choses, c’est une vérité donc de la dialectique,
de la discussion et de l’argumentation.
On pourrait dire au niveau de notre distinction du signifiant et de la lettre,
nous avons affaire dans l’analyse à une vérité qui est
une vérité de l’ordre de la parole et on pourrait pour schématiser
l’opposer à celle des logiciens qui tiendrait donc à la consistance
des énoncés. Par exemple, prenons l’exemple que vous connaissez
bien, le » je mens » qui de l’ordre de la parole ne pose aucun problème,
ce n’est pas un paradoxe en soi le » je mens « , quand on fait la distinction
entre sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé ça
ne pose aucun problème, ça se rapporte à ce que j’ai dit,
à ce que je vais dire ou même à ce que je suis en train
de dire dans un sens de volonté trompeuse. Ça ne prend effet paradoxal
que lorsque c’est écrit » je mens « , comme un énoncé
écrit, et là les logiciens donc s’arrêtent dessus, Russel
par exemple. En fait pour Russel ce n’est pas un paradoxe non plus, mais pour
d’autres raisons. Ce n’est pas un paradoxe parce que le » je mens « ,
c’est un énoncé mais qui ne peut pas porter sur lui-même,
qui porte sur d’autres énoncés qui ne sont pas du même degré,
c’est la théorie des types de Russel, c’est-à-dire en aucun cas
l’énoncé » je mens » ne peut se rapporter donc à
lui-même. Et les logiciens tentent de construire des démonstrations
formelles, c’est-à-dire littérales sensées assurer la vérité
de ce qui est énoncé. Vous savez comment cette tentative trouve
sa limite dans le théorème de Gödel qui établit une
distinction entre ce qui est prouvable, ce qui est démontrable et le
vrai. Le théorème de Gödel, c’est qu’il y a des propositions
qui sont vraies mais qui ne sont pas démontrables.
Je vais aborder le dernier point, c’est l’écrit et l’argent. L’argent
est une écriture, c’est l’écriture qui intervient constamment
dans les cures et c’est d’autant plus une écriture que depuis que l’argent
n’est plus lié à l’étalon or, elle apparaît d’autant
plus comme une écriture. Qu’est-ce que l’argent finalement ? C’est le
rapport entre une banque et un sujet. Au début la banque qui n’a rien
du tout, la banque fait crédit à un sujet d’une certaine somme
et elle l’inscrit à son débit. L’intérêt de l’opération,
c’est que le sujet devient un débiteur, il va lui être prélevé
des intérêts (- a) et une dette à payer. Et cette dette
va donc être créditée sur le compte de la banque et donc
avec ce (+ a), c’est ça l’argent : un effet d’écriture.
Alors je rapprocherai plusieurs choses qui m’ont amené à parler
de ça, c’est d’abord la comparaison que Mallarmé fait dans La
Crise du vers, c’est la phrase reprise par Lacan, sur ce fonctionnement
de la parole qui est double et qui peut être ravalée au niveau
de l’échange de pièces de monnaie, de main en main, en silence.
C’est aussi l’exemple de Saussure qui compare le système des signifiants
à l’argent puisque l’argent peut s’échanger contre d’autres valeurs
ou contre une autre monnaie, au niveau horizontal, et peut s’échanger
contre quelque chose d’une autre nature au niveau vertical. C’est enfin quelques
exemples cliniques que je citerai très rapidement. Le premier, il s’agit
d’un enfant qui est venu pour des problèmes d’écriture. Il était
illisible et au cours de sa cure, il est apparu que son père faisait
des faux en écriture. Le deuxième cas, c’est quelqu’un dont je
ne dirai pas grand chose sinon que ça fait partie de ces cas où
l’analyse est difficile à mettre en place du fait de la tendance à
passer à l’acte facilement. Lors des premiers entretiens, à la
fin de l’entretien cet homme au moment de payer, sort un billet de banque, le
déchire en deux et dit, étonné par son acte, » je
ne sais pas pourquoi j’ai fait ça, alors qu’est-ce qu’on fait ? – Alors,
j’ai gardé la moitié de son billet et je lui ai donné l’autre
moitié sans rien dire, et à partir de ce moment là l’analyse
a pu se nouer.
Quel est le lien entre ces différents points et ce que nous avons dit
précédemment sur la différence entre le signifiant et la
lettre ?
La lettre comme précipitation du signifiant, vient en souligner le versant
réel, comme ce qui dans le signifiant renvoie au même, à
l’identique à soi. Le nombre à ce titre, c’est ce qui dans le
signifiant est le plus proche du réel, ce qui vient faire le lien entre
signifiant et réel.
C’est pourquoi il n’est pas étonnant que Lacan attribue au discours
économique et marchand un rôle essentiel dès la naissance
historique de l’écriture, ce que nous venons de retrouver avec l’argent
comme écrit.
Il n’est pas étonnant non plus que les sciences modernes soient caractérisées
par leur effort de littéralisation et de mathématisation.
Mais la lettre avant même son opposition comme écriture proprement
dite dans l’histoire, était à l’état potentiel dans le
signifiant lui-même, ce que justement le symptôme comme écriture
manifeste puisque c’est comme lettre coupée de la signification que le
signifiant tombe dans l’inconscient.
Ainsi il n’y a pas de lieu d’opposer à la lettre et au mathème
une psychanalyse de la parole, de la vérité, de l’énonciation
du sujet. Lettre et signifiant ont partie liée, il n’y a pas d’écriture
sans discours et aucune parole ne peut s’affranchir de la traîne littérale
qui la leste.
Ce que l’exemple du billet déchiré en deux manifeste, c’est la
nécessité pour ce symptôme comme écriture silencieuse
d’être lu.
L’argent comme équivalent universel manifeste le signifiant sous sa
forme la plus insensée. C’est comme le dit Lacan dans La lettre volée
le » signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification « .
Lire, interpréter le geste non pas comme un acte de destruction, de
défi, d’anéantissement mais comme un contrat, c’est retrouver
le symbole au sens étymologique de sumbolon dans la lettre. James
Février évoque dans son Histoire de l’écriture,
comme une des formes primitives de l’écriture le contrat qui consiste
à faire des encoches sur deux morceaux de bois de telle sorte que les
encoches coïncident. Le créancier garde un morceau de bois, le débiteur
l’autre morceau. Il s’agit donc de retrouver aussi la dette dans la lettre.
Dans l’Exode, Dieu demande à Moïse de recenser les enfants
d’Israël et il lui dit » pour chaque tête, chaque homme devra
donner un demi sicle, un demi chékel « . Il n’y a donc pas de comptage
direct, mais un calcul indirect par la moitié du chékel. En effet,
il y a dans la Bible un interdit grave portant sur le recensement, sur le fait
de compter les têtes, un danger mortel, d’où l’histoire du demi
chékel, » c’est ainsi que vous échapperez à la peste
» dit Adonaï à Moïse. Le roi David, plus tard, oublieux
de cet interdit en subira les conséquences lorsque lui vint l’idée
folle de recenser son peuple.
Comment comprendre cet interdit du dénombrement des sujets dont il reste
aujourd’hui des traces dans certaines superstitions ?
Le demi-sicle réclamé par Dieu est présenté comme
un rachat, voire une » rançon « , c’est pour payer sa dette
envers le créateur.
Mais pourquoi faut-il passer par un demi-compte ?
Nous sommes là au coeur même de la division du sujet par l’objet
a. Quand le sujet se compte, il disparaît, il s’éclipse
devant la barre du un. Le sujet ne soutient son existence que du signifiant
pour aussitôt se figer sous ce signe littéralement tuant. C’est-à-dire
que le sujet ne doit son existence qu’au signifiant qui le représente,
et ce signifiant vient de l’Autre le grand créancier, mais il s’éclipse
aussitôt sous ce signifiant, d’autant plus qu’ici le signifiant comme
trait un, donc identique à lui-même, est appelé sur son
versant réel et littéral, d’où le danger mortel de se compter.
Le dispositif du demi-sicle montre que lorsqu’il se compte, le sujet ne se
compte pas un mais » un » un. Il se divise en tant que compté
un et comptant » un « , d’où la nécessité de payer
à l’Autre la dette du a, de l’un-en-plus pour échapper
à un règlement de compte mortel, c’est-à-dire de devenir
soi-même objet a, cadavre pour que le compte symbolique soit juste.