Le Serpent (9ème épisode)
18 octobre 2010

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Joseph ANABASE
Textes
Philosophie-littérature-poésie



1 – Heurtebise

2 – Jeux d\’enfants

3 – Heurtebise libéré, disparition de Qrinquedu

4 – La mort de Marguerite ; à deux doigts d\’une erreur judiciaire. Le cirque Orphée. On retrouve la mère de Bélial que l\’on croyait disparue à tout jamais

5 – Où l\’empoisonnement de Marguerite se révèle de plus en plus étrange. Questions sur les origines du Maure. Sigilmassa. Bélial mystérieux. Un signe.

6 – (-16 ans) Où une généreuse initiation sexuelle aboutit à la découverte de Qrinquedu

7 – Où l\’on apprend comment Qrinquedu se retrouva finalement en Palestine. Histoire du bateau. Le Kibboutz. Premier bombardement. Moustafa.

8 – Le blocus de Jérusalem. La mort du Phénicien. La circoncision de Qrinquedu

9 – La bataille pour Jérusalem. La route de \ »Birmanie\ ». Grande rénovation des appartements du rabbin et de son épouse. Le commando français. Bataille navale.

10 – Sur les quais. Beersheba. Le départ

11 – De Marseille à Heurtebise. L\’on retrouve le Rifain et Bélial après un voyage mouvementé.

12- Humanités, Nora et les étranges cartes du Tendre, une table de dissection.

 

Au bout d\’une semaine de convalescence, bien méritée au nom de l\’Alliance[1], Qrinquedu quitta ses hôtes pour rejoindre la Haganah. La barbarie avec laquelle le convoi sanitaire juif avait été anéanti ne faisait que renforcer sa décision. Puis vint la nouvelle, presque irréelle, l\’indépendance de l\’État d\’Israël venait d\’être proclamée à Tel Aviv ce 14 mai 1948, ce 5 IYAR 5 708.

 

Jérusalem continuait à souffrir, et dans les ruisseaux, entre les éboulis de murs, des combattants nettoyaient leurs armes, blaguant entre eux, s\’efforçant de calmer ceux qui avaient des hallucinations ou qui s\’effondraient au souvenir de Birkenau, de Sobibor ou d\’ailleurs dont ils avaient réussi à s\’enfuir d\’entre les fantômes qui étaient leurs amours, comme de se quitter eux-mêmes dans la nuit des nuits de leur vie.

Et cela ne cessait. Le jour même de la proclamation de l\’État, plus de la moitié des défenseurs et des habitants de Gush Etzion étaient tués par la Légion jordanienne sous le commandement du général anglais Sir John Bagot Glubb (dit Glubb Pacha), à quelques kilomètres de Jérusalem. Pouvait-il y avoir du soleil dans la boue ? Des mains armées tamisaient cette boue de sang à la recherche de paillettes brillantes de mille petits soleils dans l\’espoir de n\’en faire qu\’un.

Je serai le serpent, se disait Qrinquedu, lorsqu\’on lui donna l\’ordre d\’aller avec les autres contourner Latrum, tenue par les Jordaniens, pour aménager une route permettant de ravitailler Jérusalem toujours assiégée dont 100.000 juifs avaient été chassés de la Vieille ville. Il n\’y avait rien qu\’un sentier, comme dans la jungle birmane, que les hommes devaient élargir pour permettre aux camions de passer. Pas d\’outils hors quelques pics et pelles, et des mains pour arracher la broussaille et rejeter les pierres pour former un accotement.

La nuit venue, Dan le serpent, fidèle à son ancestrale mission, se couchait au plus près des lignes ennemies. Il ne pensait plus à rien. Il y avait une étoile au-dessus de sa tête dans un trou de feuillage.

La « route de Birmanie » était achevée. Jérusalem partiellement désenclavée commençait à respirer. Des blindés, des avions, de l\’artillerie servis par des volontaires, commençaient à arriver de France et de Tchécoslovaquie renforçant considérablement la puissance de la Haganah devenue Tsahal[2]. Obéissant à la pression, le parti arabe accepta une trêve. Le soleil de yoûni et yoûli[3] séchait le sang. Ce ne fut que de courte durée. Les Égyptiens, au Sud, les Syriens et les bandes de Kawukji en Galilée, la Légion transjordanienne au centre, tentent de prendre Tel-Aviv en tenaille. Ils sont repoussés.

Les armées coalisées occupaient encore un bon tiers du mince territoire que l\’ONU avait concédé à Israël. De gré ou de force, une partie de la population avait fui, suivant en cela les consignes du Grand Mufti qui les avait assurés qu\’ils reviendraient en force pour jeter les juifs à la mer.  En dix jours les armées arabes qui  s\’y étaient avancées, chassant nombre de civils, en furent à leur tour expulsé. Quelques positions stratégiques – simples villages où se terraient encore de pauvres paysans qui n\’avaient rien demandé – furent vidées de leurs habitants par les Juifs qui craignaient de voir ces dernières servir aux Légions. Il ne devait plus y avoir de Qastel et de Qoloniyeh aux alentours de Jérusalem.

Le 15 juillet 1948, le Conseil de Sécurité condamna l\’agression arabe et ordonna un cessez-le-feu immédiat. Il était temps pour les Britanniques affolés par la situation de leurs protégés dont les derniers échecs mettaient les armées en péril.

Qrinquedu, quant à lui, avait mis la trêve à profit pour rendre visite à ses hôtes de Jérusalem dont il avait gardé un souvenir tout à fait ineffaçable. Rebecca l\’accueillit comme un fils prodigue : Itzhak, Itzhak, il est revenu ! Et son rabbin de mari de lever à peine le nez de son livre pour lancer un Shalôm retentissant.

De grands travaux avaient été effectués dans le cagibi. Bien sûr, le figuier tapait toujours aux carreaux, de ce côté-là rien n\’avait changé, mais les murs étaient chaulés de frais et la bibliothèque transformée. Les livres étaient maintenant protégés par d\’élégants grillages cloués sur des cadres de bois, et l\’exemplaire précieux de La phénoménologie de l\’esprit avait été remplacé par une édition un peu plus récente de l\’ouvrage. Le mobilier s\’était enrichi d\’une petite table sur laquelle reposait une lampe faite d\’une douille d\’obus et d\’une vieille casquette qui servait d\’abat-jour. Quant au rat, il était confortablement installé dans une boîte de sciure avec vue imprenable sur une assiette dans laquelle on lui jetait tous les jours de nouvelles épluchures accompagnées d\’un os de poulet pour Shabbat.

Qrinquedu nous avoua qu\’il avait éprouvé une légère angoisse à la vue du rat en pensant à la disparition de son prépuce. Mais il avait vite été distrait de cette idée un peu écœurante par les couinements stridents avec lesquels l\’animal salua son entrée dans le cagibi. Ce vacarme servait d\’ailleurs de justification à la présence du rongeur. Il était le gardien de ces lieux, sonnait l\’alerte et chassait tout le monde, même les souris. Hypothèse confirmée par Rebecca qui n\’avait pas d\’autres possibilités, étant allergique aux poils de chat et détestant les chiens pour d\’obscures raisons.

Le lendemain matin Qrinquedu salua ses hôtes, regrettant de ne pouvoir rien leur laisser d\’autre pour les remercier que ce qu\’il leur avait déjà abandonné. Il partit pour Tel-Aviv avec l\’espoir de retrouver le Vieux-Joseph encore à flot. Son cœur se serra lorsqu\’il passa devant la tombe symbolique de Dario et il poursuivit son chemin après avoir regagné la route de Birmanie. Elle était maintenant parcourue par de nombreux véhicules. Des bouchons se formaient à chaque rétrécissement lorsqu\’un camion de vivres, montant vers Jérusalem, ne parvenait pas à croiser une plate-forme convoyant vers Tel-Aviv quelque blindé pris à l\’ennemi. Là-bas, on saurait bien marier un panzer déglingué avec un char de sa Majesté hors d\’usage pour en faire un tank efficace.

C\’est justement un de ces vilains crapauds qui prit sur son dos Qrinquedu en stop. Le tout, puant, brinquebalant, soufflant, grinçant  stoppa net devant un hangar à l\’entrée de Tel-Aviv. Il ne restait plus à Qrinquedu qu\’à descendre jusqu\’à la mer.

Le Vieux-Joseph n\’avait pas bougé. La cale était sèche. Seul dégât, une boîte de harengs, oubliée sur le pont, qui avait éclaté au soleil.

Qrinquedu faillit appeler Dario en ouvrant la porte de la cabine. Le Phénicien n\’avait presque rien laissé derrière lui: une veste trouée, une serviette, et dans un tiroir la photo jaunie d\’une femme âgée, sa mère sans doute. Qrinquedu mit cette dernière dans son sac ; lui n\’en avait pas ; il aurait celle-là. Le reste fut jeté dans une poubelle avec les harengs.

Lorsque les youyous venus de Jaffa se turent, Qrinquedu s\’endormit.

Après avoir passé la nuit avec la matrone, ce qui le ragaillardit un peu, Qrinquedu nous raconta la suite de son histoire. Dès potron-minet, il avait été réveillé par des policiers qui lui avaient rudement demandé ce qu\’il faisait là pour finir par le diriger vers un groupe de volontaires français. Ces derniers avaient séjourné quelque temps dans le camp du Grand arénas, à Marseille, avant de pouvoir embarquer pour Israël. Son incorporation au commando français paraissait assez naturelle. Personne ne croyait à la fin de la guerre et rien de ce que l\’on pouvait entendre des pays arabes ne laissait entrevoir la paix.

Dans l\’imminence de la reprise des hostilités, les Français, qui n\’étaient pas tous juifs, mais partageaient le même passé de lutte contre le fascisme et le nazisme, s\’initiaient à l\’hébreu et se rendaient utiles autant qu\’il leur était demandé. Et puis on accueillait les nouveaux arrivés, plutôt ahuris par ce Tel-Aviv où l\’on attendait les bombes en fêtant le nouvel État. Il y avait aussi de furieuses engueulades entre les partisans de l\’Irgoun et du Lehi, qui voulaient rétablir les frontières de la terre promise et les modérés qui soutenaient Ben Gourion et sa fermeté non dénuée de prudence. C\’était tout de même grâce à lui que l\’État d\’Israël avait vu le jour, parce qu\’il avait accepté d\’être réduit à la portion congrue, le temps d\’une éclipse entre les antagonismes des grandes puissances.

Comme tout le monde s\’y attendait, la trêve fut rompue à la mi-octobre. Une colonne de ravitaillement pour un des kibboutzim du Néguev encerclé par les Égyptiens fut attaquée. De part et d\’autre, les armées sur pied de guerre se ruèrent l\’une sur l\’autre. Le commando français fut de la partie.

Tout était bon pour cette bataille. Le Vieux-Joseph et son capitaine reçurent la mission de débarquer un groupe de francs-tireurs au niveau d\’Ashdod sur le flanc maritime des Égyptiens. Deux heures de navigation suffirent pour parvenir dans ces parages que Qrinquedu connaissait bien. Les neuf hommes réussirent à mettre pied à terre sans se faire remarquer. Qrinquedu resta seul à bord, le bateau planqué entre deux épaves. Il pria pour que son ami Moustafa ne le reconnaisse pas, s\’il était encore de ce monde.

L\’émetteur-récepteur dont le Vieux-Joseph avait été équipé pour cette mission crépita. Tango Bravo répété deux fois signifiait que tout allait bien et que le groupe avait opéré sa jonction avec les forces venues du nord. Qrinquedu pouvait reprendre la mer.

Au lieu de mettre le cap sur Tel-Aviv, Qrinquedu ne put résister à la tentation de remonter la côte vers Gaza. Il n\’avait pas parcouru plus d\’une vingtaine de miles et arrivait près de Zawalăn et de ses trois palmiers  lorsqu\’il stoppa brusquement son moteur. À quelques encablures, un grand navire lui barrait la route. Toute manœuvre risquait de faire repérer le Vieux-Joseph qui, immobilisé, pouvait après tout passer pour un bateau de pêche. Qrinquedu décida d\’attendre la nuit et jeta son ancre flottante. Soudain un clapotis sur tribord attira son attention. Chevauchant une espèce de périssoire, un type furieux, le visage noirci, l\’insultait à voix basse. Ne bouge pas d\’un poil espèce de con tu vas nous faire repérer. Puis, à une vitesse surprenante, il fila en direction du cuirassé. Qrinquedu vit le pilote sauter à l\’eau à une trentaine de mètres du navire, la périssoire continua son chemin et il y eut une fantastique explosion. Le bateau prit immédiatement du gîte et l\’onde de choc fit violemment tanguer le Vieux-Joseph. Une seconde périssoire le frôla, suivie d\’une seconde explosion qui coupa en deux l\’émir Farouk, navire amiral de la flotte égyptienne.

Quelques minutes plus tard ce fut le tour du dragueur de mines, qui escortait le navire amiral et s\’était trouvé masqué par lui avant de se mettre à tirer de toutes ses armes.

Qrinquedu releva l\’ancre et avança doucement. Des sept cents hommes de l\’émir Farouk, il ne restait plus grand monde. Un jeune marin agrippé à un espar paraissait encore vivant. Il était tellement sonné qu\’il fut difficile de le hisser sur le pont où il s\’effondra. Un peu plus loin, soufflant comme des phoques, et en ayant assez l\’apparence, les trois hommes du commando  hélèrent le Vieux-Joseph.

Qrinquedu mit le cap sur Tel-Aviv que les navires égyptiens avaient projeté d\’attaquer.

Bin Nun, le chef du commando, regardait Qrinquedu comme un espèce d\’OVNI sans se rendre compte que lui-même pouvait paraître aussi étrange qu\’une chimère de Batman et de Neptune. Comme le Vieux-Joseph arrivait en vue d\’Ascalon et que l\’on apercevait des détachements de la Haganah, le héros demanda à être débarqué avec ses hommes. Qrinquedu resta donc seul avec le jeune Égyptien qui émergeait lentement. Ce dernier commença par le remercier dans un excellent français. C\’était un fils de bonne famille qui faisait ses classes dans l\’équivalent des cadets de la marine. Cette guerre lui déplaisait. Il était plein d\’admiration pour les juifs qui avaient su chasser les Anglais contrairement à ses compatriotes demeurés impuissants, et très impressionné par leur courage et leur organisation. Son rêve  était que l\’Égypte, renouant avec son passé, devienne une espèce de République des sages selon une perspective néo-platonicienne s\’inspirant vaguement d\’Akhénaton et de Ptolémée, ce qui lui avait d\’ailleurs valu de se retrouver à briquer le pont de l\’Émir Farouk à titre disciplinaire.

Qrinquedu, qui en avait vu d\’autres, dit au jeune pharaon qu\’à son avis ce dernier n\’avait le choix qu\’entre deux solutions : la première étant de se procurer dare-dare un billet pour la Suisse ; la seconde d\’opter pour la nationalité Israélienne. En effet, poursuivit-il, s\’il obtenait cette nationalité, il trouverait au moins trois ou quatre Juifs pour partager ses idées et même fonder un petit parti qui serait représenté dans  la future Knesset.