Le Serpent (5ème épisode)
05 mars 2010

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Joseph ANABASE
Textes
Philosophie-littérature-poésie



1 – Heurtebise

2 – Jeux d\’enfants

3 – Heurtebise libéré, disparition de Qrinquedu

4 – La mort de Marguerite ; à deux doigts d\’une erreur judiciaire. Le cirque Orphée. On retrouve la mère de Bélial que l\’on croyait disparue à tout jamais

5 – Où l\’empoisonnement de Marguerite se révèle de plus en plus étrange. Questions sur les origines du Maure. Sigilmassa. Bélial mystérieux. Un signe.

6 – (-16 ans) Où une généreuse initiation sexuelle aboutit à la découverte de Qrinquedu

7 – Où l\’on apprend comment Qrinquedu se retrouva finalement en Palestine. Histoire du bateau. Le Kibboutz. Premier bombardement. Moustafa.

8 – Le blocus de Jérusalem. La mort du Phénicien. La circoncision de Qrinquedu.

9 – La bataille pour Jérusalem. La route de \ »Birmanie\ ». Grande rénovation des appartements du rabbin et de son épouse. Le commando français. Bataille navale.

10 – Sur les quais. Beersheba. Le départ

11 – De Marseille à Heurtebise. L\’on retrouve le Rifain et Bélial après un voyage mouvementé.

12- Humanités, Nora et les étranges cartes du Tendre, une table de dissection.

 

Nous nous souvenions que le plaisir que nous avions eu de participer à cette fête et de retrouver Itsmi n\’était pas parvenu à calmer notre inquiétude. En effet, le mystère de la disparition de Qrinquedu par ce soir d\’été 1944 où le crépitement des mitrailleuses se perdait dans le grondement de l\’orage restait entier.

Notre tristesse et notre angoisse se trouvaient aggravées du fait que chaque fois que nous, les enfants, interrogions au sujet du forestier, nous n\’obtenions que des réponses évasives qui nous donnaient l\’impression qu\’on voulait nous cacher quelque chose. Même la mère Maudu se taisait.

Il semble nous souvenir que Bélial, sollicité à tout hasard sur la même question, se mit en huit en se mordant la queue. Mais c\’est peut-être un souvenir-écran, comme nous l\’apprîmes plus tard.

Quant au Maure, il tortillait son habituel mutisme de telle façon que toutes les conjectures étaient permises. Impossible de savoir s\’il existait une connexion entre la disparition de la mère de Bélial, la mort de Marguerite et ce qui était advenu de notre ami. En tout cas il semblait avoir plus qu\’une idée sur ce qui était arrivé, entre l\’advenu et plus encore.

Ce n\’est que bien après le procès du Rifain et les révélations de l\’enquête menée par Itsmi jusqu\’aux aveux de l\’éleveur de volailles, que l\’histoire de l\’empoisonnement de Marguerite par un dérivé toxique de triméthylamine, seul connu d\’une petite tribu de l\’Atlas, prit un relief singulier. Quelle était l\’origine de ces inaccessibles Berbères découverts par un obscur savant auxerrois en 1926 ? Le Maure pouvait-il être un lointain descendant de cette tribu ?

Comme il n\’y avait personne pour nous éclairer, nous décidâmes d\’effectuer des recherches en bibliothèque. La lecture attentive d\’Ibn Khaldoun, notamment, nous ouvrit à la complexité du monde berbère dont les tribus querelleuses dominèrent l\’Afrique du Nord jusqu\’à l\’invasion arabe. Certaines d\’entre elles, mêlées aux Juifs de la diaspora, avaient adopté la religion mosaïque et furent persécutées à ce titre, tout particulièrement par le roi almohade, Abd El Moumein, qui obligea tous les Juifs à se convertir à l\’Islam sous peine de mort. C\’est ainsi qu\’à Sigilmassa prit fin ce qui avait été l\’autonomie juive depuis l\’époque romaine.

Le savant auxerrois avait fait allusion à Sigilmassa, mais ses notes étaient assez confuses et il pouvait avoir utilisé ce nom pour désigner un village quelconque aussi bien que les ruines de l\’ancienne place forte où périrent les derniers opposants aux féroces Almohades. Toujours est-il que, d\’après sa description, la tribu mystérieuse, découverte au fin fond de la rocaille du Haut Atlas, devait depuis des siècles s\’être retranchée non loin de l\’ancienne Sigilmassa. Il y avait tout lieu de penser que cette petite collectivité berbère s\’était depuis les temps les plus reculés trouvée mêlée aux Hébreux des \ »tribus perdues\ » qui avaient fui les envahisseurs, et cela depuis la prise de Samarie par Salmanasar III, suivie de leur déportation comme esclaves par les Assyriens (1).

Plus de quinze siècles après, il est probable qu\’une partie de la petite population du Haut Atlas, bouleversée par la violence des Almohades, se soit finalement décidée à fuir vers le nord, laissant derrière elle quelques irréductibles clandestins cachés dans les montagnes.

Rien de cette histoire ne prouvait que celui que nous continuions à appeler le Rifain ou le Maure fût un des descendants de cette tribu berbéro-juive ; ce n\’était sans doute que par rapprochement entre la nature du toxique qui avait tué Marguerite et celui employé par la tribu du Haut Atlas que nous ne rejetions pas cette supposition. Et puisque le poison s\’était formé accidentellement à partir d\’un morceau de la queue de la mère de Bélial, nous en étions à reconsidérer les motivations du Rifain dans cette aventure. Elles pouvaient être différentes de celles qu\’Itsmi lui avait prêtées, si outrageusement crapuleuses que l\’accusé ne s\’en était même pas défendu.

Le scénario imaginé par le pilote reposait entièrement sur l\’hypothèse que la mère de Bélial avait voulu échapper au Maure et qu\’il s\’en était suivi l\’accident que l\’on sait au moment du passage du train. Mais ce scénario omettait les raisons que la dame python aurait pu avoir de suivre le Rifain malgré ce que tout le monde avait pensé de leur mésentente. Il se pourrait que le Maure ait désespérément tenté de retenir la mère de Bélial par la queue au moment où arrivait le train qu\’elle n\’avait pas vu. Le projet qui les avait tous deux décidés à partir s\’était alors effondré du fait de l\’accident qui avait profondément perturbé la mère de Bélial.

Quel pouvait avoir été ce projet, et en quoi intéressait-il Qrinquedu, si toutefois ce dernier était concerné ?

On se rappelle que nous étions en août 1944. Les alliés libéraient la France ; la Résistance désorganisait les contre-offensives allemandes ; l\’armée Rouge décimait ce qui restait de la Wehrmacht qui battait retraite sur l\’Oder tandis que les bombardements aériens morcelaient l\’Allemagne. Bien que perdant sur tous les fronts, les nazis poursuivaient avec application la mise en oeuvre de la \ »solution finale\ » qui devait éradiquer définitivement les Juifs de la planète et mettre un terme à l\’encombrante question de leur existence. De ce côté-là tout se passait au mieux, les convois, que l\’aviation alliée ne faisait rien pour arrêter, arrivaient sans encombre aux portes des camps, les chambres à gaz fonctionnaient sans défaillance, les fours crématoires s\’avéraient d\’une bonne rentabilité et la médecine nazie exploitait un champ d\’expérimentation presque inépuisable.

Connaissant le caractère de Qrinquedu, il était difficile d\’attribuer sa disparition à une fuite devant les combats, et comme aucun des maquis n\’avait pu témoigner de son passage, il restait à craindre qu\’il eût été tué ou fait prisonnier, ou à espérer qu\’il soit parti pour une destination inconnue.

L\’expédition du Maure et de la mère de Bélial pouvait donc très bien avoir été dictée par le même motif qui avait provoqué le départ de Qrinquedu quelques semaines plus tard.

En désespoir de cause, devant le perpétuel mutisme du Rifain et la quasi-impossibilité d\’obtenir quoi que ce soit du saint serpent qui continuait à délirer dans le clocher de Mézilles, nous entreprîmes de fouiller la cache du Bois des Sièges. Nous allions en repartir déçus quand ce qui ressemblait à un petit caillou ovale, de la dimension d\’une pièce de deux francs, attira notre attention. Débarrassé de la glaise qui collait à sa surface, nous vîmes apparaître sur cette dernière un signe, ע, trop profondément gravé pour être attribué au hasard.

L\’objet resta en poche, énigmatique.

Un soir nous suivîmes le Maure dans sa tanière creusée au flanc d\’un éperon rocheux à quelques kilomètres d\’Heurtebise, du côté de la Folie.

Il n\’esquissa aucun mouvement de surprise en nous voyant arriver à cette heure tardive dans le jour lunaire qui éclairait ces lieux.

Nous tentâmes d\’engager la conversation en parlant de la pluie et du beau temps, de la vente des olives, de l\’excellence du clafoutis, tout cela pour ne pas éveiller sa méfiance et pour essayer de lui mettre un peu de parole en bouche. Mais rien n\’y faisait, il restait muet comme d\’habitude et se contentait de hocher la tête avec de petits sourires entendus.

Très gentiment, il nous proposa du thé à la menthe que nous bûmes assis sur le vieux matelas qui lui servait tout à la fois de lit et de divan. Le mobilier était par ailleurs assez réduit, en plus du matelas il y avait une planche sur des parpaings qui servait de table basse et une caisse bricolée avec des rayonnages qui abritait sa garde-robe. Dans un coin, une Sten un peu rouillée, sans son chargeur. Nous en étions à clore cet inventaire lorsque notre attention fut attirée par un rectangle se détachant sur l\’ocre de la paroi opposée à la couverture qui servait de porte d\’entrée ; examiné d\’un peu plus près, nous reconnûmes les traits grossièrement charbonnés de Qrinquedu, qui semblait se tenir au bord de quelque chose qui pouvait être un lac entouré de montagnes. Comme nous nous approchions, le Rifain esquissa un mouvement pour nous retenir mais nous eûmes le temps d\’apercevoir le même signe qui nous avait déjà intrigués, ע, au coin inférieur droit du tableau, si on peut donner ce nom à une telle chose.

Ce paraphe, si c\’en était un, ne nous éclairait pas beaucoup sur l\’auteur de l\’oeuvre et le Maure ne rompait pas son habituel silence, mais il nous regardait d\’un drôle d\’air que nous ne lui connaissions pas. Nous le quittâmes avec le pénible sentiment d\’avoir commis une indiscrétion, susceptible de compromettre notre fragile relation avec lui.

De retour à Heurtebise, dès le lendemain matin, nous tirâmes Bélial de son pneu préféré pour lui raconter l\’histoire du tableau. Ce n\’est pas que nous en espérions grand-chose, mais il n\’y avait vraiment guère de monde à qui se confier. En effet, notre curiosité se transformait peu à peu en un sentiment diffus d\’oppression et nous étions en proie à une sourde anxiété. Nous en étions donc venus à considérer Bélial comme un ami de la famille, laquelle au juste, ce n\’était pas très clair, mais cela s\’imposait néanmoins avec l\’évidence factuelle de ce qui ne se discute pas.

Le python, sans doute flatté de se trouver à nouveau élevé au rôle de pythie, nous écouta avec grande attention. Puis, après avoir englouti l\’offrande (une pomme) que nous avions prévu de lui apporter, il se remit en huit, comme il s\’était déjà présenté, et émit une sorte de rot que nous entendîmes, pour la seconde fois également, sonner comme un Yodhévavhé, mi-éructé, mi-avalé. Puis il se retira dignement dans son pneu. Décidément, le serpent avait de la suite dans les idées, mais ce qu\’il voulait nous faire comprendre avec obstination nous échappait totalement. C\’était de l\’hébreu.

Les choses auraient pu en rester là, comme un point d\’interrogation que le temps aurait bien fini par effacer de nos mémoires, n\’y laissant qu\’une vague courbure mêlée à d\’autres oublis. Mais il en fut autrement.

Nous avions regagné Sens où se trouvait notre lycée et ne nous préoccupions plus que de suivre les cours et d\’apprendre nos leçons quand Léon vint, très agité, me trouver au dortoir. Il me dit être tombé sur le signe mystérieux alors qu\’il recherchait le mot héliculture dans le petit Larousse, ne sachant plus s\’il s\’écrivait avec ou sans h. Il avait jeté un coup d\’oeil sur l\’alphabet hébreu qui se trouvait sur la fausse page et c\’est là qu\’il avait reconnu la lettre, ע, âyin, toute semblable à celle qui figurait sur le médaillon de Qrinquedu et au bas du tableau.

(À suivre)