Le Serpent (4ème épisode)
17 janvier 2010

-

Joseph ANABASE
Textes
Philosophie-littérature-poésie



1 – Heurtebise

2 – Jeux d\’enfants

3 – Heurtebise libéré, disparition de Qrinquedu

4 – La mort de Marguerite ; à deux doigts d\’une erreur judiciaire. Le cirque Orphée. On retrouve la mère de Bélial que l\’on croyait disparue à tout jamais

5 – Où l\’empoisonnement de Marguerite se révèle de plus en plus étrange. Questions sur les origines du Maure. Sigilmassa. Bélial mystérieux. Un signe.

6 – (-16 ans) Où une généreuse initiation sexuelle aboutit à la découverte de Qrinquedu

7 – Où l\’on apprend comment Qrinquedu se retrouva finalement en Palestine. Histoire du bateau. Le Kibboutz. Premier bombardement. Moustafa.

8 – Le blocus de Jérusalem. La mort du Phénicien. La circoncision de Qrinquedu.

9 – La bataille pour Jérusalem. La route de \ »Birmanie\ ». Grande rénovation des appartements du rabbin et de son épouse. Le commando français. Bataille navale.

10 – Sur les quais. Beersheba. Le départ

11 – De Marseille à Heurtebise. L\’on retrouve le Rifain et Bélial après un voyage mouvementé.

12- Humanités, Nora et les étranges cartes du Tendre, une table de dissection.

 

Ce matin-là nous évoquions, encore et toujours, sortant les fiches de nos souvenirs devant Bellelurette impassible. Elles comptaient, bien sûr, ces fiches, mais leurs trous plus encore. Quand une page était trop bien cousue, on pouvait être certain qu\’il y manquait quelque chose et que ce quelque chose s\’agitait silencieusement sous le couvert du récit. Et puis ça disparaissait tandis que notre Anubis se grattait les puces d\’une patte leste. En tout cas, il faisait chaud, comme ce mois d\’août qui commençait à sentir la pourriture quand nous allions récupérer les grenades et les chargeurs avec leurs cartouches dans les fossés, parfois en sinistre compagnie.

J\’aimerais, moi aussi, écrire \ »poudroyeuse\ », notre paix poudroyeuse quand le temps giboyeux des forêts où l\’on se cache, masqué de l\’or et du noir des ramures et des mousses, s\’efface.

Mais pour toi, Pierre-Marie, qui espérait encore, ce temps restait creusé de la disparition de tes parents que personne n\’avait plus revus.

Et tandis que nous évoquons toujours et encore, assis sur la vielle caisse de munitions U.S. libératrice, il y aura toujours entre nous cette souffrance que je ne puis complètement partager. Si proche que je sois.

Même en ce moment, ma présence est comme une question obscène, une question où je m\’endors moi-même comme ce bonhomme, qui racontait comment, pendant la guerre d\’Algérie où il servait comme officier d\’artillerie, il pionçait consciencieusement et n\’était réveillé que par le bruit des canons de sa propre batterie qui tiraient sur les mechtas. Moi aussi, j\’ai toujours l\’impression que mon sommeil laisse tirer sur les mechtas, et même que mon sommeil laisse tirer sur les fumées des camps nazis jusqu\’à Beersheba, Ashdôd, Capharnaüm dont les braises du fond des temps avivent les royaumes perdus.

Parce que moi, Isaac de Neuville, appelé Léon, je n\’avais rien perdu, ou du moins croyais-je encore pouvoir abolir toute disparition en grattant jusqu\’à usure des ongles la cache de Qrinquedu. Et d\’espérer y retrouver aussi, dans l\’incertitude de ce même antre de mémoire, le vrai soupir, le vrai souffle de mon ami Schwarz, alias Pierre-Marie Hautefeuille.

Car c\’était bien pour tenter de nous réfugier dans le trou sombre de notre enfance que nous nous réunissions à nouveau, comme portés par l\’air que le vent mauvais nous avait soufflé au visage en nous lançant l\’un et l\’autre dans le temps, avant même que nous le sachions.

Bien sûr, il n\’y avait pas que le ressac des vagues de nos souvenirs à nous faire tanguer sur ce passé. Itsmi et le Maure n\’avaient pas quitté les lieux ; ils avaient seulement un peu changé, se refaisant sur place, se reformant comme ces boules d\’écume venues du lointain et qui roulent sur les plages alourdies de mazout.

Ça n\’allait pas sans trouble. Lorsque Bellelurette nous entendait penser de cette façon, même si nous restions muets, son regard se mettait à briller ironiquement. Tout à fait en accord sur ce point avec Bélial, elle savait que l\’infini ne se noue pas et que s\’essayer à cette pratique ne vaut pas un pet, ce qui d\’habitude ponctuait son observation.

Nous nous trouvions donc obligés de reprendre les choses au fil d\’un récit plus prosaïque. Tellement plus prosaïque, comme le trépas de Marguerite, consécutif à l\’absorption d\’une tranche de saucisson donné par le père de Rirette, qui avait trouvé prudent de s\’acheter une conduite par cette offrande.

Marguerite fut ainsi entraînée dans l\’abîme du vide qu\’elle désirait sans doute combler. C\’était loin d\’en faire une sainte, bien que, comme on le verra plus loin, l\’ingestion d\’une supposée relique de la mère de Bélial pût fort bien avoir été considérée comme le véhicule adéquat pour ce genre de destin.

C\’est le Maure qui découvrit la dépouille de Marguerite par un petit matin qui blêmissait à souhait. Selon son habitude, il n\’en dit rien, lui ferma les yeux et recouvrit le tout d\’un vieux drap troué. Et comme il n\’avait sans doute pas très bien rabattu les paupières, on put avoir l\’impression que Marguerite regardait par-dessous son suaire. Elle n\’avait pas si tant changé que cela, qu\’on pût se croire assuré de son décès. Bélial, en personne s\’y trompa, juste le temps de vérifier qu\’elle avait bien rendu son âme. Mais il ne fut pas le seul car Itsmi, arrivé peu après, commit la même erreur tout aussi rapidement corrigée, par d\’autres moyens, il est vrai.

Itsmi annonça la sinistre nouvelle et comment il avait trouvé Marguerite sous un drap le fixant de son regard éteint. C\’est la présence du drap, tiré sans un pli sur son corps, qui indiquait, bien évidemment, qu\’elle n\’était pas morte seule, ou pas morte toute seule. La police, prévenue, commit un médecin afin d\’établir le certificat de décès. Une autopsie fut ordonnée. Elle révéla que Marguerite avait été victime d\’un empoisonnement par un agent toxique inconnu sous nos latitudes, un dérivé rarissime de triméthylamine, qu\’un éminent biologiste avait identifié en 1926 dans le Haut Atlas. Ce produit de décomposition organique était employé par une petite tribu pour rendre mortelle toute blessure faite avec les armes dont on en imprégnait le fer, et souvent aussi pour régler de façon définitive certaines querelles privées à l\’occasion d\’un bon repas. Le savant n\’avait jamais pu savoir comment les indigènes obtenaient ce poison.

Le Maure fut recherché. On finit par le retrouver dans l\’état d\’hébétude chronique qui était le sien. Comme il ne pouvait fournir aucune explication, et que de nombreuses empreintes témoignaient de sa présence sur les lieux, il fut inculpé de meurtre et écroué. Tout Heurtebise assista au procès, que l\’on pensait être d\’autant plus expéditif que l\’avocat commis d\’office plaidait l\’irresponsabilité, eu égard à l\’état psychique manifeste de son client.

Itsmi s\’était isolé dans un coin du prétoire et s\’abstint de toute déclaration quand l\’avocat fit appel aux témoignages de ceux qui avaient fréquenté le Maure. Toutefois, les regards furieux que l\’ancien aviateur lançait à l\’inculpé en disaient long sur ses sentiments. Mais que pouvait-il déclarer de ce qui fondait sa certitude et la haine qu\’il vouait au Rifain depuis les confidences que lui avait faites la mère de Bélial peu avant sa disparition ! Et s\’il avait eu besoin d\’une confirmation, les déclarations du légiste ne lui auraient-elles fourni toute assurance sur ce qu\’il pensait quant à l\’auteur de la triméthylaminisation de la victime par des voies qu\’il était seul à soupçonner.

Le procureur demanda la réclusion criminelle, l\’avocat plaida l\’irresponsabilité. D\’une manière ou d\’une autre, l\’affaire du Maure semblait être entendue, personne ne doutait de sa culpabilité, et l\’on accueillit la sentence sans surprise : quinze ans avec obligation de suivi thérapeutique.

Pendant quelque temps Itsmi habita seul la maison de Qrinquedu avec Bélial pour voisin. Ils ne s\’entendaient pas mal, bien qu\’à la saison des cerises il y eût un peu de tirage entre eux. Le serpent ne laissait pas beaucoup de fruits sur l\’arbre et il se défendait des reproches que lui adressait Itsmi en lui faisant comprendre que sans lui les oiseaux auraient tout mangé. L\’argument valait pour ce qu\’il avalait, mais Itsmi en avait vu d\’autres.

Deux ans s\’étaient écoulés lorsqu\’on apprit que l\’avocat du Maure avait déposé une demande en révision motivée par la découverte d\’un élément nouveau susceptible d\’innocenter son client. Cet avocat avait, en effet, reçu la visite d\’un des jurés, qui prit de remords, désirait témoigner d\’un fait, d\’un petit fait certes, mais susceptible de venir modifier les attendus du jugement. C\’était si anodin qu\’il n\’avait pas cru bon d\’en informer le juge pendant l\’instruction, et encore moins lors de la réunion des jurés où il s\’était contenté de s\’abstenir. Mais voilà, Maître, poursuivit l\’homme, la chose m\’a travaillé depuis. J\’avais, six semaines avant le drame, vendu à dame Marguerite un saucisson de ma fabrication composé, ah c\’était la guerre, de divers abats dont…
– Dont ?
– Dont…
– Dont ?
– Un morceau de… Qui semblait provenir d\’un serpent.
– Et d\’où provenait le morceau qui semblait provenir ?
– Entre les rails du chemin de fer, coupé net. Juste la queue, un bon mètre, le reste avait disparu.

Fort de cette révélation, l\’avocat obtint l\’acquittement du Maure. Pourvu d\’un petit pécule, le Rifain fit l\’acquisition d\’une cuisine roulante avec laquelle il parcourut la campagne en proposant clafoutis, crêpes (trop épaisses) et merguez. Il vendait aussi des olives. Depuis son élargissement, il s\’installait tous les jeudis à Heurtebise avec son attirail.

Mais la décision de justice n\’avait pas ébranlé Itsmi dans sa conviction. Pour lui le Maure demeurait, indirectement peut-être, mais tout de même responsable de la mort de Marguerite et de la disparition de la mère de Bélial. Car, bien entendu, ce ne pouvait être que lui qui avait entraîné l\’honorable reptile hors des Sièges avec les conséquences que l\’on sait.

Le mystère demeurait toutefois entier concernant ce qu\’étaient devenus les quelques mètres restants de la malheureuse bête amputée de sa partie terminale. Il n\’était pas interdit de penser à un sacrifice volontaire, voire à une tentative de suicide. Cette dernière supposition étant peu vraisemblable, compte tenu du caractère de la disparue, même si cette dernière avait un peu perdu la tête au moment de son acte. Il restait enfin une autre possibilité, la mère de Bélial aurait voulu s\’échapper de l\’emprise du Maure, qui la serrait de près, en profitant du passage du train dont les wagons les auraient séparés un bon moment. Mais le Rifain serait parvenu à l\’attraper par la queue alors qu\’elle franchissait la voie ferrée à quelques mètres seulement de la locomotive. Il serait resté avec un petit bout de queue dans la main et, le convoi passé, n\’aurait pas retrouvé sa prisonnière. Entre les rails, seulement, droit comme un bâton, un autre morceau de queue. Effrayé, le Maure se serait débarrassé du petit bout qu\’il tenait toujours en main et aurait pris la fuite. Mais qu\’elle preuve pouvait-on avoir que les choses s\’étaient bien passées ainsi ?

C\’est alors que la déclaration du père de Rirette revint à l\’esprit d\’Itsmi. Le charcutier improvisé n\’avait-il pas déclaré avoir trouvé environ un mètre de queue, sans plus de détail. Mais ce morceau portait-il la trace d\’une seule coupure, ou de deux ? Et quelle était exactement sa longueur, correspondait-elle à l\’écartement des rails, soit pour le PLM, un mètre quatre cent trente-cinq ?

Itsmi, malgré son dégoût pour le personnage, alla donc interroger le BOF repenti. Il obtint de lui entière confirmation de son hypothèse. L\’ex-juré, tout comme il avait passé sous silence un \ »petit fait\ », n\’avait pas cru bon de préciser à l\’avocat que le morceau de queue dont il s\’était emparé mesurait plus qu\’un \ »bon mètre\ », presque un mètre et demi, et qu\’il était sectionné aux deux bouts.

Itsmi, malgré sa familiarité avec la mère de Bélial, n\’avait jamais eu l\’outrecuidance de mesurer cette dernière de la tête à la queue. Néanmoins, au jugé, il pouvait estimer qu\’après la catastrophe qui l\’avait notablement raccourcie, il en restait environ cinq mètres à serpenter douloureusement. Aujourd\’hui, si elle n\’était pas morte, elle devait s\’être réfugiée quelque part, mais où ? Après une nuit de réflexion et quelques cauchemars, l\’ancien pilote décida de partir à la recherche de la malheureuse.

Nous avions du mal à nous souvenir des mois qui suivirent le départ d\’Itsmi. Tout nous paraissait plat, même les passages du Maure et de sa cambuse, auxquels nous étions déjà habitués. La visite des bois avait aussi beaucoup perdu de son intérêt, ils nous semblaient vides. Et nous n\’avions plus rien à parier sur les lapins qui d\’ailleurs, le Gros noir ayant vécu, ne se prêtaient plus au jeu.

Il n\’y avait que Bélial pour partager notre état d\’esprit. Nous passions des heures comme ça, assis devant son trou, jusqu\’à ce que l\’un de nous finisse par s\’endormir.

Les vacances s\’achevèrent dans cette morosité. Après la rentrée des classes – car nous étions devenus internes au lycée de Sens – nous ne nous retrouvions que les week-ends à Heurtebise. Ces derniers se passaient tout aussi tristement jusqu\’au jour où nous vîmes arriver les camions. Deux camions, brinquebalant et jaunes dont l\’un tirait une grande remorque fermée. Sur chacun, on pouvait lire en lettres rouges : Cirque Orphée. Le convoi s\’arrêta dans le champ qui est juste en face de la maison Qrinquedu dont il n\’est séparé que par un petit chemin de terre.

À notre grande surprise, nous vîmes Itsmi descendre du véhicule de tête. Assisté de quatre hommes, il se mit à consolider rapidement la clôture du champ, installer une cage, trois baignoires et une espèce de tente. Les baignoires furent remplies d\’eau, des bottes de foin jetées par terre. Cette petite installation achevée, les portes d\’un des camions s\’ouvrirent pour laisser passage à trois autruches, suivies d\’un couple de lamas. De l\’autre camion descendit un lion un peu blanchi que l\’on dirigea vers la cage où il se coucha. Enfin, dans un grand bruit, un éléphant glissa de la remorque sur un plan incliné. Il alla tout de suite aux baignoires, boire et se doucher avec sa trompe.

Itsmi, qui nous avait vus observer son installation depuis le jardin Qrinquedu, vint à nous. Il nous donna l\’accolade comme aux temps de la Résistance. Il avait parcouru le pays par monts et par vaux et commençait à désespérer du succès de son entreprise, lorsque son regard fut attiré parce qu\’il prit d\’abord pour une espèce de gargouille en haut du clocher de Mézilles. Après un instant d\’hésitation, il reconnut la mère de Bélial qui prenait l\’air par un évent de ce refuge élevé.

Fou de joie, Itsmi monta au clocher où la fugitive l\’attendait comme un vieil ami. La nouvelle du trépas de Marguerite ne l\’affligea pas outre mesure. Dans le cours de la conversation, elle confirma en tout point le scénario qu\’ Itsmi avait imaginé quant à sa fâcheuse aventure avec le Maure. Mais elle ne tenait pas rigueur à ce dernier car c\’était grâce à lui qu\’elle avait trouvé ici sa vocation, près du ciel, ne se nourrissant plus que d\’oeufs de pigeons et de mousses parfumées, ravie par les chants religieux et la musique d\’orgue. Elle parvint même à siffloter l\’aria de la cantate n°51 de Bach qui l\’exaltait tout particulièrement :

\ »Exultez et chantez Dieu en tous pays !
Ce que le Ciel et la Terre
Contiennent de créatures
Se doivent d\’en rehausser la gloire\ ».

Il devenait inutile de discuter plus avant de ses malheurs. Être touchée par la grâce valait bien un bout de queue.

L\’entretien fut interrompu par le battement de la cloche, qui sonnait aux oreilles d\’Itsmi un angélus assourdissant. Le silence revenu, la sainte bête s\’inquiéta de son fils et demanda à son compagnon de rassurer Bélial sur son sort. Puis, les yeux soudain humides d\’émotion, elle émit le voeu que le pilote devînt le parrain de son unique rejeton.

Itsmi passa la nuit en haut du clocher où il eut un rêve. Arjuna, le dieu guerrier de son enfance, l\’entraînait vers les profondeurs de la terre où l\’attendait une femme assise au bord du fleuve de la mort. À peine lui avait-il touché le bras qu\’elle disparaissait dans les eaux. Arjuna le projetait alors à la surface du monde, lui disant qu\’il ne cesserait de vouloir suivre celle qui était passée de l\’autre côté. Le dieu disparaissait et le rêveur se vit en train de voyager à bord d\’une roulotte. Il se réveilla le dos un peu endolori et fit ses adieux à la mère de Bélial qui l\’accompagna jusqu\’à l\’échelle.

Sur la route qui devait le ramener à Heurtebise, il rencontra à la sortie d\’un village les camions d\’un cirque et s\’arrêta un moment pour se reposer et faire la conversation. Le propriétaire du petit convoi était au désespoir car il venait de perdre sa femme qui était aussi sa principale associée. Sans elle, il ne pouvait plus faire fonctionner le chapiteau et se trouvait contraint de vendre. Poussé par une subite inspiration, peut-être due à son rêve, Itsmi se porta acquéreur. Il paya cash avec l\’argent de sa solde qui lui était parvenue d\’Angleterre. On lui présenta les animaux qu\’il trouva plutôt sympathiques et il partit avec tout le cirque accompagné par le veuf et trois de ses aides.

Après nous avoir fait ce récit, Itsmi nous demanda de le laisser seul avec Bélial. Dès le lendemain de cet entretien, ce dernier se trouvait installé dans le périmètre du cirque où un trou recouvert de feuillage avait été creusé pour lui.

Bientôt le nouveau patron se mit au travail. Orphée parcourait la région avec les animaux qui connaissaient parfaitement leur rôle. Bélial était en apprentissage : lier par le cou deux, puis trois autruches les unes aux autres ; se rouler comme un turban sur la tête de l\’éléphant ; pendre d\’un trapèze et tomber dans une baignoire avec un grand floc ; faire le tuyau d\’arrosage brandi par le clown (Itsmi) à la grande joie des enfants. C\’était tout un programme. Il n\’était pas mauvais élève, mais refusait obstinément de travailler avec les lamas qui lui avaient craché dessus.

Personne à Heurtebise ne manqua la première représentation. D\’une façon quelque peu partisane, on applaudit beaucoup Itsmi et Bélial, malgré quelques maladresses de ce dernier dont la plus notable fut d\’avoir provoqué la chute d\’une autruche lorsque s\’emmêlant les anneaux, il s\’était pris dans ses pattes.

Au fil des années Bélial acquit du métier mais il y avait en lui comme une tristesse. Il rechignait de plus en plus à s\’embarquer pour les tournées et se cachait dans les vieux pneus qui s\’accumulaient contre la clôture. De temps à autre, nous lui rendions visite, mais il nous manifestait moins d\’intérêt jusque, parfois même, une certaine froideur.

Sa mère lui manquait certainement. Itsmi avait beau lui en parler, elle lui manquait. Et puis, il n\’y avait pas de clocher à Heurtebise, donc pas grand-chose pour nourrir son imagination. Très haut perchée, elle était, comme les oiseaux. Elle l\’avait abandonné pour le ciel. C\’est dur quand on s\’appelle Bélial.

(À suivre)