Le semblant serait-il un opérateur de la cure ?
13 septembre 2025

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Annie DELANNOY, Isabelle MASQUEREL
Journées des cartels

Annie Delannoy 

 

La mort c’est pas du semblant ! Francesca Comandini, notre amie et collègue de travail avec qui nous avions mis en place ce cartel à Lyon, à l’automne 2024, nous a quittées quelques mois à peine après sa constitution, le 25 février 2025. Nous lui rendons hommage ici, en prenant la parole, frileuses mais déterminées à poursuivre le travail engagé avec elle. Son décès nous a sidérées un temps, le temps nécessaire à pouvoir inventer une suite. Pas question de laisser en suspens ce qui lui tenait à cœur, nous tenait à cœur et c’est à partir de cela que nous avons trouvé appui pour poursuivre. Pas sans un autre : nous savions que Marie-Christine Laznik allait travailler pour le grand séminaire à partir de cette question du semblant. Nous en avions discutées ensemble l’an dernier à l’occasion de cette journée des cartels, Francesca Isabelle et moi étions enthousiastes à l’idée de mailler notre travail avec Marie Christine, peut-être d’ailleurs en lui faisant place de plus un…. Cela n’a pas pu se faire avant le décès de Francesca.

 

C’est cependant cette perspective qui nous a remises, Isabelle et moi, au travail.  Nous avons échangé à trois ou quatre reprises toutes les trois, avec Marie Christine. Nous la remercions chaleureusement de ce partage de travail ainsi que de nous avoir encouragées à prendre parole aujourd’hui.

 

Pourquoi le semblant ?

Nous étions dans des réflexions à l’ALI-Lyon sur les changements sociétaux survenus depuis sa fondation, 10 ans plus tôt et un axe de travail commun s’en dégageait peu à peu. En tout cas quelles difficultés ou nouveautés voire inventions rencontrions nous dans les cures. Nous étions aussi à l’ALI en train de travailler sur le séminaire de l’envers puis sur l’acte psychanalytique. Donc une forme de rencontre entre la pratique de la psychanalyse et le discours social ambiant.

 

Nous nous sommes intéressés à ce qui du social se supportait comme discours et comment l’analyste avait à s’en débrouiller. Pour exemple, la question du traumatisme qui est mis en avant dans le social particulièrement depuis les attentats de Charlie hebdo et du bataclan, mais aussi, à partir de toute la déferlante me too (2017) et son lot de plaintes pour viol mettant dans le débat publique la question du consentement, de même, jamais n’a autant été discutée et revendiquée aussi la question du genre.

 

 Ou encore, la question de la migration est brûlante et convoque les mouvements de haine rejet et xénophobie… Nous pourrions lister encore beaucoup de choses qui traversent notre social…Alors … Quid ? En quoi cela concerne le divan du psychanalyste sa pratique ? Les cures ? Et sa place dans la cité ?

 

Nous constations que tous ces thématiques qui agitent notre social, prennent un caractère compact, et c’est souvent bien difficile de les dialectiser de les discuter et dans la cure nous nous heurtons parfois à ce discours comme résistance à ouvrir la question singulière de chacun….

Il nous est peu à peu apparu, intuitivement, que s’intéresser à cette dimension du semblant en tant qu’elle apparaissait comme évacuée, malmenée dans le champ social, pouvait nous permettre à la fois de réinterroger notre pratique mais aussi affiner notre lecture de ce qui se passe dans notre lien social.

 

Ce fût la naissance de notre cartel avec comme hypothèse de départ que peut être l’analyste devait plus que jamais accueillir le propos et la parole du patient en faisant résonner cette dimension de semblant. C’est-à-dire remettre au centre de la séance la fonction du signifiant, ce que parler veut dire et comment finalement il y a quelque chose d’autre, d’une autre scène qui s’entend dans ce qui se dit là. Ouvrir, Rouvrir la dimension de l’inconscient qui bien souvent n’apparait pas d’emblée chez le demandeur d’un travail « psy ». Rappelons que «la parole dans le dispositif analytique se présente comme matière première, comme porteuse d’un savoir à produire, l’inconscient, qui occupera après coup la place de l’insu » (Nestor Braunstein). Or, ce n’est pas d’emblée que le patient entre dans le discours analytique…

 

Une autre façon de le dire avec Lacan : « le langage est la condition de l’inconscient et spécifie l’humain ». Dans la structure du discours c’est toujours d’une place de semblant que le propos s’énonce et cette place se soutient de celle de la vérité.

 

 Puisque finalement nous accueillons dans nos cabinets des gens qui sont inscrits dans le discours social du moment et viennent interroger finalement le psychanalyste à partir d’une place prise dans ce temps « où les exigences sociales sont conditionnées par l’apparition d’un homme servant les conditions d’un monde scientifique. »  (Intervention de Jacques Lacan, le 16 février 1966, au Collège de médecine sur « La place de la psychanalyse dans la médecine que site Alexis Chiari dans son intervention au séminaire d’été de l’ALI 2024, « le hors scène, le praticable, le semblant)). On peut aisément attraper que la question de la vérité pour la psychanalyse et pour le discours social ambiant ne relève pas des mêmes coordonnées.

 

Quelques remarques liminaires sur le semblant

Chez Lacan :

Lacan a consacré tout un séminaire en 70/71 à « un discours qui ne serait pas du semblant ». Le signifiant de semblant apparait dans la suite « le savoir du psychanalyste et ou pire en 71/72, puis dans encore et les non dupes errent, en 75, dans RSI et Lituraterre.

 

Sur les indications de Marie Christine Laznik, nous avons doublé notre travail de lecture des premières leçons de « un discours qui ne serait pas du semblant », de celle d’un ouvrage passionnant : « L’inconscient théâtral – Psychanalyse et théâtre, homologies » d’Edgard Quinet, psychanalyste et homme de théâtre. (Être pour le théâtre comme il se définit)

 

Dans le début de son séminaire de 1971 « un discours qui ne serait pas du semblant », Lacan apporte un point important : « le semblant c’est le signifiant en lui-même »

«[…] »

« Il n’y a pas de semblant de discours, tout ce qui est discours ne peut que se donner pour semblant, et rien ne s’y édifie qui ne soit à la base de ce quelque chose qui s’appelle signifiant, qui dans la lumière où je vous le produit aujourd’hui, est identique à ce statut comme tel du semblant ».

 

 Pour Lacan, « le semblant est l’objet même dont se règle l’économie du discours »

Dans la leçon 2, il reprend que le semblant est la fonction primaire de la vérité et aussi donc, ce qui sert de référence pour qualifier ce qu’il en est du discours. Lacan spécifie dans cette leçon la place du semblant dans l’écriture des discours : celle en haut à gauche, c’elle d’où se situe l’agent du discours. Aussi, donc pour Lacan le semblant c’est une place. Place de l’agent du discours.

 

De fait, la place du semblant se soutient de celle de la vérité. Lacan souligne que la vérité n’est pas le contraire du semblant, mais elle lui est corrélative.

 

C’est cela la logique signifiant, il y reste le réel insaisissable ce bout de réel que le symbolique n’épuise pas …

 « Notre discours scientifique ne trouve le réel qu’à ce qu’il dépend de la fonction du semblant : ce qui est réel c’est ce qui fait trou dans ce semblant » notait Lacan dans le début de ce même séminaire.

 

Je vous donne ces quelques citations qui font appui à notre travail.

Le semblant c’est le signifiant en lui-même et il n’y a pas d’autre moyen pour le parlêtre pour toucher au réel. Autrement dit ce qui est réel c’est ce qui fait trou dans le semblant. Le semblant c’est aussi poser la question de l’existence en lieu et place de ce qui est vrai ou faux : des choses n’existent que dans le langage par exemple la licorne, et vous entendez combien le semblant toucha aussi bien à la dimension de l’imaginaire.

 

C’est pourquoi première hypothèse : le semblant c’est déjà un nouage RSI.

 

***

 

Isabelle Masquerel 

Comment construire et avancer dans notre travail à partir de ce foisonnement de références qui ont ainsi émergé lors de ces quelques mois de cartel si particuliers ?

 

Oui fébriles nous l’étions.

Il nous fallait préciser notre questionnement.

 

Comme Annie vient de vous le rappeler, Lacan a fait du semblant tout à la fois une fonction, une dimension, un principe et une place dans les discours.

 

Cependant le semblant est d’abord un terme du langage courant, qui n’était pas usuel chez les psychanalystes avant 1971.

 

Alors reprenons ici, cette question que nous nous sommes posés en cartel : pourquoi Lacan utilise-t-il ce terme de semblant ? Si le semblant c’est le signifiant, pourquoi ne pas en rester au signifiant ? Que cherche Lacan, le semblant apporte-t-il du nouveau ?

 

Lacan proposera aussi, quelques années plus tard, de renommer l’inconscient l’Une-bévue, pour introduire disait-il quelque chose qui irait un peu plus loin que l’inconscient.

On pourrait dire alors, que l’apparition du terme de semblant chez Lacan, relève d’une nécessité du même ordre, à savoir d’un renouvellement, celui de la théorisation des discours. Renouvellement qui du même coup, nécessiterait aussi de s’emparer d’un terme neuf en psychanalyse, qui ne vient pas de la linguistique, et susceptible aussi de contrer un usage universitaire et purement structuraliste du signifiant un peu trop fréquent.

 

Nous avons aussi l’an passé comme beaucoup d’entre nous, travaillé le séminaire de l’Acte analytique qui nous a conduit à réinterroger le transfert et la place de l’analyste dans le dispositif de la cure. Dans ce séminaire de l’Acte analytique, la dimension du semblant, n’est pas encore présente.

 

Vous savez sans doute que ce séminaire consacré à l’acte analytique a été interrompu avant sa fin à cause des évènements de 1968.

 

Lacan le dit dans sa conférence de juin, il n’a pu en faire qu’un peu moins du quart. C’est peut-être pour cela qu’il n’y ait pas beaucoup développement dans ce séminaire sur le maniement du transfert.

 

Dans la dernière séance du séminaire de l’Acte, en juin 68, Lacan fait une boutade, il se dit en colère contre le général (De gaulle) qui a utilisé le terme de chienlit avant lui, et Lacan de dire qu’il aurait bien aimé intituler un séminaire comme ça. Je ne connaissais du mot chienlit que le sens usuel, celui de désordre, mais en cherchant dans le dictionnaire j’ai appris que chienlit a aussi le sens plus ancien de mascarade (divertissement où les participants sont déguisés). le dictionnaire de l’Académie française en donne un sens vieilli un chienlit, se dit d’une personne déguisée et masquée qui court les rues en temps de carnaval, ce qui donne aujourd’hui ce double sens pour chienlit de mascarade et de désordre.

 

Deux ans plus tard que Lacan dans son séminaire met en place les discours, une mise en place qui n’est pas sans lien avec la lecture dans l’après coup des évènements de mai 68, puis le terme de semblant suivra dans le titre du séminaire de 1971 comme vous savez.

 

Annie évoquait tout à l’heure les conditions du social et du politique auxquelles nous avons affaire aujourd’hui ;

Nous constatons qu’il existe un fort sentiment de défiance vis-à-vis de la parole dans notre société, et que la dimension du semblant est souvent fragilisée.

 

Et c’est pourtant d’une place de semblant que quelque chose peut s’énoncer et de plus dans un rapport dialectisé avec la vérité. Mais ceci n’est plus toujours garanti, c’est le moins qu’on puisse dire dans notre monde actuel.

 

A ce propos, je voulais partager avec vous ce que j’ai entendu il y a quelques jours :

Cynthia Fleury interviewée sur une radio bien connue a eu recours à la catégorie du grotesque pour évoquer la question politique aujourd’hui.

( Cf la souveraineté grotesque définie par Michel Foucault 1970)

Le pouvoir du grotesque en politique, pour Cynthia Fleury c’est la force qui se donne en spectacle. C’est la connivence du rapport de force comme relation au politique, conjugué à la théâtralisation, au débordement et à la démesure.

 

C’est alors la figure de l’histrion qui monte sur la scène politique pour jouer des farces grossièrement fallacieuses (cf. V. Zelensky dans le bureau ovale).

Les souverains grotesques prospèrent, ils sont comme des poissons dans l’eau dans le discours capitaliste. Ils piétinent la vérité aussi bien que le semblant.

 

Le semblant dans la langue :

 

Le semblant nous avons l’impression de savoir ce dont il s’agit.  Dans le langage courant, on l’utilise fréquemment de façon dépréciative, du côté du faux semblant, de l’apparence trompeuse ou du simulacre.  Et c’est cela qui vient brouiller les pistes. Parce qu’il me semble que ce n’est pas sur ce versant là que Lacan, se sert de ce terme.

 

Le terme de semblant, c’est le participe présent substantivé du verbe sembler.

Le Dictionnaire de l’académie française en donne la définition suivante :  Le semblant est apparence, aspect (vers 980). C’est ce qui parait extérieurement

 

Les expressions de beaux semblant et de faux semblants sont quasiment contemporaines de l’apparition du substantif semblant dans le champ romanesque de l’amour courtois.

 

Le Semblant, dont le sens premier s’est figé dans le bel semblant, est traditionnellement associé au répertoire courtois. Le semblant évoque l’apparence, la contenance et l’état de contentement présumé du chevalier ; il traduit une humeur résolue faite d’équanimité. (Soit une égalité d’âme d’humeur) Mais il qualifie aussi l’aspect de la dame, l’accueil et les encouragements qu’elle réserve à son amant.

 

Ces citations sont extraites de l’ouvrage qu’Helen Solterer a publié en 1984, et dont le titre est Le Bel Semblant (Faus semblant, Semblants Romanesques) L’amour courtois.

(je remercie ici Marie Christine Laznik pour cette indication bibliographique)

 

Je vous lis ce Petit proverbe du XIIIème siècle qu’elle met en exergue de son livre :

« Nulle chose ne grève tant

Que faulce amour en bel semblant,

Haro, hélas que en ce monde

Tant de tielles choses abonde »

 

 

Mais rapidement les valeurs négatives du semblant, de l’apparence trompeuse vont prendre le dessus dans la langue.

Expression : s’il ne m’aime pas, du moins il en fait le semblant, tous les semblants 1694

Cet homme-là n’a pas de courage il n’en a que le semblant.

Ce ne sont que des beaux semblants ne vous y fiez pas

 

Faux semblant : affectation d’un sentiment qu’on n’éprouve pas. :

Puis apparaissent progressivement  dans le dictionnaire académique de la langue française les expressions que nous connaissons bien

Faire semblant de= feindre de

Faire semblant de rien = feindre l’inattention ou l’ignorance, faire comme si de rien n’était

Donner un semblant : de satisfaction par exemple.

 

De l’usage de semblant chez Lacan : le domaine des météores :

Dans ma dernière reprise de notre travail sur la notion de semblant j’ai suivi les météores !

 

Dans la première leçon du séminaire d’un Discours qui ne serait pas du semblant, Lacan dit « qu’il n’est peut-être pas vain de se souvenir que le discours scientifique est parti très spécialement de la considération de semblants.

 

Le départ de la pensée scientifique, qu’est-ce que c’est ? C’’est l’observation des astres. L’observation des astres, qu’est-ce que c’est si ce n’est la constellation, c’est-à-dire le semblant typique. »

 

Une constellation donc par exemple la Grande Ourse donc des étoiles regroupées dans une forme que nous reconnaissons dans le ciel.

Lacan cite le traité des météores de Descartes dans cette leçon du 13 janvier 1971: « quand je parle d’un météore c’est quelque chose qui se définit d’être qualifié comme tel d’un semblant. » Il peut être tentant de passer un peu vite ici de se dire que nous avons affaire là une illustration un peu simple, mais suivons tout de même cette piste des météores pour entendre un peu plus l’acception originale que Lacan fait de ce terme de semblant.

 

Remontons quinze ans plus tôt en juillet 1956, à la fin du séminaire des psychoses :

« Je voudrais un instant prendre en main le tissu le plus inconsistant, exprès, le plus mince, de ce qui peut se présenter à l’homme. Et pour cela nous avons un domaine où nous n’avons qu’à aller le chercher, parce qu’il est exemplaire, c’est celui du météore quel qu’il soit. » Le météore , meteorâ en grec ce qui est en haut, la lune les étoiles l’arc en ciel, les nuages, etc..…

L’arc-en-ciel comme tout météore se définit d’être tout entier dans cette apparence d’arc en ciel ; un météore « c’est cela », c’est cette apparence. « Et tout le monde le sait depuis l’origine des temps » dit Lacan, « rien n’est caché derrière ».

 

« C’est réel et c’est illusoire. Ce qui le fait subsister pour nous cet arc en ciel – dit Lacan – c’est la nomination comme telle de l’arc en ciel. Il n’y a rien d’autre que le nom. ».

 

Et Lacan ajoute que c’est « un phénomène sans espèce d’intérêt imaginaire, vous n’avez jamais vu un animal faire attention à un arc-en-ciel et à la vérité l’homme ne fait pas attention à un nombre incroyable de manifestations voisines d’irisation dans la nature ; l’arc en ciel n’existe que dans cette relation à cette nomination.

 

Et si vous en parlez à quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est, un petit enfant par exemple, vous lui direz sans doute en le lui montrant « c’est cela, un arc-en ciel » Quelque chose qui n’existe précisément que dans cette relation à ce « c’est cela ».

 

Poursuivons la lecture de ce passage de la première leçon d’un discours qui ne serait pas du semblant :

« Quand je parle d’un météore c’est quelque chose qui se définit d’être qualifié comme tel d’un semblant. Personne n’a jamais cru que l’arc en ciel c’était quelque chose qui était là recourbé, dressé. »

 

Le météore le plus caractéristique, le plus originel, c’est celui dont il est hors de doute qu’il est lié à la structure de ce qui est discours ; c’est le tonnerre. C’est la figure même du semblant.

 

La figure du semblant ici qui impressionne, ici la sensation associée est sonore et non plus visuelle comme pour l’arc en ciel. Cette figure du semblant qui vient fait signe, mais on ne sait pas de quoi, dit Lacan, vient faire signe peut être d’autre chose qui n’apparait pas, qui peut être pris comme signe du père. Pas de Nom du père tenable sans le tonnerre. C’est dire que le semblant n’est dénué d’efficace.

 

Lacan disait que le père du petit Hans n’était malheureusement jamais là pour faire le dieu tonnerre.  Nous rappelle notre collègue Valentin Nusinovici. Pour Valentin Nusinovici  « Tout météore est une illusion, – en rapport avec un réel – dont le signifiant est un semblant » (Valentin Nusinovici Note sur le semblant 2008)

 

Aborder la question semblant à partir des météores, nous dégage des valences négatives de l’usage du terme de semblant, des semblants, des faux semblants et met l’accent sur le côté insaisissable du signifiant, de tout signifiant.

« C’est en cela qu’il n’y a pas de semblant de discours, tout ce qui est discours ne peut que se donner pour semblant, et rien ne s’y édifie qui ne soit à base de ce quelque chose qui s’appelle signifiant, qui dans la lumière où je vous le produit aujourd’hui, est identique à ce statut comme tel du semblant. »

 

Le dernier passage que je voulais commenter, se trouve dans la leçon du 9 juin 1971 :

Pour continuer avec un autre météore, la lune. « Il y a longtemps que l’homme rêve à la lune ». Pour bien se rendre compte de ce que ça veut dire, un voyage au Japon serait indiqué pour faire comme Lacan et visiter le pavillon d’argent à Kyoto, pavillon voisin d’un autre pavillon plus prestigieux le pavillon d’or, qui lui est recouvert de feuilles d’or.

Le pavillon d’argent plus modeste appartenait à un shogun venu y finir sa vie. Lacan dit qu’il rêvait à la lune. « C’est là qu’on se rend compte que rêver à la lune c’était vraiment une fonction.  Cette  fonction dirais que c’est celle du semblant.

 

Sur le bâtiment principal du pavillon il est écrit « la lune brille sur la surface de l’eau à Higasiyama ». L’illusion de l’océan est donnée par le champ de sable situé devant le bâtiment.  Le pavillon éclairé par la lune apparait argenté, alors que ses parois sont laquées de noir. Et c’est pourquoi on le surnomme le pavillon d’argent.  L’éclat de la lune donne son semblant au pavillon ; soutenant ainsi la jouissance du shogun contemplatif qui rêve à la lune, et dit Lacan « nous aimons accroire qu’il la contemplait assez phalliquement » La dimension là du semblant, donne une réalité qui  soutient la jouissance du shogun.

 

Dans ce pavillon, se trouve le masque du shogun, persona, enfermé dans une petite armoire japonaise qu’on montre aux visiteurs, c’est comme ça que Lacan le décrit : « On sait que c’est lui, que l’endroit à l’y mettre se montre là, dans le pavillon d’argent à Kyoto et que c’est là qu’il rêvait à la lune ».

 

Alors oui, « nous aimons à croire que le shogun jouissait phalliquement de la contemplation de la lune » mais ajoute Lacan, « cela nous met aussi dans l’embarras. » Parce que ce masque ainsi présenté n’est que lui-même, un masque qui est creux, rien derrière, pas de grand Autre personnifié derrière, rien. « On se rend plus bien compte du chemin parcouru pour se tirer de cet embarras » commente Lacan celui d’une signification phallique imaginairement incarnée ; pour se tirer de cet embarras « il faut comprendre que c’est l’accomplissement sur le graphe de S de grand barré ».

 

Ainsi donc le semblant pour Lacan constitue la dimension de ce qui apparait, ce n’est pas de l’ordre d’un faux semblant, il ne s’agit ni de vrai, ni de faux, le semblant lacanien n’est pas non plus l’indice d’une représentation, il n’y a rien à dévoiler derrière le semblant.

Le semblant, un opérateur pour la cure ?

 

Et c’est dans la leçon du 10 mai 1972, que nous trouvons quelques indications précises concernant notre hypothèse du semblant comme opérateur dans la cure.

 

« L’analyste ne fait pas semblant, il occupe la position du semblant »

 

L’analyste n’use pas de feinte, parler de feinte jetterait comme un discrédit sur la parole.  Lacan poursuit toujours dans cette leçon du 10 mai 1972 :

L’analyste : donne ce semblant à autre chose que lui-même, ; il donne son porte-voix et se montre comme masque, ouvertement porté,

Le semblant prend effet d’être manifeste ajoute Lacan.

 

 C’est un pur semblant, un semblant manifeste. Une présence réelle dont le silence est l’étoffe.

Si l’analyste « fait » semblant c’est au sens de faire du semblant, de fabriquer du semblant, d’en proposer le praticable comme au théâtre, d’user du semblant, des semblants : un usage du masque, de la voix, de l’intonation, du regard, de la respiration…Comme une figuration, afin d’en  évoquer la dimension réelle comme pour le tonnerre :

 

« Quand l’acteur porte le masque, son visage ne grimace pas, il n’est pas réaliste Le pathos est réservé au chœur qui s’en donne, c’est le cas de le dire à chœur joie. Et pourquoi ? pour que le spectateur, celui de la scène antique y trouve son plus de jouir communautaire. »

 

 L’analyste est en place de semblant d’objet a et je vous cite ici un court passage d’une intervention passionnante de notre collègue Alexis Chiari que vous trouverez sur le site de notre association qui s’appelle « le hors scène, le praticable, le semblant ». Voici ce passage que je voulais vous lier et qui demanderait à être déplié : « L’objet a cause du désir est ainsi à considérer  comme le bâti de fantasme et comme le praticable en place d’agent et non de vérité du discours analytique. »

 

Et Lacan ajoute de façon très claire dans la leçon du 10 mai du séminaire …ou pire : « l’analyste occupe la position du semblant et il l’occupe légitimement … parce ce semblant ne se nourrit pas de la jouissance de ses patients » c’est-à-dire de de celle qu’il peut entendre dans les propos de son analysant) ;

Lacan s’est toujours intéressé au théâtre, et plus spécialement à la tragédie grecque.  Dans l’acte leçon du 21 février1968, dans l’Acte analytique, Lacan à propos du mythe d’Œdipe considère qu’il donne aux analystes l’opportunité de mettre en place les limites de leur opération : « au terme de l’acte analytique, il y a sur scène, cette scène qui est structurante à un certain niveau, le petit a au point extrême où il est le terme de la destinée tragique du héros, qui n’est plus que cela cet objet. Tandis que « tout ce qui est de l’ordre du sujet est au niveau de ce quelque chose qui est divisé entre le spectateur et le chœur » (« cet Œdipe est venu un jour sur scène pour qu’on ne voit pas que son rôle économique dans la psychanalyse est ailleurs, à savoir cette mise en suspens des pôles ennemis de la jouissance de l’homme et de celle de la femme ».)

 

Ce qui nous a conduit aussi dans la poursuite de notre travail à nous intéresser aux liens que la psychanalyse depuis Freud a toujours entretenu avec le théâtre.

 

***

Annie Delannoy

Chez Antonio Quinet

« L’inconscient est théâtral. Nous les êtres humains, sommes tous les acteurs d’un drame dont le scénario nous échappe et dont nous méconnaissons l’auteur. Des scénarios sont écrits et joués sur une autre scène, ce fut d’ailleurs l’autre nom que Freud donna à l’inconscient ».

 

Son hypothèse : « l’inconscient est structuré comme un théâtre » en écho à Lacan « l’inconscient est structuré comme un langage »

 

Pour lui « l’analyse et le théâtre sont homologues dans le traitement des affects » bien que leur méthode et leur finalité soient distinctes.

 

Il souligne que « comme l’acte artistique, l’acte analytique est toujours inédit, inventé ». « le faire semblant de l’analyste est comme un faire théâtral et l’interprétation doit être poétique ». Et c’est là, une voie de transmission.

 

Ce qui nous intéresse vivement est la position de départ de Antonio Quinet : il « essaie de démontrer, dit-il, que l’inconscient est structuré comme un théâtre, à partir du concept de scène, dans la théorie psychanalytique et de son articulation avec le fantasme, le rêve l’hystérie. […] le concept d’inconscient théâtral est donc tributaire du concept de fantasme, en tant qu’il est une fonction scénique dans l’inconscient ».

 

La scène du fantasme comprend l’imaginaire de spectacle scénique, le Réel de la jouissance, et le symbolique de la phrase langagière qui le constitue. Pour le théâtre, c’est la mise en scène pour la transmission du texte, il s’agit de la présentation d’une écriture, pour la psychanalyse, l’inconscient se théâtralise, le texte de l’inconscient se met en scène. Nouage RSI, corps compris.

Aussi, l’homologie tient à la place de l’acteur et de l’analyste : ils occupent et fonctionnent, agissent, opèrent tous deux comme semblant d’objet a. A cet endroit on peut parler avec Antonio Quinet de l’analyste-acteur.  Il y est avec son corps (I), ses paroles(S), sa présence Réelle (R). Il dit « le semblant utilisé par l’analyste dans son acte est de l’ordre de la création artistique et théâtrale, qui a cependant un objectif différent de celui du théâtre, d’autre part, l’interprétation analytique fonctionne également à partir du semblant de l’analyste, et trouve son homologue dans la poésie avec le maniement des équivoques de lalangue. Ici, l’analyste en place de semblant, modulera dans l’interprétation sa parole, son ton, son énonciation, le volume de sa voix »

 

le travail minutieux de Antonio Quinet nous enseigne sur ce que semblant veut dire et comment il opère.

 

Le semblant opérateur d’une cure, suite …

 

La place du semblant dans l’écriture des discours est celle en haut à gauche, c’elle d’où se situe l’agent du discours. Lacan nomme ces quatre places en les imageant de godets susceptibles de contenir les lettres S, S1, S2, A et qu’il nomme DEMANSION qui deviendra dit-mansion au moment où il structurera le nœud borroméen comme les 3 dimensions habitées par le sujet parlant RSI).

 

Antonio QUINET[1] nous rappelle dans son livre absolument enseignant et passionnant, « L’inconscient théâtral »,

 

  • que « Lacan construit son jeu de mot dimension/dit-mansion à partir d’une référence à la scène du théâtre médiéval sur laquelle les différents décors, étaient montés dans le même espace à travers lesquels les personnages se déplaçaient au cours de la pièce, selon les scènes qu’ils devaient jouer.» ces différents décors portaient le nom de mansion. (page 33)
  • Déjà ici nous pouvons souligner qu’il va s’agir de repérer ces déplacements dans l’espace de l’être parlant et ce qui les initie. N’est-ce pas déjà dire qu’une cure c’est l’opération de déplacement du sujet dans ces espaces qu’il habite et qui le constitue ?
  • On a pour habitude avec Lacan de dire que c’est l’objet a qui préside au fonctionnement de la cure analytique, mais ne pouvons-nous pas dire que c’est cette place de semblant qui d’être désignée celle de l’objet est primordiale dans la cure ?
  • Et cela ouvre pour nous nos questions : comment, dans ce contexte actuel où la fonction du langage et de la parole est si mise à mal, comment un analyste peut-il encore faire résonner cette place pour qu’elle opère ? Et comment opère le semblant ? Comment se met-il en acte ? Nous avons étudié cette année le séminaire sur l’acte psychanalytique. Qu’est-ce qui opère dans la cure côté analyste pour permettre au psychanalysant de faire le trajet de sa cure et de toucher à la vérité de son manque…. S’il occupe cette position, cette place de semblant, qu’est-ce à dire ? Faire semblant ? Certes pas, mais faire résonner la dimension de la parole c’est-à-dire la dimension signifiante révélatrice d’une vérité mi-dite. C’est là le joint et l’écart à la fois entre le lieu d’où se produit la parole (le lieu du dire) et ce qui sous-tend ce dire (la vérité). « la place du semblant se soutient de celle de la vérité ».

Nous poursuivrons donc ce travail l’année prochaine…


[1] Antonio Quinet est psychanalyste, docteur en philosophie (Université Paris 8), membre (AME) de l’École de Psychanalyse des Forums du Champ lacanien, professeur au programme de post-graduation en Psychanalyse, Santé et Société de l’Université Veiga de Almeida, à Rio de Janeiro.

Il est directeur de la Compagnie Inconscient sur scène, qu’il a créée en 2007, et est auteur de plusieurs livres sur la psychanalyse, ainsi que de pièces de théâtre mises en scène au Brésil et dans plusieurs pays.