Le refoulement hystérique, loin d’être conformiste, ne serait-il pas subversif ?
10 décembre 2018

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LACÔTE-DESTRIBATS Christiane
Les enseignements généraux
Hystérie
PREMIÈRE SÉANCE DU SÉMINAIRE « QUESTIONS CLINIQUES » (ROLAND CHEMAMA, CHRISTIANE LACÔTE-DESTRIBATS, BERNARD VANDERMERSCH)
« Le refoulement hystérique, loin d’être conformiste, ne serait-il pas subversif ? » par Christiane Lacôte-Destribats
« L’inconscient, c’est le (la) politique »
L’an dernier, j’ai commencé à explorer les liens entre la poésie, celle de Virgile, et le pouvoir, celui d’Auguste. Avec le livre de Hermann Broch, La mort de Virgile. Ce faisant, nous avions pu observer les tours et détours de la poésie épique qui se posait comme fondatrice de la légitimité d’un pouvoir, et de l’amour et de la haine surgis entre le poète et l’empereur au moment où le poète voulait, selon la légende, brûler l’Enéide.
J’ai pu poser ensuite quelques questions sur ce qui s’inscrit dans ces deux champs, le poétique et le politique et, posant la question de l’inscription, j’ai posé repris celle du parricide sur laquelle Platon prenait une position radicale, contestée aujourd’hui par Derrida. Les écrits n’ont personne pour les défendre, disait Platon, ils sont sans père et sans doute, de cela, dévalués. Derrida  ouvre autrement cette question pour une réflexion sur la trace et l’inscription qui intéresse le psychanalyste, même s’il est en désaccord sur certaines implications.
Comment cela ?
Le psychanalyste s’interroge aussi sur l’inscription de ce qui se trouve dans une cure. Quelle est-elle ?
On pourrait dire que ce qui s’inscrit, dans la surprise d’une trouvaille -rappelons le jeu de mots de Lacan, sur ce qui fait alors trouage dans la suite du discours cour-courant, adressé cependant à l’analyste – c’est toujours quelque chose qui met soudain en rapport une parole et une structure. Ou encore une hypothèse de structure qui se confirme peu à peu à travers la singularité d’une histoire. Car ce n’est pas contradictoire.
Ce qui peut s’inscrire alors, c’est quelque chose qui révèle et pose la logique d’un fantasme, mais qui, du même coup, révèle aussi que nous n’avons que cela, le fantasme pour jouir, jouir d’un monde. C’est lui qui fait apparaître que son organisation nous sauve de l’insensé des lettres qui nous constituent comme sujet.
La question du politique posée par l’inconscient lui-même peut se formuler de diverses façons. La mienne se pose par rapport à cet insensé. Comment cela s’articule-t-il avec la question de ce qui fait lien entre les hommes ?
Oui, bien sûr, nous parlons, et ce serait le langage qui ferait lien. Oui, mais combien de déboires, de malentendus, de servitudes diverses à une rhétorique fascinante ! Serions-nous rivés jusqu’à la déformation ou au formatage à ce qu’on appelle « éléments de langage », comme je le décrivais l’an dernier ?
Ces éléments de langage, nés du marketing, de la publicité, des manuels de bienêtre et de bien penser, nous envahissent. Ils sont tous de nature injonctive dans leur affirmation même.
Cette injonction touche-t-elle notre inconscient ? Comment ?
Fait-elle seulement couvercle ?
Quel lien entretient-elle avec la suggestion ?  Avec le « performatif » ? C’est à explorer.
L’hypothèse que je propose à ce sujet, c’est que l’injonction est surimposée à un certain nombre de formulations du langage, à certaines phrases, à certains énoncés tout faits, comme nous pouvons le voir dans la névrose obsessionnelle de façon exemplaire, mais qu’elle ne pénètre pas dans ce qui fait la vérité. L’injonction « s’en fout. »
C’est d’ailleurs l’une des forces convaincantes de la rhétorique populiste : une répétition d’injonctions qui se masquent parfois comme des appels à une évidence.
Elle n’entre pas non plus dans ce qui peut, ou pas, faire sens nouveau. L’injonction se sert des énoncés anciens, en effet, comme d’un prêt à porter du sens. Elle n’invente pas, mais reprend, aux sens que vous voudrez.
Ce qui fait sens nouveau, c’est, dans notre champ, la métaphore, les rapports inattendus entre quelques signifiants, qui, lorsque c’est réussi – là encore, vaste question à explorer – s’inscrivent comme repères du sujet. Et là, l’injonction n’a plus d’effet.
François Jullien décrivait dans la poésie chinoise les modes allusifs qui nous laissent une impression d’infini, à nous occidentaux. Mais depuis toujours les régimes autoritaires, et pas seulement aujourd’hui, ont contraint le langage à ce « détour » dont il fait une caractéristique de cette pensée.
C’est passionnant, car l’inconscient se montre aussi dans ses détours.
Est-ce à cause de la censure ?
Le refoulement est-il un détour qui se pratique par des substitutions qui rallongent et perturbent le chemin ? Il semble que ce soient des processus différents, pourtant.
Les hystériques de Freud qui lui ont appris, ou fait découvrir, que le refoulement est en même temps le retour du refoulé vont en effet plus loin que la contestation de la censure.
Leurs exhibitions et malaises montrent le caractère érotique de leur désir qui était corseté dans leur société. Mais sont-elles pour autant vraiment contestataires de l’ordre établi ? C’est une question complexe. On voit souvent des manifestantes brandir des banderoles – oui, c’est un jeu de mots, emprunté à une analysante. Mais toute manifestation n’est pas pour autant hystérique même si elle se sert de la vigueur revendicatrice de l’hystérie.
On fait souvent l’éloge de l’insistance avec laquelle l’hystérique, mâle ou femelle, discute la parole du maître. Mais cela va-t-il au-delà de son insatisfaction de fond ? On peut en douter.
Dans le séminaire d’où nous avons tiré notre titre, La logique du fantasme, le 10 mai 1967, Lacan écrit : « La vérité n’a pas d’autre forme que le symptôme ». Il continue ainsi : « Le symptôme, c’est-à-dire la signifiance des discordances entre le réel et ce pour quoi il se donne. L’idéologie, si vous voulez. Mais à une condition, c’est que, pour ce terme, vous alliez jusqu’à y inclure la perception elle-même. La perception, c’est le modèle de l’idéologie. » (p. 368. éd.de l’ALI)
C’est une phrase difficile à commenter, mais qui touche au plus près notre sujet sur la politique. Car pas de politique sans idéologie, sinon, nous avons affaire à de la gestion.
Une autre formule de Lacan : « La formule que le vrai concerne le réel, en tant que nous y sommes engagés par l’acte sexuel, par cet acte sexuel dont j’avance d’abord, qu’on n’est pas sûr qu’il existe – quoiqu’il n’y ait que lui qui intéresse la vérité – me paraîtrait la formule la plus juste, au point où nous en arrivons. » (p.370 éd. ALI)
Lacan remarque d’ailleurs que cela vaut aussi pour la logique et les mathématiques.
Précisons le lien entre cette vérité et la question du sexuel.
Remarquons que Freud affirme le caractère sexuel, l’origine sexuelle, des symptômes hystériques et névrotiques en général, mais que Lacan déplace la question sur la possibilité ou non d’un acte sexuel. C’est ce déplacement et ses implications qui font mon propos aujourd’hui.
Freud fait entrer en compte ce que Lacan appellera plus tard la jouissance et son rapport au désir, avec l’accent sur l’insatisfaction, bruyante, de l’hystérique.
Lacan, lui, met l’accent sur l’impossible rapport sexuel entre homme et femme comme fondement à la question politique : qu’est-ce qui lie les hommes entre eux ?
C’est autre chose, donc, qu’un « contrat social » dont le mythe fonde à la fois la possibilité d’une démocratie, mais aussi le danger paranoïaque.
Pour le psychanalyste, ce n’est pas le langage pris  de façon globale qui lie les hommes, mais ce que Lacan met au fondement du langage, l’existence ou pas du rapport sexuel. Cette question, et non l’affirmation de ce que nous répétons sans précaution, à savoir que le rapport sexuel n’existe pas, ou plutôt, n’est pas inscriptible comme tel, ce qui est déjà autre chose, est important. Car c’est une question.
En effet, Lacan dit, dans ce même texte : « Je ne suis pas sûr, même, que ce merveilleux, ce sublime déploiement moderne de la mathématique logique, ou de la logique mathématique, soit tout à fait sans rapport avec le suspens de s’il y a ou non un acte sexuel. » (ibid.p. 370)
C’est tout de même passionnant de lire que le fondement de ce qui lie les hommes et qui est au fondement de la manière dont le sujet de l’inconscient est produit par le langage, soit un rapport (à ce moment Lacan ne distingue pas acte et rapport sexuel, il insiste sur le terme d’acte) qui est en suspens.
C’est une dimension qui me semble importante même si névrose et psychose par exemple n’ont pas le même rapport à la parole et si la psychose parfois tente l’existence d’un rapport sexuel. Car les psychotiques parlent, inventent, et payent le prix pour cela, comme le dit Lacan dans ce texte même à propos de Cantor.
Celui qui a promu le plus radicalement le caractère politique de l’inconscient, proche de Lacan pour un court moment, c’est André Breton. Le manifeste du surréalisme est un manifeste politique de l’inconscient, en tant qu’il disloque les anciennes habitudes mentales et institutionnalisées, sur la poésie et sur la politique.
Transgressif ? Non, révolutionnaire plutôt. Car il ne s’agit pas du seul franchissement d’une censure. Il ne s’agit pas non plus de promouvoir l’imaginaire et sa prétendue liberté.
Il s’agit de refonder, nous dirions avec Lacan, le lien entre le réel et le symbolique. Le rapport entre deux mots est aussi suspendu que le rapport entre un homme et une femme. C’est l’apparition du terme Autre, sans célébration divine ou de quelque transcendance, qui signe ce suspens.
Que le Surréalisme ait peu à peu entouré cela d’une célébration de l’Amour, célébration que fustige Lacan, c’est une autre question.
Ou plutôt, cela fait partie de la question, car on ne peut tenir facilement la rigueur de ce suspens fondateur, on la résout vite en mystique ou en symptôme. Pourtant, la psychanalyse ose cette rigueur.
Le déchiffrage freudien des symptômes hystériques faisait valoir la vérité du désir inconscient. Celui de Dora pour Madame K. par exemple.
Mais est-ce plus vrai que les discours et les malaises conscients ? On peut poser la question. L’hystérique réclame réparation pour le dol qu’elle subit. Mais remarquons qu’elle fait subir à la vérité de ses revendications et plaintes une transformation : Pas la certitude délirante, il est vrai, mais la certitude du bien fondé de ses plaintes. Ce bien fondé est d’ailleurs comme une plaque tournante qui distribue au fil du temps la diversité de ses symptômes.
Ce qui m’amène à quelque chose qui m’intéresse depuis longtemps : ce qui est plus vrai ou moins vrai ne constitue pas une question bien posée. Le désir inconscient n’est pas plus vrai que les défenses dont Lacan disait qu’il en fallait tenir compte, comme défenses pertinentes à certains moments et pas à d’autres. Ce qui m’intéresse, c’est le parcours entre le discours conscient et ce qui, à la faveur de tel ou tel lapsus ou autre acte manqué, se découvre comme trouvaille, comme autre possibilité de sens.
J’en parlais à Chambéry, lors de ce dernier colloque intitulé « Mères » : Le terme de vérité en psychanalyse a eu son heure de gloire lorsque Freud put interpréter ce qu’on pouvait considérer comme le « vrai » désir des hystériques. Cette interprétation, qui dégageait l’importance du refoulement, validait sa « vérité » par son efficacité thérapeutique. Ce qui était vrai, c’était ce qui avait été découvert dans le retour du refoulé. Le désir inconscient était le « vrai » !
Or ce qui importe aujourd’hui avec Lacan, ce ne sont pas les causes invoquées du refoulement, la censure…etc., mais la richesse des processus du refoulement que décrivait Freud, condensation et déplacement, repris par Lacan comme métaphore et métonymie. La vérité de la parole d’un sujet, pour Lacan, est alors tournée vers l’authenticité de la reconnaissance de ces processus. Ce qui a été déguisé n’est pas plus vrai que le déguisement, c’est d’assumer le processus qui divise le sujet qui fait le poids de la vérité.
Outre cela, Lacan, depuis le choix de sa thèse sur Aimée, refonda la clinique à partir de la psychose et orienta de plus en plus le déchiffrage de la clinique du côté de la question du sens.
Cela ne veut pas dire sur les significations, ce qu’il critique. Mais sur les processus, les processus qui prennent du temps et dont nous devons parcourir la complexité, et qui produisent l’effet de sens.
Pour reprendre mon titre sur la subversion induite par le déchiffrage de l’hystérie, plus que par l’hystérie en elle-même, bruyante ou gémissante, ce n’est pas par ses revendications qu’elle est subversive en mettant en cause, mais superficiellement le maître, mais par l’occasion qu’elle offre de nous amener à entrer dans ces processus où le langage invente
sur le suspens même de la possibilité ou non de l’acte sexuel. En sachant que celui-ci  ne garantit rien de l’être femme ou  homme dans leur rapport, et que le langage se fonde sur ce suspens et non sur une certitude.
A ce titre, l’insatisfaction hystérique est aux antipodes de cette radicalité, elle la bouche de façon symptomatique. Peut-on dire que ce couvercle qu’elle y met montrerait une sorte de prescience de cette impossibilité ? Je ne sais pas, mais c’est une question. En tout cas, ce n’est pas de ce point de vue que l’hystérique serait subversive. Il y faut le détour de Lacan.
Il semble en effet que Lacan ait posé cette radicalité plutôt à partir de la psychose, ce qui lui a permis de reposer la question à propos des névroses.
C’est ainsi que je pourrais interpréter cette phrase du 10 mai 1967 : «…Les différents trucs pour imposer au corps la marque ne datent pas d’hier et sont tout à fait radicaux… Si on ne part pas de l’idée que le symptôme hystérique, sous sa forme la plus simple, celui de la « rhagade » n’a pas à être considéré comme un mystère, mais comme le principe même de toute possibilité signifiante… » (p.372. éd.ALI) Rigueur de cette formulation !
Ce n’est qu’après avoir situé le corps comme l’Autre qu’il affirme cela.
C’est important, car ce qui est dit, ce n’est pas que ce trait, cette blessure, cette marque, sont significatives, mais qu’elles sont au principe de toute possibilité signifiante.
C’est différent, et cela engage autre chose qu’une interprétation vraie ou fausse, mais cela déplace le champ clinique du côté de la possibilité, c’est-à-dire de ce qui n’est pas assuré, de la possibilité du sens, du sens qui invente sur le trou de ce qui questionne une impossibilité du rapport sexuel. C’est là la vraie blessure ouverte, qui ne se contente pas de déplorer ce qui ne marche pas dans le couple, mais qui image seulement le « gap » infranchissable théorisé comme une impossibilité en question. Cela peut ouvrir de nouvelles dimensions de déchiffrage de ce que nous observons si fréquemment aujourd’hui de marquage du corps, de scarifications …etc. et qui sont proprement le déni de ce « gap » fondamental.