Le travail de ce séminaire n’est pas identique à un autre pour notre association. Ce séminaire d’été est ainsi le troisième que notre association consacre à RSI et Charles Melman l’a étudié toute une année de son propre séminaire. D’une certaine façon nous retournons périodiquement à son étude avec le sentiment que ce séminaire n’a jamais livré tous ses fruits et que, plus qu’un autre, il garde une dimension inaccessible. C’est de cette question dont je suis parti : Qu’est-ce qui donne à ce séminaire RSI une place aussi singulière ? Je ne sais si vous avez été sensible au caractère novateur de ce séminaire, au renouvellement qu’il introduit dans l’enseignement de Lacan mais je vous propose de considérer que cette dimension est due à la démarche tout à fait inédite et pourtant strictement cohérente avec le processus analytique adoptée par Lacan au cours de cette année 1974 / 75. C’est cette démarche que je souhaiterais éclairer.
Cette démarche, vous le savez, elle part d\’une trouvaille, qui est celle du nœud borroméen. Lacan revient d’ailleurs à plusieurs reprises sur les circonstances de cette découverte, de cette trouvaille, en soulignant qu’il ne l’a pas comme telle recherchée. Je ne reprends que rapidement cette distinction apportée par cette période de l\’enseignement de Jacques Lacan qui est l\’opposition entre chercher et trouver. On pourrait en effet constituer tout un chapitre de la Psychopathologie de la vie quotidienne en soulignant combien dans notre vie de tous les jours, plus on se met à chercher un objet quel qu\’il soit, moins on le trouve. Un directeur du CNRS, il y a maintenant plusieurs années, avait ainsi su souligner ces difficultés de recrutement par une formule restée célèbre : \ »Des chercheurs qui cherchent on en trouve, mais des chercheurs qui trouvent… on en cherche !\ ». Cette question semble actuellement toujours préoccuper les chercheurs puisque le week-end dernier le cahier Sciences et technologie du Monde nous apprenait que pour ce que Lacan appelle trouvaille, autrement dit d’accueillir la possibilité d’une surprise comme ouverture à la possibilité d’une découverte inattendue, nous disposons aujourd’hui d’un nouveau terme ou plutôt d’un terme traduit de l’américain, la sérendipité.
Lacan souligne donc dans ce contexte combien le nœud borroméen, le nouage borroméen de trois consistances, est une trouvaille qui lui est tombée dessus, sans qu\’il l\’ait cherchée. Je le cite : \ »ça ne se trouve pas sous le pied d\’un cheval le nœud borroméen ! On s\’y est intéressé très tard. Disons que si j\’ai l\’ombre d\’un mérite (je ne sais pas ce que ça veut dire d\’ailleurs, \ »mérite\ »), c\’est que quand j\’ai eu vent de ce truc, le nœud borroméen (j\’ai trouvé ça dans les notes d\’une personne que je rencontre de temps en temps et qui l\’avait recueilli au séminaire de Guilbaud) il y a une chose certaine, c\’est que j\’ai eu immédiatement, enfin, la certitude que c\’était là quelque chose de précieux. Précieux pour moi, pour ce que j\’avais à expliquer.\ »
Cette trouvaille qu\’est le nœud borroméen, Lacan tombe donc dessus par hasard, on pourrait dire comme le lapsus tombe sur l’analysant sans qu’il ne l’ait aucunement cherché. Seulement, qu’est-ce qui fait que Lacan attribue à cette trouvaille du nœud borroméen un statut aussi unique ? Tout au long de ce séminaire, Lacan ne va en effet cesser de souligner le caractère spécifique du nœud borroméen à ce titre que ce nœud paraît constituer par excellence ce dont nous ne voulons rien savoir, ce dont les mathématiques comme l’iconographie religieuse ne veulent rien savoir, par exemple. Lacan n’a de cesse de souligner qu\’il y a une spéciale difficulté de l\’esprit à mentaliser ce nœud borroméen. Devant cette caractéristique du nœud borroméen, Lacan va le rapprocher à plusieurs reprises de l’Urverdrängt, il va situer ce nœud borroméen en lieu et place du refoulé originel.
Je ne vous cite que quelques-uns des passages qui attestent de cette place d’origine que Lacan offre au nœud borroméen. Disons qu’il se montre, dans le cours du séminaire, plus ou moins tranché dans ce rapprochement du nœud borroméen avec l\’Urverdrängt, avec le refoulement originaire :
Dans la leçon du 14 janvier : \ »La nature a horreur du nœud, tout spécialement borroméen et, chose étrange, c\’est en cela que je vous repasse le machin. Le machin, ça n\’est rien moins que l\’Urverdrängt, le refoulé originaire, le refoulé primordial et c\’est bien pour cela que je vous conseille de vous exercer avec mes petits machins. Non pas que ça vous donnera quoi que ce soit du refoulé, puisque ce refoulé c\’est le trou. Jamais vous ne l\’aurez. »
Dans la leçon du 18 février : \ »Quelle nécessité fait que cette corde (…) comment se fait-il que les choses s\’exténuent, s\’exténuent à ce point que le fil en devienne inconsistant ? Peut-être y a-t-il là ce quelque chose qui est en rapport avec un refoulement ? Avant de s\’avancer jusqu\’à dire que ce refoulement c\’est le primordial, c\’est l\’Urverdrängt, c\’est ce que Freud désigne comme l\’inaccessible de l\’inconscient.\ »
Je termine par la citation qui a inspiré mon titre dans la leçon du 18 mars : \ »Ça donne évidemment une idée que ces nœuds, c\’est quelque chose d\’assez original, dirais-je, avec l\’ambiguïté peut-être, je n\’en suis pas sûr, de l\’originel.\ »
Original ou originel, c’est en tout cas à partir de ce constat que le nœud borroméen à trois a une place d’origine que Lacan va appuyer la démarche qui est celle de l’ensemble de ce séminaire. C’est là, me semble-t-il, ce qui vient caractériser la dimension inédite de sa démarche : prenant en compte la place spécifique de ce nouage borroméen à trois, la place de ce dont irréductiblement nous ne voulons rien savoir, Lacan va lui donner une place d’origine et reprendre à partir de l’écriture du nœud à trois l’ensemble de la théorie analytique. Toute la théorie freudienne, l’ensemble de ses propres élaborations vont être ainsi soumises à une relecture par ce prisme du nœud borroméen. Toute la théorie analytique semble pouvoir ainsi être repassée à la moulinette de cette trouvaille qu’est le nœud borroméen à trois.
Cet acte, cette démarche qui pourrait sembler témoigner d’une audace peu commune, après vingt-cinq années de séminaire, je vous souligne qu’elle est cependant strictement cohérente avec la démarche analytique elle-même : elle est cohérente avec la démarche de l’analysant lorsqu’il sait prendre en compte la valeur d’une formation de l’inconscient, d’un lapsus par exemple. Un lapsus cela peut constituer une trouvaille pour l’analysant, c’est bien un évènement qui lui tombe dessus par hasard et à partir duquel, s’il veut bien en prendre en compte la valeur, il peut lui aussi réexaminer, relire l’ensemble des évènements marquants de son existence.
Il semble cependant y avoir une condition à ce que le nœud borroméen puisse garder cette place spécifique, Lacan y insiste vous le savez, c’est qu’on ne traite pas ce nœud borroméen comme un modèle, c’est-à-dire qu’on n’imaginarise pas ce qui se présente comme une écriture. Imaginariser ce qui se présente comme irruption d’une écriture, c’est bien la modalité la plus habituelle de traitement du lapsus dans la cure. Ce qui se présente dans son propos comme une infime modification, la disparition, la substitution, le déplacement d’une lettre, l’analysant va le reprendre à son compte en y redonnant un sens. Vous savez combien cet effort inévitable a pour effet de faire perdre au lapsus son effet de vérité, sa dimension de trouvaille dérangeante. Ici il semble bien que Lacan s’attache à éviter ce type d’imaginarisation de modélisation du nœud borroméen. Autrement dit, Lacan donne au nœud borroméen un statut très particulier, quelque chose comme la trouvaille des trouvailles qu’il s’agit de ne pas dénaturer, à laquelle il est essentielle de conserver son registre d’Urverdrängt, de pure écriture.
C’est dans le cadre de cette démarche, audacieuse et en même temps strictement conforme au processus analytique, que Lacan va proposer de soumettre l\’ensemble de la théorie analytique à l\’épreuve de ce nœud. L’ensemble des élaborations de Freud, l’ensemble de son propre enseignement Lacan va les mettre à l’épreuve de ce nouage spécifique de R, S et I. Vous le savez Lacan va ainsi relire les enjeux essentiels de la théorie freudienne à l’aune de ce nouage, il relit (au sens de relire comme de lier de façon nouvelle) tout spécialement ce qui dans l’enseignement de Freud se présente comme une articulation de trois instances : la triangulation inhibition, symptôme, angoisse, mais aussi les trois identifications. Il propose également une nouvelle définition de l’inconscient et ce qui va aboutir à une nouvelle spécification du symptôme. Enfin, il relit ses propres élaborations concernant l’articulation du sens, de la jouissance phallique et de la jouissance de l’Autre. Dans ce travail son ton change, son style devient plus hésitant, nous ne sommes plus dans cette relecture dans la trouvaille initiale mais bien plutôt dans un travail de recherche, dans lequel vous le savez va intervenir l’écriture du nœud à quatre. C’est d’ailleurs au cours des trois dernières leçons du séminaire lorsqu’il s’attelle à mettre en évidence la fonction de ce quatrième rond, celui sans lequel aucune vérité première du nœud n’est énonçable dit-il, qu’il cite la remarque impertinente de l’un de ses auditeurs qui ne manque d’ailleurs pas de lui pointer ce changement de ton : « Vous qui dites que vous ne cherchez pas, que vous trouvez, là je vous vois vachement chercher ! »
Mais ce qui constitue la pointe de la démarche de Lacan dans ce séminaire, me semble-t-il, c’est qu’à la faveur de cette trouvaille du nouage borroméen RSI, il va proposer une nouvelle nomination du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire eux-mêmes. Ces trois registres trouvent en effet dans ce séminaire une nouvelle nomination : consistance, ek-sistence et trou. C’est là me semble-t-il, la pointe de l’audace dont fait preuve Lacan au cours de ce séminaire, audace dont il y a à cerner la nécessité et les enjeux qui se situent en premier lieu dans la cure pour la pratique elle-même.
L’un de ces enjeux me paraît évident et en même temps essentiel, il concerne ce que nous pourrions appeler une difficulté à rendre compte des points d’articulations des trois registres dont la pratique analytique témoigne mais dont la présentation disjointe et successive au fil de l’enseignement de Lacan – dans un premier temps l’Imaginaire puis le Symbolique et enfin le Réel – ne permettait pas d’écrire en tant que tel. Lacan y insiste tout au long de ce séminaire, c’est du caractère opératoire de la pratique analytique dont il s’agit de rendre compte avec le nœud borroméen. La seule façon qu’il a trouvé de donner commune mesure au Réel, au Symbolique et à l’Imaginaire, c’est de les nouer borroméennement. Si Lacan considère si essentielle cette trouvaille du nœud borroméen à trois, ce qui conduit Lacan à considérer que ce nœud borroméen lui vient « comme bague au doigt », c‘est probablement parce qu’elle permet de rendre compte de l’articulation des trois registres, des modalités de passage d’un registre à l’autre, dont témoigne la pratique analytique. C’est, me semble-t-il, la raison de l’insistance de Lacan sur « l’effet de sens Réel », sur la modalité dont une intervention par le biais du Symbolique dans le registre du sens peut avoir des effets dans le champ du Réel.
Les trop rares références explicitement cliniques de ce séminaire, comme la cure du petit Hans où l’angoisse phobique est située comme « ce qui de l’intérieur du corps ek-siste », rendent compte du caractère opératoire de l’interprétation. Peut-être l’un des enjeux de cette nouvelle nomination que Lacan propose du Réel du Symbolique et de l’Imaginaire sous la forme de l’ek-sistence, de la consistance et du trou peut-elle permettre de rendre compte de cette articulation entre les trois registres que la pratique analytique rend manifeste.
Une première remarque concernant ces trois termes, c’est en effet que de façon plus manifeste que pour Réel, Symbolique et Imaginaire, ces trois termes de consistance, d’ek-sistence et de trou sont irréductiblement liés entre eux. Impossible de définir l’un des trois sans faire appel aux deux autres, (« pas l’un sans les deux autres », ce pourrait être une définition du nouage borroméen à trois).
Puisque « C’est de l’expérience analytique que le nœud rend compte », essayons de repérer en quoi son abord peut nous permettre de lire différemment ce dont il est question dans la cure elle-même. Si je pars de la consistance, puisque c’est ce registre que Lacan aborde en premier dans le séminaire, Lacan en repère l’incidence dans le dire de l’analysant. « Si quelque chose illustre que la consistance sous-jacente à tout ce que nous disons repose sur autre chose que sur la non-contradiction, c’est bien cette figure du nœud borroméen. » Il y a donc une consistance sous-jacente au propos de l’analysant comme à tout ce que nous disons, mais dont la teneur se fait plus ou moins prégnante. Il y a des dires plus consistants que d’autres, ce sont ceux sur lesquels, au cours de son travail, l’analysant peut éprouver la solidité. Lacan dans ce contexte rappelle la justesse de l’expression « Tenez bien la corde ! » Lacan souligne que si nous pouvons être sensibles au fait qu’un dire au milieu du bla-bla du discours courant vient se détacher, si nous pouvons être arrêtés par un dire particulier, c’est que sa consistance nous arrête mais ce dire ne consiste qu’en ceci qu’il fait nœud. Ce dire, aussi consistant soit-il, n’en bute pas moins sur un impossible à dire justement auquel Lacan assimile l’Urverdrängt, le refoulé originel, l’inaccessible de l’inconscient, où vous savez que Lacan au cours de ce séminaire situe la fonction du trou. A propos de ce refoulement qui serait primordial, premier, par rapport à un refoulement qui serait secondaire dans la terminologie freudienne, Lacan vient faire porter l’accent sur le fait qu’il est irréductible, qu’il y a un inaccessible de l’inconscient. Ce trou cet impossible à dire, cette butée mise en place par le langage lui-même, elle vient instaurer la possibilité d’un lieu où ça pourrait enfin se dire. « Il faut, dit Lacan, qu’il y ait quelque part un trou pour que quelque chose ek-siste. » L’ek-sistence ainsi mise en place vient instaurer le registre de la jouissance, disons d’un point de jouissance inatteignable et pourtant toujours recherché. Par rapport à ce dire consistant la jouissance se repère comme y ek-sistant. Ce terme d’existence est ancien dans l’enseignement de Lacan (« L’autre est le lieu d’où peut se poser au sujet la question de son existence ») mais il prend ici une importance qui en fait certainement l’un des termes essentiels de ce séminaire.
Il y a donc de la part de Lacan une position paradoxale, au moment où il annonce que les Noms-du-Père – sur lesquels il entretient un suspense certain depuis qu’il a été obligé d’interrompre le séminaire du même nom – ces noms premiers ce sont en fait le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, il en propose une reformulation, voire une traduction qu’il nomme consistance, ek-sitence et trou. Il y a là, me semble-t-il une forme de pari. Il s’agit pour Lacan de proposer un nouveau frayage, une nouvelle lecture de la cure qui s’ordonne à partir de cette trouvaille du nœud borroméen. Cette lecture pourrait se soutenir de ces signifiants nouveaux ek-sistence, consistance et trou, de ces noms premiers à cette condition de se nouer ensemble. Evidemment cet effort d’en passer par ces signifiants nouveaux peut donner le sentiment d’avoir à apprendre une nouvelle langue en relisant ce séminaire. Un ouvrage de François Perrier s’intitulait « Voyages extraordinaires en translacanie », c’est bien là l’impression à laquelle nous confronte la lecture de ce séminaire de nous aventurer dans des contrées lacaniennes inexplorées mais c’est assurément l’un des enjeux auquel nous confronte le travail toujours renouvelé de ce séminaire RSI.