Le 3 décembre 1969, Jacques Lacan se rend au département de philosophie de l’Université expérimentale de Vincennes, nouvellement créée. Il y est invité par Michel Foucault, responsable de ce département. Il y tiendra avec les étudiants un débat le plus souvent qualifié d’agité et houleux, suffisamment en tous les cas, pour que, des quatre rencontres initialement prévues, deux en aient été annulées. Nous possédons la transcription de ces rencontres, tenues à six mois d’intervalle, sous le titre, choisi par Lacan lui-même, d’Impromptu de Vincennes.
Dès cette première rencontre, il y est plus particulièrement question de ce qui préoccupe les étudiants, et notamment de la validation de leur parcours universitaire, par le biais des diplômes et des unités de valeur.
Sans entrer dans tous les détails de la Loi de Réforme des Universités de Novembre 1968, rappelons que la Loi Faure, du nom du ministre de l’Education Edgar Faure, était axée sur l’autonomie de chaque faculté, désormais dénommée Unité d’Enseignement et de Recherche, et notamment sur le plan pédagogique: Chaque Université devient désormais libre de déterminer ses modalités propres d’enseignement et de contrôle des connaissances. Pour la première fois dans l’histoire de l’enseignement supérieur, l’Etat n’est plus garant du contenu et de l’orientation des programmes. Se pose alors la question de la valeur d’un diplôme sur le marché du travail, question ainsi ouverte publiquement. Le risque en sera qu’à l’autonomie concédée par l’Etat, l’Université se retrouve livrée au giron de l’Industrie capitaliste. Ce rappel est d’importance, alors que nous voyons aujourd’hui en France s’ouvrir à l’Université les premières chaires d’enseignement entièrement financées par l’Industrie.
La lecture que je vous propose tournera autour de ce terme utilisé par Lacan d’unité de valeur, en prenant comme point d’appui les deux variables singulières que sont le lieu, à savoir le Département de philosophie, et l’adresse, une assistance de philosophes, ou tout du moins d’élèves philosophes, d’où Lacan énonce sa parole.
Lacan lui même rappelle cet aspect incontournable des lois de la parole, concernant le lieu et l’adresse d’un dire, dans les propos qu’il tient à son auditoire habituel la semaine précédente, le 26 novembre 1969, lors de la séance inaugurale du séminaire L’envers de la psychanalyse, qui se tenait alors pour la première fois à la Faculté de Droit.
" Permettez moi, chers amis – annonce-t-il d’entrée – une fois de plus, d’interroger cette assistance- en tous les sens du terme, que vous m’apportez et notamment aujourd’hui, en me suivant dans un troisième de mes déplacements ". (Lacan évoque ici les précédents lieux de son séminaire : Sainte-Anne, Normale Sup, et enfin, la faculté de Droit.)
Cette assistance, dira-t-il, " ce n’est pas qu’elle parle en ma faveur. Elle parle, quelquefois, et le plus souvent à ma place ".
Aux " diverses assistances successives que j’ai attirées selon les lieux où je parlais ", il leur reconnaît un style et un poids, qui infléchissent son énoncé. " Ce que j’ai dit, par, pour, et dans votre assistance, est à chacun de ces temps, à les définir comme lieux géographiques, toujours déjà interprété ".
Cette " essence de la manifestation " de l’assistance, nous la connaissons bien, il s’agit de l’effet du transfert, nous ne disons simplement pas les même choses en fonction de qui nous écoute, ce que Lacan soulignait d’ailleurs souvent dans son séminaire parlé : " Je parle devant vous en analysant ", disait-il.
Nous n’avons donc pas tort de prendre en compte l’adresse de Lacan dans ce Département de Philosophie, où il rappelle par trois fois qu’il s’y trouve : deux fois par l’affirmative (" me voici donc, au titre d’invité, au Centre expérimental de la dite Université ", puis " Je suis invité. -Par qui ? – par le département de Philosophie ") et une fois par la négative (" Un département où je ne suis pas aujourd’hui, à savoir le département de psychanalyse ").
C’est Lacan lui même qui introduit en premier ce qu’il appelle la " délicate question " de l’Unité de Valeur.
Nous pouvons nous demander en quoi cette question, qui pourrait après tout ne pourrait ne concerner que l’administration universitaire, et l’organisation des diplômes, est elle considérée par Lacan comme si " délicate ".
Il y a eu " contestation ", nous dit Lacan, " dans le département voisin de psychanalyse ". On consultera à ce sujet l’excellent article de Claude Dorgeuille, récapitulatif de cette période, dans le Bulletin n°2 de l’Association lacanienne internationale (Juin 2007) : "L’enseignement de Lacan change à nouveau de lieu", article qui rappelle sur un plan historique les difficultés posées par la question de la formation des analystes et de sa reconnaissance, que pouvait susciter parallèlement l’existence d’une chaire de psychanalyse à la faculté Censier, et dont le titulaire était Jean Laplanche. Entre les deux L, Serge Leclaire, alors responsable du Département de Vincennes, qui ne souhaitait instituer ni diplômes, ni unités de valeur, et Laplanche, qui pouvait avoir la prétention, du fait de sa position universitaire, de monopoliser cette question à son profit, les craintes étaient réelles.
Que dit Lacan ? " Vous sortez de là (l’université) vous-même égalés à plus ou moins d’unités de valeur. Vous venez vous faire unité de valeur, vous sortez d’ici estampillés unités de valeur ".
S’il leur fait certes ainsi valoir une certaine position du savoir, dans le Discours Universitaire, dans lequel ils sont pris, il leur rappelle également que l’université, ce n’est pas qu’une question de plus-value comptable de savoir, qui ne conduit qu’à l’objet a, mais également un fondement pour chacun à prendre en main son destin singulier.
"L’université, c’est très fort, ça a des assises profondes". Je vous renvoie pour ce faire à la lecture de l’ouvrage merveilleux d’Alain de Libera, Penser le moyen-âge, dont pour ma part, je souhaiterais vivement recommander la lecture à tout jeune désireux de s’orienter dans des études universitaires.
Comment allons nous faire résonner ce terme d’unité de valeur face à la philosophie ?
Le terme même d’unité nous renvoie à la fois aux deux registres, celui du singulier, évoquant l’unicité, le Un, et celui de l’universel, de l’unitaire.
Pour la logique propositionnelle, l’unité de valeur est une défaite. Si la valeur de vérité affiche la même unité pour le vrai et pour le faux, si la logique ne doit mener qu’à la tautologie, si l’affirmation doit s’effacer devant l’assertion, alors il n’y a plus de différence, et s’il n’y a plus de différence, il n’y a plus de perte, plus d’objet a susceptible de se détacher.
Face à cette " férocité psychotique ", la pensée laisse la place à l’opinion, le signifiant au signe.
S’il y a unité de valeur, et que tout vaut pour vérité, alors il deviendra équivalent de dire que le langage est la condition de l’inconscient ou que l’inconscient est la condition du langage. Ou, autre exemple pris à notre pratique, et que nous entendons de plus en plus souvent de la part de jeunes praticiens psychologues, ou psychiatres, que les thérapies comportementales ont même valeur que la psychanalyse. Puisqu’il n’y a plus de sujet divisé.
Il n’y a plus non plus de place d’exception, puisqu’il y a unité de valeur entre l’enseignant et l’enseigné, et ce dialogue entre Lacan et les étudiants nous en donne un aperçu, de ce qui est alors susceptible de s’y passer. On le tutoie, on l’interpelle, on l’interrompt, etc… L’unité de valeur, c’est le naufrage de l’Education Nationale, tel que nous en percevons aujourd’hui les effets.
Unité de valeur, annonciatrice de répercussions dont nous n’avons pas fini d’aller au bout de ses conséquences :
Qu’il s’agisse du social, où position d’homme et position de femme sont équivalentes, et rappelons que c’est à cette période que démarre la mode vestimentaire unisexe, et nous en sommes aujourd’hui à une étape encore intermédiaire, celle du mariage ou de l’adoption d’enfant par des couples de sexe identique. Mais la science nous permettra bientôt de revendiquer la gestation masculine.
Si les relations sont équivalentes, elles deviennent concurrentielles, entre père et fils, entre mère et fille, comme le montre l’effort contemporain d’effacement des différences entre générations.
Enfin, elles ouvrent le chemin de l’exclusion, et de la ségrégation pour qui refuse les arcanes de l’unitaire.
Qu’il s’agisse du domaine économique, avec la généralisation des standards, et la mise en place de la mondialisation, de l’abolition du temps, et de la distance, en passant par l’abolition de la différence culturelle, les arts primitifs sont d’égale valeur à la peinture de la Renaissance, et la musique baroque aux tambours du Bronx ; mais également du corps humain : la première greffe du coeur date d’ailleurs de cette époque (1968) ouvrant la voie au trafic d’organes (un organe en vaut un autre, et acquiert de ce fait une valeur d’échange).
Ou encore le rachat du droit à polluer par certains Etats à d’autres qui ne possèdent pas d’industrie, surprenant postulat pseudo-égalitaire, et d’essence perverse, comme si la pollution s’arrêtait aux frontières…
A l’horizon, bien sûr, c’est le clonage humain généralisé, puisqu’un homme, ou une femme en vaut un ou une autre.
Envisageons maintenant l’unité de valeur du côté du singulier:
Lacan lâchera le morceau ironiquement, en mettant les points sur les i, lorsqu’il retournera à Vincennes le 3 Juin 1970 : " Objectivement, vous êtes, chacun individuellement une unité de valeur. Petite vava, petite leleur, vous êtes chacun une unité de valeur. Vous êtes valeurés. " puis, franchement rigolard : " Devant tant d’unités de valeur… il convient de s’incliner ! "
De fait, l’unité de valeur représente la question majeure de la philosophie, et notamment de la philosophie politique du XVIIIème siècle. En effet, la conceptualisation et la valorisation de l’individu devient à cette période une notion centrale, c’est elle qui mène les débats de la Révolution Française, et va trouver son couronnement dans son inscription à l’article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
Chaque individu, pris au un par un, a une valeur. Est une valeur. Les hommes ne sont certes pas nécessairement égaux en force, ou en intelligence, mais la société leur reconnait des droits égaux, dont celui princeps d’être responsables d’eux même. C’est en hommes libres, et au un par un, qu’ils viennent à la société, à qui ils délèguent le monopole de la violence, en échange d’un statut qui vient fonder leurs droits. C’est le singulier de l’Universel, le " tout homme " auquel Lacan est particulièrement attaché dans son enseignement.
Aux étudiants venus entendre Marx, ou sa caution, la " Marxlust ", Lacan leur répond Rousseau.
Au collectif souverain et anonyme, au " tous ensemble " qu’un étudiant va appeler publiquement à se mobiliser contre le ministre Chalandon et sa répression policière, Lacan leur répond responsabilité individuelle.
Il n’y a rien de bon à attendre, leur dit il en substance, à suivre un Discours du Maître dégradé en harangue, qui ne cherche qu’à s’emparer de vous au nom d’un supposé Idéal, virtuel, le Peuple, ou la Révolution, et qui joue sur la vacance de l’incarnation du Maitre, le vacillement des idéaux mis en cause par le refus de la société de consommation, et le développement industriel, ainsi que de la cassure du tissu traditionnel de l’Université, qui ne présente plus qu’un pseudo-savoir, saucissonné en unités de valeur, perdant toute valeur d’usage pour une valeur d’échange, dont vous allez sortir " estampillés ", comme des saucissons bons pour l’étal du marché, que celui-ci soit capitaliste, de la société de consommation, ou même universitaire. De la " chair à Parti " ou de la chair à saucisse, ou au mieux, pour les plus doués, de la chaire pour " astudés ", le néologisme que formera Lacan pour désigner les étudiants, objets a de l’université.
" Le psychanalyste est il révolutionnaire " ? demande un étudiant. " Voilà une bonne question ", répond Lacan. Ne vous faites pas l’esclave, continue-t-il, d’une idéologie révolutionnaire acéphale, dont l’histoire a toujours montré qu’elle était confisquée au profit exclusif de quelques uns censés incarner l’aspiration du Peuple. Et de fait, ceux-là, ces aspirants, sans même se reconnaître, se dévoilent tout au long de ce dialogue, interrompant sans cesse Lacan au moment même où cette vérité pourrait s’éclairer et faire reconnaître qu’il n’y a pas de " Marxlust ", sauf à en retirer précisément l’usage fait par le capitalisme de la plus-value. On ne saurait mieux mobiliser ses capacités de résistance pour ne pas entendre et disqualifier le discours de Lacan: " On s’en fout des unités de valeur ", et la place d’où il tient son énonciation " toi le mandarin ", jusqu’à la tentative de faire diversion par un love-in sauvage, etc…, la liste en est longue et, pardonnez moi, fatigante.
C’est pourquoi je ne peux que vous inviter à relire cette transcription, pour vous apercevoir que la cacophonie n’est qu’apparente, et que nous avons affaire à un authentique dialogue, un échange qui mérite parfaitement le qualificatif de Dialogue entre les deux faces du Savoir, par lequel elles sont soeurs, d’un côté le savoir de la jouissance, que Lacan aura beau jeu de leur renvoyer : " Le régime vous montre et dit regardez les jouir " et de l’autre le savoir de la vérité analytique, celle du sujet divisé, et qui montre à quel point le discours de Lacan est reçu, malgré les apparences, au coeur même de là où il doit être reçu. L’accusé de réception est à lire dans son refus même, voire sa récusation vociférante, et non dans son acceptation, qui aurait été dans le contexte politique de l’époque, impensable. Le vieux maitre en est conscient : revenu à son auditoire habituel, il déclarera à son séminaire du mercredi 10 décembre 1969 : " On a pu croire que ce qui se passait (à Vincennes) n’était pas de mon goût " puis " Croit on que cela puisse de quelque façon m’épater, que je rencontre… ce dont j’étais averti, que ma venue… serait l’occasion d’un effet d’obstruction. "
Assez de faux messie révolutionnaire, dit-il, et de plébiscite hystérique, de " foire aux groupuscules ", il y a " des évènements historiques qui ne se jugent qu’en termes de symptôme ".
Il le reprendra dans " Radiophonie " la même année : " Quand on reconnaîtra la sorte de plus-de-jouir qui fait dire " ça c’est quelqu’un ", on sera sur la voie d’une matière dialectique peut être plus propice que la chair à Parti, bien connue à se faire le baby-sitter de l’histoire ".
Il n’y a pas d’idéologie qui puisse représenter le Tout. Rien n’est Tout, leur dit il, aucune révolution, aucun Maitre usurpateur n’apportera jamais de solution totalisante au malaise dans la civilisation, " laissant chacun à sa béance ", puisque c’est autour du fantasme, et donc autour d’un vide initial, d’un manque que nous nous organisons, et que réside notre affect, et notre pensée, et la manière dont nous conduisons nos vies.
C’est la seule révolution, d’ordre topologico-mathématique, auquel accepte de se prêter le psychanalyste.
C’est là le pas, " le pas de la psychanalyse de nous faire poser que le sujet n’est pas univoque ", énoncera t il dans sa leçon du 11 Mars 1970.
En attendant, ce que vous avez de mieux à faire, leur dit il, c’est " de vous tisser avec ceux qui travaillent, ceux qui vous enseignent ". Et prenez garde que le contestataire ne finisse comme le célibataire dans le Grand Verre de Marcel Duchamp " à faire son chocolat lui-même ", à défaut de finir par broyer du noir.
Lacan fut-il entendu, et combien parmi les participants de ce " happening ", furent gauchis, ébranlés, " désorientés ", comme le souhaitait Lacan selon ses dires, par leur rencontre avec Lacan ?
Lors de sa deuxième conférence à Vincennes, le 3 Juin 1970, et avant de retourner, comme il le disait, " forcé ", dans son " petit rail ", Lacan leur souligna une fois encore les impasses du Discours universitaire, autant que celle du discours révolutionnaire, cette " pathologie de l’universel ", disait François Furet :
" L’unité de valeur, ça engendre bien des choses, à savoir un malaise, dont vous auriez tort de croire que je limite la portée aux quelques brailleries que j’entends ici. "
Et puis une dernière fois : " Comme objets, vous êtes des unités de valeur, et comme objets a, on vous tolère ".
Ceux qui ne surent l’entendre, prirent de plein fouet la prédiction exaspérée de Lacan, lorsqu’il mit fin à cette première rencontre : Ils voulaient, leur dit-il, un Maître.
L’histoire peut témoigner qu’ils l’ont eu…