Il évoque notamment dans la Traumdeutung[2], ces grands hommes qui nourrissaient son imaginaire d’adolescent, ce qu’il nomme ses identifications héroïques : Hannibal, Cromwell, Masséna, puis son intérêt pour Léonard de Vinci, Moïse, Goethe. Il distingue, à vrai dire, dans son Moïse, le héros et le grand homme. Le héros est un fils rebelle, ainsi le Christ : « Le rédempteur ne pouvait être un autre que le principal coupable, le chef de la bande des frères, qui avait terrassé le père »« … c’est en ce point qu’il faut trouver l’origine de la représentation du héros, du héros qui se rebelle toujours contre son père et le tue sous une forme quelconque. Tel est aussi le vrai fondement de la faute tragique du héros dans le drame qu’il est difficile d’expliquer autrement. »[3] C’est pourquoi le héros finit, ainsi que le dira Lacan, comme le déchet de son acte : Oedipe à Colonne, le Christ sur la croix… La fonction du grand homme est différente : le rappel de ses actes, ses idées, sa personnalité, a pour fonction d’agir sur les contemporains. « Nous savons, écrit Freud, qu’il existe dans la masse humaine le fort besoin d’une autorité que l’on puisse admirer, devant laquelle on s’incline, par laquelle on est dominé et éventuellement maltraité ;… C’est la nostalgie du père, qui habite en chacun depuis son enfance, de ce même père que le héros de la légende s’enorgueillit d’avoir dépassé»[4]
Et si le grand homme peut ainsi faire autorité pour le commun des petits hommes, symboliser l’Imaginaire du Réel (S I R), c’est que lui-même a pu s’affranchir de cette autorité ou y échapper. C’est le cas de Léonard qui « put se passer de ce soutien; il n’aurait pu le faire s’il n’avait appris dans ses premières années à renoncer à son père. La hardiesse et l’indépendance de son investigation scientifique ultérieure présupposent cette investigation sexuelle infantile non inhibée par le père et la prolongent tout en s’écartant du sexuel. »[5]
Ainsi peut devenir un grand homme « quelqu’un [qui] a, comme Léonard, échappé dans sa première enfance à l’intimidation par le père et a rejeté dans son investigation les chaînes de l’autorité… »[6] Il faudrait préciser : après avoir été l’élu d’une mère aimante pendant les premières années de la vie, puis en avoir été séparé d’une manière ou d’une autre et peut-être pas n’importe laquelle, sans quoi il aurait aussi bien pu devenir un idiot. Freud, on le sait, théorise ici sa propre situation d’avoir été le premier enfant chéri d’une jeune mère et d’en avoir été séparé par la naissance de Julius à deux ans, puis d’Anna un an plus tard, plus peut-être que par la présence d’un père plus âgé que sa femme de vingt ans et dont les failles et les moments de faiblesse peuvent autoriser son dépassement, fut-ce au prix d’une ambivalence caractéristique. Si bien que sa mort pourra être à l’origine du travail psychique inouï de « l’autoanalyse » et qui aboutira à l’écriture de la Traumdeutung où il fait état de plusieurs rêves autour du père mort. Ainsi qu’il l’écrit dans la préface à la seconde édition deL’interprétation des rêves« Pour moi en effet, ce livre a encore une autre signification subjective que je n’ai pu comprendre qu’après l’avoir terminé. Il s’est révélé être pour moi un fragment de mon autoanalyse, ma réaction à la mort de mon père, donc à l’événement le plus significatif, la perte la plus radicale intervenant dans la vie d’un homme. » [7]
A cette époque, le père, c’est encore celui qui « Dans le complexe d’Oedipe, ainsi que dans le complexe de castration […] joue le même rôle, celui de l’adversaire redouté des intérêts sexuels infantiles. »[8], celui qui est mort déjà depuis longtemps « selon le vœu » de l’enfant[9], et qui revient en retour hanter le fils dans ses rêves, un père qui réalise l’Imaginaire du Symbolique (R I S) donc. Ce qui semble alors inaperçu de Freud, c’est que le père est aussi, comme le fera remarquer Lacan dans son analyse de ce rêve, « il était mort quand même et il ne le savait pas »[10], celui qui tant qu’il est vivant protège le sujet de la confrontation avec la mort. : « c’est que le sujet par la mort de son père est désormais affronté à la mort, ce dont jusque là la présence du père le protégeait. C’est-à-dire à ce quelque chose qui est lié à la fonction du père {…], la signification de la castration »[11] Où l’interdiction véhiculée par le père apparaît là dans sa fonction « d’abri », de « défense », comme l’a très bien relevé Jones, souligne Lacan[12], « ce prétexte moral à ne point affronter son désir. » Désir que dans le même séminaire, il spécifiera comme « le point le plus étroit où se nouent ensemble, pour l’homme, réel, imaginaire et son sens symbolique. »[13] Autrement dit, un trou, celui où est coincé l’objet a. Trou que le grand homme qui symbolise ce père Idéal (S I R) vient occulter selon le parcours inverse qu’annonce Lacan dans la préface de ses Ecrits, « A cette place que marquait l’homme pour Buffon, nous appelons la chute de cet objet… »[14] (R I S).
« Vous avez raison, écrit Freud à Karl Abraham le 2 mai 1912, d’identifier le père et la mort car le père est un mort et la mort elle-même, d’après Kleinpaul, n’est qu’un mort. »[15]. Il est alors en train d’écrire Totem et tabou où il répondra à cette question du père originaire par un mythe, diachronique, en mettant à ce point trou ombilical une tombe où l’on peut célébrer et, à l’occasion piétiner, le père de la horde assassiné. Il y cite en effet le livre de Rudolf Kleinpaul[16]Les vivants et les morts dans la croyance populaire, la religion et la légende, où il faut entendre par cette phrase que nous nous représentons la mort comme un mort, un squelette avec une faux, par exemple, ou sortant de sa tombe pour venir se venger des vivants. Où Freud verra le retour sur le fils de son propre vœu de mort. Mais pas seulement puisque avec ce mythe, il anticipe ce fait que Lacan énoncera sous forme logique avec l’au-moins-un des formules de la sexuation qui permettent de « s’apercevoir de ce qu’il y a de réel dans le symbolique »[17] (I R S ) et peut-être même, avec cette équivalence entre le père et la mort, les prémisses de cette tentative qu’il fera avec le Moïse, qui le préoccupe déjà[18], de rendre compte de la radicale altérité du père en en faisant un étranger : « au lieu de l’Autre, il n’y a pas de figure dont je puisse me réclamer au titre d’une filiation, ne serait-ce que parce que cet autre est HETEROGENE. » C’est la thèse de Charles Melman telle qu’il la formule dans son séminaire du 14 mai 1998.[19] Avec le complexe d’Oedipe comme organisant la subjectivité, Freud rend compte de ce qu’il en est de la perte de l’objet pour le sujet mais pas de son rapport à l’idéal : pour l’enfant, le père est, en effet posé comme idéal, normativant bien sur, mais imaginé comme possédant l’objet perdu, comme ayant échappé, lui, à la castration, d’où cette revendication : « si toi tu l’as, (sous entendu l’instrument qui donne accès à l’objet désiré ) pourquoi m’en prives-tu ? »[20]. Le Moïse serait ainsi une correction apportée au complexe d’Oedipe « puisqu’il introduit le fait que le sujet est coupé non seulement de son objet mais de son Idéal. »[21]
Le papa, au contraire, c’est le père tout ce qu’il y a de plus familier à l’enfant. Papa, c’est un mot d’enfant, enfin, que l’on met dans la bouche des enfants. Le papa, c’est celui qui a des objets, des petits a, plutôt deux fois qu’une, celui que l’on essaie d’amadouer, à défaut de le zigouiller dans la réalité, pour lui faire donner l’objet qu’il est censé détenir. C’est le père donateur qu’incarne une fois l’an le petit papa Noël qui en a, lui, plein sa hotte des objets et sur les genoux de qui l’enfant peut venir s’assoir au moins le temps de la photo dans les grands magasins. Et je rappelais dans un article sur le père fouettard[22] qu’il « aura fallu seize siècles pour que l’évêque de Myre [Saint Nicolas], via l’Italie puis les émigrés hollandais, nous soit retourné d’Amérique par Coca Cola, débarrassé de son noir acolyte, sous la forme d’un pépé débonnaire, jovial et ventripotent, ayant troqué sa crosse contre un sucre d’orge. Seize siècles pour que soit assimilée cette rupture entre le dieu vengeur des juifs et celui tout amour des chrétiens. Seize siècles au cours desquels le père s’est vu progressivement retirer toute prérogative autoritaire, au point que la moindre manifestation du père-sévère apparaît aujourd’hui comme intrusive, traumatisante, suspecte. »
Hé bien, ce petit papa, je n’en ai pas trouvé trace chez Freud, sinon que, d’après sa correspondance avec ses enfants[23], il semblait être lui-même, « un père prodigue et un grand-papa poule »[24]. Le petit papa, je dirais donc que ce n’est pas une notion freudienne, c’est une notion melmanienne et qui est cohérente avec la notion de « nouvelle économie psychique », puisqu’aujourd’hui, ce n’est pas une fois par an que le père, à l’occasion d’une fête rituelle où sont momentanément levés certains interdits, condescend à quitter sa fonction de père sévère, pour réaliser le Symbolique de l’Imaginaire (c’est la fonction du rituel), c’est tous les jours selon ce que nous entendons des nouveaux papas, ceux qui ne souhaitent pas l’exercer cette autorité mais entendent participer aux soins du bébé, parfois se sentent exclus lors de l’allaitement, se font un sang d’encre le premier jour de la crèche ou de la garderie et se croient ensuite dans l’obligation de prodiguer à l’enfant qui les exige tous ces objets high tech que le marché, le divin marché[25], déverse par tombereaux entiers. Et pour eux, ce n’est pas tous les jours la fête ! L’art d’être un petit papa reste sans doute à écrire…