Mon intervention concerne les modalités dont, au cours des premières leçons de ce séminaire consacré à ‘La logique du fantasme’, Jacques Lacan va revenir sur cette notion de paradoxe, celui de Russel en particulier, qui tourmente depuis longtemps les logiciens. Ces considérations sur le paradoxe vont trouver des prolongements inattendus concernant le cogito de Descartes, prolongements qui vont intéresser toute la première moitié du séminaire.
Après les interventions très précises qui nous ont été proposées ce matin concernant le cogito cartésien, je crains cependant de n’avoir à vous proposer que quelques hypothèses qui n’auront peut-être qu’une valeur anecdotique. Je serais donc tenté de débuter cette intervention en vous avertissant : ‘Peut-être avez-vous intérêt à ne pas trop tenir compte de ce que j’ai à vous dire’. Une telle entrée en matière aurait l’intérêt de nous placer directement dans le registre du paradoxe. Le registre paradoxal d’un tel énoncé ne peut en effet vous échapper si je vous fais remarquer que devant une telle demande, vous êtes d’emblée confrontés à une alternative. Soit vous prenez en compte ce que je vous dis et vous accédez à ma demande, par exemple en quittant la salle, moyennant quoi en suivant mon conseil de ne pas prendre en compte ce que j’ai à vous dire, vous avez parfaitement pris en compte ce que je vous ai dit. Soit vous décidez de ne pas tenir compte de mon avertissement et vous restez à écouter ces quelques remarques que j’ai à vous faire, vous vous trouvez alors dans la situation de ne pas prendre en compte ce que je vous ai dit pour pouvoir tenir compte de ce que j’ai à vous dire. Vous vous trouvez donc bien dans une position paradoxale, irréductiblement partagés entre deux situations, insatisfaisantes l’une comme l’autre.
Vous reconnaissez dans ce type d’oscillation la mise en jeu d’une opération que Lacan avait introduite au cours du séminaire sur ‘les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse’ sous le terme d’aliénation. Ce registre de l’aliénation se formulait alors par l’alternative : ‘la bourse ou la vie’. Lacan tient à spécifier dans ce séminaire consacré à ‘la logique du fantasme’ que cette aliénation est à envisager comme étant une opération strictement logique, ce qui lui permet d’y apporter un certain nombre de précisions. Il propose en effet d’introduire l’aliénation comme une modalité nouvelle du ‘ou’ en logique. Cette modalité n’est en effet pas le ‘ou’ exclusif, celui qui vous oblige à choisir soit l’un soit l’autre mais pas les deux, comme dans ‘fromage ou dessert’. Ce n’est pas non plus le ‘ou’ de la réunion, dans lequel vous pouvez choisir ou l’un ou l’autre ou les deux. C’est un ‘ou’ qui oblige non seulement à opter pour un des versants de l’alternative, mais qui comporte cette contrainte que le coté choisi se trouvera immanquablement amputé de sa part commune avec l’autre versant.
Il est possible de représenter cette alternative au moyen que vous connaissez de deux cercles d’Euler comportant une partie commune, l’un des cercles représentant ‘la bourse’, l’autre ‘la vie’.
Si le cercle de gauche vient représenter ‘la bourse’, ce qui reste du cercle de droite sur lequel n’empiète pas celui de gauche peut être nommé ‘pas la bourse’. Si vous voulez il est la partie du cercle de la vie qui n’est pas concernée par la bourse (ici la zone représentée en gris).
Inversement, si le cercle de droite vient représenter ‘la vie’, ce qui reste du cercle de gauche, celui de la bourse, qui n’est pas concernée par la vie, peut être nommé ‘pas la vie’ (ici la zone représentée en noir).
La précision apportée par Lacan concernant cette opération essentielle à la constitution de l’inconscient qu’est l’aliénation, lui permet de souligner que cette opération implique un registre masqué de négation. L’alternative ‘la bourse ou la vie’ avancée dans les ‘quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse’ se reformule en effet ici, avec un surcroît de rigueur logique, de la façon suivante : ‘ou pas la vie, ou pas la bourse’. On peut représenter cette alternative, à l’aide des cercles d’Euler, de la façon suivante :
Cette alternative ‘ou pas la vie ou pas la bourse’, c’est une modalité, nous dit Lacan, de réintroduire le registre de la négation dans l’inconscient, là où les psychanalystes se contentent de reprendre un peu trop facilement, et souvent de façon abusive, l’axiome freudien selon lequel, ‘l’inconscient ignore la négation’.
L’autre intérêt du paradoxe logique, nous dit Lacan, est de nous permettre de cerner au plus près le caractère inexorable de la faille dans l’univers du discours. Ceci nécessite peut-être quelques explications. L’univers du discours, c’est cet ensemble composé mythiquement de ‘Tout ce qui peut être dit’. Cet ensemble il constitue bien ici, tout comme ‘Le livre absolu’ qui obsédait tant Mallarmé, un fantasme. Il n’y a pas d’univers du discours, indique en effet Lacan au cours de ces premières leçons, c’est-à-dire qu’il est impossible de constituer l’ensemble de ce tout qui peut se dire, en ensemble fermé. Cet univers du discours se révèle comme irréductiblement ouvert. C’est bien ce qu’illustre le paradoxe du menteur dans son indécidable oscillation, sa suture impossible ou, sur un mode plus rigoureux, le paradoxe de Russel, celui de l’ensemble des ensembles qui ne se comprennent pas eux-mêmes. Cette démonstration dont vous savez qu’elle a donné lieu dans l’histoire des mathématiques à ce qui s’est appelé la ‘crise des fondements’, elle ne constitue un paradoxe que si vous considérez comme un fait nécessaire la clôture de l’univers du discours. Si vous considérez qu’il n’y a pas d’univers du discours, que l’univers ne se ferme pas, alors le paradoxe de Russel perd sa dimension paradoxale, pour constituer une démonstration à part entière, il rentre dans la doxa. Si Lacan récuse le terme de paradoxe en ce qui concerne la démonstration de Russel, il lui garde cependant toute sa valeur en tant qu’elle constitue la plus sûre illustration de l’impossibilité de clore l’univers du discours.
Si la logique se heurte à ce qu’elle considère comme un paradoxe, nous dit Lacan, c’est que ce qui préside au principe de sa formalisation stipule que lorsque l’on pose une lettre puis qu’on la reprend une deuxième fois, cette lettre possède toujours les mêmes propriétés. La logique repose donc sur cet axiome implicite selon lequel A=A, seul principe capable d’assurer la clôture de l’univers du discours. Vous savez que Lacan a lui posé, dès le séminaire sur l’identification, ce principe inhérent à la lettre, c’est-à-dire à l’écriture, selon lequel A≠A. ‘Aucun signifiant, nous dit-il, fut-il réduit à sa forme minimale, celle que nous appelons la lettre ne saurait se signifier lui-même’.
C’est bien parce que Lacan insiste sur le caractère essentiellement fluctuant de cet univers du discours, comme de toute signification, qu’il peut rendre compte des effets de certains énoncés dits paradoxaux mais aussi des effets de l’interprétation. Si, par exemple, j’examine la formule historique, ‘La propriété privée c’est le vol’, cet énoncé peut être appréhendé comme paradoxal, puisqu’à priori, le seul objet qu’il soit impossible de voler serait celui que l’on possède déjà. En en restant à ce constat on risque de passer à coté des effets de sens, voire d’interprétation, engendrés par un tel énoncé, c’est-à-dire à la fonction d’acte occupée par cette formule. Ces effets, dont Lacan tente de rendre compte, la logique ne saurait les expliquer en maintenant cet axiome selon lequel A=A. Après un tel énoncé, ou tout aussi bien après que Lacan ait annoncé ‘l’inconscient c’est la politique’ comme il le fait en cette année 1967, il n’est pas sûr que A soit toujours égal à A, c’est-à-dire que la propriété privée ou l’inconscient gardent le même statut. On vérifie ainsi que si l’on part de ce principe selon lequel A≠A, non seulement il n’est plus possible de clore l’univers du discours, mais c’est bien tout énoncé qui tend à révéler sa potentialité paradoxale, ce que la clinique analytique révèle quotidiennement.
Lacan, au cours de la deuxième leçon de ce séminaire, propose un autre paradoxe logique dont la valeur est de nous permettre de situer la fonction de l’écriture comme celle de la lettre dans l’inconscient. Voici cette énigme :
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La recherche de l’identification de ce nombre se heurte bien à un paradoxe : si une première solution se propose immédiatement sous la forme du nombre 5, le fait que la formule ‘le plus petit nombre entier’ soit elle-même écrite au tableau, oblige à considérer que ce nombre 5 y figure comme déjà inscrit. On peut alors être amené à considérer que le plus petit nombre entier qui n’est pas inscrit sur ce tableau puisse être le nombre 6. Les mêmes raisons obligeront à repousser immédiatement cette solution pour passer au nombre 7, et ainsi de suite. Cette énigme peut constituer une illustration du statut de la lettre dans l’inconscient, en tant que cette lettre, Lacan souligne que son inscription ne peut s’entendre qu’en prenant en compte le statut spécifique qui la constitue comme irréductiblement manquante. Si ce nombre peut en effet être considéré comme inscrit au tableau, toute tentative de le nommer se heurte à son caractère insaisissable. Ce fonctionnement paraît bien correspondre à la place indiquée par Lacan sous l’écriture : signifiant du manque dans l’Autre. (1)
Cette reprise par Lacan des questions posées par le paradoxe logique, elle vient donc y révéler la fonction essentielle de l’écriture comme celle de la négation. Ceci n’est pas forcément une surprise quand on examine la façon dont sont constitués un très grand nombre des énoncés paradoxaux. Vous savez que, hormis le fait qu’ils utilisent régulièrement cette capacité du langage à faire référence à lui-même, à pouvoir traiter de lui-même, ces énoncés paradoxaux font régulièrement usage d’une négation portant sur la notion d’écriture, ou sur celle de la parole. Le terme de paradoxe pragmatique a été proposé pour préciser leur mode opératoire de ces énoncés qui, nous disent les logiciens, sont contredits par l’acte même de leur énonciation. On peut ainsi constituer de nombreuses formules paradoxales, comme celle que je vous ai proposé tout à l’heure, ‘ne tenez pas compte de ce que je dis’, ou encore celle de l’écriteau qui proclame ‘ce qui est écrit sur cette pancarte n’est pas vrai’. Vous retrouvez ici la structure du paradoxe du menteur, mais également celle de ce slogan resté célèbre l’année qui suit ce séminaire : ‘il est interdit d’interdire’.
Dans toutes les situations qu’elles déclinent, ces formules nous embarquent donc dans un registre d’oscillation, d’alternative entre deux registres, tout deux insatisfaisants, parce qu’amputés. C’est bien cette oscillation qui vient caractériser le registre de l’aliénation et c’est bien elle également qui vient conditionner l’entrée du sujet dans le langage. Ces énoncés paradoxaux, ils témoignent bien en effet de nos conditions d’entrée dans le langage, c’est à dire du prix à payer, du sacrifice que cette entrée suppose. Ils constituent également un des plus sûrs moyens de vérifier cette assertion que Lacan propose au cours de l’année de son séminaire sur ‘l’envers de la psychanalyse’, je le cite : ‘Quand je dis l’emploi du langage, je ne veux pas dire que nous l’employons, au contraire c’est nous qui sommes ses employés’.
Vous pouvez vérifier combien cette prise en compte de la logique à l’œuvre dans le paradoxe, comme dans celle qui concerne l’aliénation, vient en opposition avec celle de l’école de Palo Alto concernant le ‘double bind’. Pour Lacan, le fait de délivrer des messages contradictoires ou paradoxaux ne saurait être à l’origine de la constitution de la schizophrénie, puisque cette dimension paradoxale est inhérente à toute prise de parole. La division organisée par cette opération qu’est l’aliénation elle préside en effet à la constitution même du sujet. «Le sujet, nous dit Lacan, ne saurait s’instaurer que comme un rapport de manque de ce a qui est de l’Autre, sauf à se situer dans l’Autre et à ne l’avoir également qu’amputé de cet objet a’. C’est donc bien plutôt d’un défaut de cette division dont souffre le patient psychotique, c’est-à-dire de ne pas être structurellement divisé par l’opération logique qu’implique le paradoxe. Cet objet qui divise le sujet, il est bien mis au premier plan par le paradoxe sémantique, comme par le paradoxe de Russel. Notons cependant que ce paradoxe, tout comme le théorème d’incomplétude de Gödel, la science ne s’y intéresse que transitoirement. Elle en relève l’existence puis continue ses recherches, c’est-à-dire qu’elle le laisse tomber…
Je souhaitais conclure en évoquant les prolongements que Lacan propose au sujet de cette logique de l’aliénation et qui concernent le cogito de Descartes. Vous connaissez la fonction que Lacan attribue à cet énoncé de Descartes concernant l’avènement du sujet de la science. Le sujet de l’inconscient, nous dit Lacan, est corrélatif de cet avènement du sujet de la science, il en constitue l’envers. L’un est le pendant de l’autre, mais tout deux ne peuvent advenir que conjointement. Ce cogito, ‘je pense donc je suis’, il se présente donc comme un énoncé fondateur, mais comme un énoncé clos, dont Lacan va s’efforcer de restituer la dimension d’ouverture propre au sujet de l’inconscient. ‘Tout est permis à l’inconscient, nous dit-il en effet, sauf d’articuler donc je suis‘, puis ‘Quand je parle du cogito, c’est quelque chose qui a la forme d’un cirque, à ceci près qu’il ne se ferme pas’. Lacan donc, représente initialement ce cogito de la façon suivante en s’appuyant de sa représentation à l’aide des cercles d’Euler :
Dans le fil des toutes premières leçons de ce séminaire, Lacan va s’attacher à ré-ouvrir cet énoncé, en en restituant le registre paradoxal, qui est celui de l’aliénation fondamentale qui caractérise le sujet de l’inconscient.
Dans le ‘je pense donc je suis’ du sujet de la science, il va introduire le ‘ou je ne suis pas ou je ne pense pas’ du sujet de l’inconscient, ce qu’il inscrit dans les cercles d’Euler de la façon suivante :
Il me semble donc possible d’indiquer que cet énoncé fondateur, ‘je pense donc je suis’, Lacan va le traiter comme un fantasme dont il va restituer la structure logique. Cette logique repose sur l’opération d’aliénation devenue dans ce séminaire une véritable opération logique, dont la formule initiale, ‘l’un ou l’autre’, est devenue, ‘ou pas l’autre ou pas l’un’. Cette opération elle est bien ici constitutive du sujet de l’inconscient. Lorsque Lacan indique au cours de ce séminaire : «Le sujet ne saurait s’instaurer que comme un rapport de manque de ce a qui est de l’Autre, sauf à se situer dans l’Autre et à ne l’avoir également qu’amputé de cet objet a’, il nous permet d’ailleurs de placer l’objet a au sein de ce diagramme d’Euler, comme ne faisant partie ni de cette zone où ‘je ne suis pas’, ni dans ce lieu où ‘je ne pense pas’.
C’est donc bien ici à un effort de logique auquel nous convie Lacan dans cette première partie du séminaire, effort qu’il avait annoncé en ces termes : ‘a est un objet dont la logique du fantasme consistera à déterminer le statut dans un rapport qui est un rapport logique à proprement parler’. Cet effort de détermination logique, il en passe donc par la spécification de cette opération qu’est l’aliénation, puis par son application à l’énoncé fondateur de Descartes. Vous savez que dans un deuxième temps de ce séminaire Lacan poursuit cet effort par la détermination du statut logique de l’objet a à partir de la fonction du nombre d’or, mais ceci occupera plutôt notre programme des journées à venir.
Nicolas Dissez
(1) Je remercie Roland Chemama de me permettre d’utiliser ici la lecture particulièrement éclairante qu’il avait proposée de ce paradoxe, au cours du séminaire d’été 2004 consacré à ‘La logique du fantasme’.