Le mythe de Freud...
28 septembre 1995

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DORGEUILLE Claude
Textes
Freud



Le mythe de Freud, c’est ainsi que Lacan qualifie l’élaboration complexe
qui constitue la visée fondamentale de Totem et Tabou. Il s’agit avant
tout d’y mettre en évidence la fonction principale du père selon
Freud, celle dont il dira quelques années plus tard qu’elle est la condition
même de l’entrée dans le complexe d’Œdipe.

Rien, au premier abord, n’attire l’attention sur ce thème essentiel.
Le sous-titre évoque modestement "quelques correspondances entre
la vie spirituelle des sauvages et celle des névrosés ".
La préface précise qu’il s’agit d’une première tentative
d’application des données de la psychanalyse à la psychologie
collective. Quant aux deux thèmes annoncés, l’un, le Tabou, y
reçoit une "solution assurée et complète ",
l’autre, le totémique, ne reçoit que "quelques lumières
de la psychanalyse ". En fait, et malgré toutes les réserves
qu’il fera à juste titre, Freud se servira des élaborations contestables
d’un certain nombre d’auteurs pour donner à la science une consistance
qu’elle ne tient en fait que de l’expérience psychanalytique. Comme le
dira Lacan, beaucoup plus tard, "Totem et tabou, c’est la Vérité,
parce que Freud était un névrosé. "Cette ambiguïté
se maintiendra tout au long de l’ouvrage et l’on peut comprendre alors le jugement
sévère des ethnologues sur cette oeuvre de Freud en même
temps qu’ils rejetteront la plupart des hypothèses antérieures
concernant le totémisme.

L’intention de cet article est donc de montrer comment Freud s’y prend pour
élaborer son mythe du père mort en se servant de l’ethnologie
à cette seule fin.

Les 4 chapitres du livre ont été rédigés en 1912-1913
et sont constitués par une confrontation régulière des
faits relevés par les ethnologues avec ceux fournis par l’analyse des
névrosés.

Dès le début du premier chapitre, consacré à la
peur de l’inceste, Freud explicite sa position : "La vie psychique des
peuples dits sauvages et demi-sauvages acquiert pour nous un intérêt
particulier, si nous pouvons prouver qu’elle constitue une phase antérieure
de notre propre développement. " Et il ajoute aussitôt
: "Admettons que cette preuve soit faite."

Freud s’appuie ici sur trois ordres de faits :

1. Les habitants de l’intérieur de l’Australie, considérés
comme les collectivités humaines les plus primitives que l’on connaisse,
"s’imposent l’interdiction la plus rigoureuse des rapports sexuels incestueux".

2. On trouve chez eux "le système du totémisme ",
en lieu et place de toutes les institutions religieuses et sociales qui leur
manquent.

3. Ils respectent la loi de l’exogamie "les membres d’un seul et même
totem ne doivent avoir entre eux de relation sexuelle ".

Comme il le fera presque constamment au long de son texte, c’est en note que
Freud fera part des réserves que les ethnologues ou lui-même peuvent
faire sur ces formulations à la fois générales et catégoriques.
La première concerne les "réserves "qu’il faut faire
sur l’exposé schématique qu’il vient de fournir. Freud citant
Wundt note que "l’accord ne semble pas près de se réaliser
entre elles [les théories] ". Il ajoute : "S’il y a des divergences
portant sur l’explication théorique du totémisme, on peut dire
aussi que les faits dont il se compose ne se laissent guère énoncer
à l’aide de propositions générales… Il n’est
pas une interprétation qui ne comporte des exceptions et des objections."

Qu’apporte la psychanalyse à la compréhension de cette crainte
de l’inceste (Inzescheu) connue et interprétée depuis longtemps
? Une seule chose : cette crainte constitue un trait essentiellement infantile
et nous voyons dans cette "attitude incestueuse à l’égard
des parents le complexe central de la névrose ".

Le deuxième chapitre examine le tabou et l’ambivalence des sentiments
(Gefühlsregungen). Freud tient à distinguer d’emblée
le tabou des interdictions morales ou religieuses. L’interdiction tabou s’impose
d’elle-même et ceci la rapproche de notre "impératif catégorique
".

Le terme a pour nous un double sens, celui de sacré, consacré
et celui d’inquiétant, dangereux, impur. " Le plus étonnant,
dit Freud, est que celui qui a enfreint une telle interdiction, acquiert lui-même
le caractère interdit comme s’il avait pris sur lui-même la totalité
de la charge dangereuse. "Il emprunte à Wundt l’affirmation que
le tabou provient, en dernier ressort "de la crainte de l’action de forces
démoniaques ", et le démoniaque, c’est ce qui ne doit pas
être touché ; ce caractère restera pour la suite des temps
attaché au sacré et à l’impur d’où pour la chose
ou la personne tabou le double sentiment de la vénération et de
l’exécration.

La psychanalyse connaît une maladie qu’on pourrait très bien appeler
la maladie du tabou, c’est la névrose obsessionnelle. Après
avoir remarqué que l’analogie pourrait n’être qu’extérieure
Freud énumère quatre éléments communs : 1°
l’absence de motivations des prohibitions, 2° leur fixation en vertu d’une
nécessité interne, d’où leur caractère énigmatique,
3° leur facilité de déplacement et la contagiosité
des objets prohibés (l’interdiction centrale de la névrose est
celle du contact d’où son nom de phobie du toucher, Berührungsangst),
4° la production de cérémoniaux, d’ordres issus des interdictions.

Freud décrit alors le mécanisme psychique d’une Berührungsangst
: l’intense plaisir de toucher qui est apparu dans la prime enfance et qui concerne
les organes génitaux a été suivi d’une interdiction venue
des personnes aimées ; celle-ci ne supprime pas complètement la
tendance et le maintien des deux éléments aboutit à la
fixation d’une attitude ambivalente.

De cette comparaison Freud conclut que : "Le tabou est une interdiction
très ancienne, imposée du dehors et dirigée contre les
désirs les plus intenses de l’homme. La tendance à la transgresser
persiste dans son inconscient ; des hommes qui obéissent au tabou sont
ambivalents à l’égard de ce qui est tabou. La force magique, attribuée
au tabou, se réduit au pouvoir qu’il possède d’induire l’homme
en tentations ; elle se comporte comme une contagion, parce que l’exemple est
toujours contagieux et que le désir défendu se déplace
dans l’inconscient sur un autre objet. L’expiation de la violation d’un tabou
par une renonciation prouve que c’est une renonciation qui est à la base
du tabou."

Ces points évidemment très importants pour la construction en
cours et c’est pourquoi Freud consacra un long paragraphe à l’examen
de la valeur de cette comparaison. Pour ce faire il examine en détail
et successivement l’attitude à l’égard des ennemis, le tabou des
seigneurs et le tabou des morts.

A propos des rapports avec les seigneurs Freud invoque deux éléments
mis en évidence par la psychanalyse : l’excès de tendresse qui
camoufle l’intensité de l’hostilité inconsciente ; l’imputation
au maître de tout ce qui peut survenir de déplaisant aux sujets
(Verfolgungswahn, délire de persécution) du fait de la
puissance illimitée attribuée à celui-ci. Ce n’est rien
d’autre que le reflet de l’attitude infantile du fils à l’égard
du père. C’est le cérémonial tabou lui-même qui est
le plus révélateur, c’est le pendant de l’action obsessionnelle
où la pulsion (Trieb) réprimée et celle qui réprime
obtiennent simultanément satisfaction (Befriedigung).

L’examen du tabou des morts permet à Freud de proposer le phénomène
de la projection pour expliquer plusieurs phénomènes. La conception
des démons (provisoirement acceptée dans les pages précédentes)
relève simplement de la projection des sentiments hostiles que les survivants
nourrissent envers les morts.

Le conflit entre les sentiments tendres et hostiles ne peut se résoudre
par une simple soustraction de leurs intensités respectives puisque leurs
statuts topiques sont fondamentalement différents et que, de l’hostilité
on ne sait rien et l’on ne veut rien savoir. Resté latent tant que les
proches concernés sont en vie, il prend une allure aiguë au moment
de la mort que la projection dans le monde extérieur sous la forme de
démons des sentiments hostiles vient soulager.

Les conséquences qui résultent de tout ce qui a été
avancé se révèlent considérables. Le mécanisme
de la projection existe, en fait, pour Freud, même en dehors de tout conflit.
Il joue un rôle capital dans notre mode de représentation du monde
extérieur.

L’ambivalence à l’égard des morts diminue avec le temps, et une
formation cicatricielle s’y substitue, la piété, en même
temps que disparaît progressivement le tabou qui n’est qu’un symptôme
de compromis mis entre les deux tendance en conflit.

Mais l’examen du tabou nous permet d’éclairer aussi l’origine et la
nature de la conscience (das Gewissen) qui n’est rien d’autre que la
perception interne du rejet (Verwerfung) de motions de désir (Wunschregungen)
bien précises. Freud remarque au passage qu’il existe des langues où
la différence est à peine marquée entre Gewissen
et Bewusstsein. Ce rejet de certains désirs est sûr de lui-même.
C’est particulièrement net dans le cas où l’on a conscience d’une
faute (Schuldbewusstsein). C’est exactement la situation du primitif
en face du tabou qui n’est autre qu’un commandement de sa conscience morale
dont la transgression est suivie d’un très vif sentiment de culpabilité.
Freud rappelle en note qu’il en est de même pour Œdipe malgré
l’ignorance où il est de sa faute et le caractère involontaire
de celle-ci. La conscience (das Gewissen) découle donc comme le
tabou et la névrose obsessionnelle d’une ambivalence de sentiments dont
l’un des termes, le terme inconscient, a été refoulé par
l’autre.

La conscience de culpabilité (Schuldbewusstsein), a, quant à
elle, une grande proximité avec l’angoisse. "On peut sans hésiter,
ajoute Freud, la décrire comme angoisse de conscience (Gewissenangst).
"Ceci est en rapport avec le motif "inconnu et inconscient "
du rejet qui suscite la conscience de la faute. Or, ce qui est formellement
défendu ne peut être que l’objet d’un désir (Begehrin)
et le désir ici en cause est celui de tuer.

Cependant entre la névrose et le tabou il existe une différence
psychologique à ne pas négliger.

Le commandement moral dans la névrose n’affecte plus la forme du tabou
dont les conditions de l’ambivalence se sont modifiées. Le tabou, lui,
n’est pas une névrose mais une formation sociale. La transgression du
tabou entraîne un châtiment grave, la maladie ou la mort. Dans la
névrose obsessionnelle le sujet craint, non pour lui-même, mais
pour une autre personne que l’analyse nous révèle être une
personne chère. "La psychanalyse confirme ici ce que disent les
personnes pieuses, que nous sommes tous de grands pêcheurs. "En
fait la névrose est focalisée sur deux points fondamentaux : le
souhait de mort (Todeswunsch) à l’encontre d’une personne aimée
et le plaisir du toucher des organes sexuels, l’un et l’autre interdits. "
C’est ainsi que la prédominance des tendances sexuelles sur les tendances
sociales constitue le trait caractéristique de la névrose. "
Ceci permet à Freud quelques remarques sur le développement de
la civilisation et cette notation restée célèbre : "
Les névroses présentent des analogies frappantes et profondes
avec les grandes productions sociales de l’art, de la religion et de la philosophie
; d’autre part elles apparaissent comme des déformations de ces productions.
On pourrait presque dire qu’une hystérie est une oeuvre d’art déformée,
qu’une névrose obsessionnelle est une religion déformée
et qu’une paranoïa est un système philosophique déformé."

Le chapitre précédent a fait apparaître le thème
de la mort au premier plan. Nous allons le retrouver au début de ce chapitre
intitulé Animisme, Magie et toute puissance des idées.

La première note de ce chapitre est à relever. Freud
y cite ses sources, s’excuse de ne pas donner de bibliographie détaillée
et ajoute : "La personnalité de l’auteur s’affirme dans le choix
des matériaux et dans les opinions qu’ils lui suggèrent ".
Freud tente, après quelques considérations générales,
de rendre compte de la formation des systèmes animistes. "On suppose,
dit-il, que ce fut à la suite de l’observation des phénomènes
du sommeil (avec le rêve) et de la mort qui lui ressemble tant."
La représentation de la mort se serait formée tard et même
pour nous encore elle est vide de tout contenu et difficilement maniable (Unvollziehbar).
A partir de là se seraient constituées les diverses représentations
du monde que les communautés humaines se sont toujours forgées.

Il convient, dit Freud, de ne pas imputer leur formation au seul désir
de savoir (reiner spekulativer Wissbegierde) mais plutôt au besoin
pratique de dominer les hommes, les animaux et les choses ou plus exactement
leur esprit (Geister) ce qui l’amène à la considération
des moyens utilisés, la magie et la sorcellerie. Celle-ci, à laquelle
il ne s’arrête pas, est l’art d’influencer les esprits. Freud retient
comme définition du principe de la magie, celle de Tylor, "prendre
par erreur un rapport idéal pour un rapport réel ".

Et ce qui assure l’efficacité magique c’est "la similitude entre
l’action accomplie et l’événement attendu "; ce peut être
aussi "la substitution de la partie au tout (Zusammengehörigkeit)
", le nom à la personne par exemple. Dans d’autres cas, qualifiés
de magie contagieuse par Frazer, c’est "la réunion dans l’espace,
la contiguité, au moins la contiguité représentée
par le souvenir dans son existence même ". Nous trouvons ici sous
la plume de Freud une formulation qui résonne de façon toute lacanienne
: "Mais, là, similitude et contiguité sont les deux principes
essentiels des processus d’association, la puissance de l’association des idées
s’impose comme l’explication affective (Wirklich) de toute l’absurdité
des prescriptions magiques".

Cette explication ne suffit pas à Freud. Elle ne nous renseigne que
sur les voies, pas sur "ce qui pousse l’homme à remplacer les lois
naturelles par des lois psychologiques ". Il manque un élément
dynamique, et cet élément c’est le désir (Wunsch). Là,
Freud rappelle la satisfaction hallucinatoire que l’enfant commence par procurer
à ses désirs en renvoyant à son article, Formulations
sur les deux principes de l’événement psychique
(1911). Chez
le primitif, c’est une impulsion motrice qui lui procurera cette satisfaction.
"Dans la phase animiste de la pensée il n’existe pas encore d’occasion
d’apprécier la situation réelle (wahren Sacherverhalt objektiv)
mais bien plus tard… quand le phénomène psychique du doute
comme expression d’une tendance au refoulement est déjà devenu
possible ". Freud propose alors la "toute puissance des idées
"comme ce qui explicite au mieux le principe de la magie. Cette formule,
il l’a empruntée en fait à l’Homme aux rats mais il précise
tout de suite qu’elle vaut pour toutes les névroses. Le névrosé,
en effet, vit dans un monde particulier où ont cours uniquement les "
valeurs névrotiques ". "L’hystérique reproduit dans
ses accès et fixe par ses symptômes des événements
qui ne se sont produits ainsi que dans son imagination… Un névrosé
obsessionnel peut être accablé par un sentiment de culpabilité
qui serait justifié chez un criminel ayant commis plusieurs assassinats… Pourtant
son sentiment est fondé ; il tire ses motifs des souhaits de mort…
contre ses semblables. "Un long développement amène Freud
à établir un parallèle entre les étapes du développement
de la vision du monde des hommes et les stades du développement libidinal
individuel. La phase animiste correspondrait au narcissisme, la phase religieuse
au stade objectal, et la phase scientifique à la maturité de l’individu
caractérisé par la renonciation au principe du plaisir et la soumission
à la réalité (Realität) dans la recherche de
son objet.

La fin du chapitre reprend et rassemble les mêmes éléments
en rappelant l’importance de l’élaboration secondaire décrite
pour le rêve qui, dit-il, "fournit un exemple excellent de la manière
dont se forme un système, avec sa nature et ses exigences ".

Le titre du dernier chapitre, Le retour infantile du totémisme,
est en lui-même une question. Au premier abord, cela veut dire que les
phénomènes du totémisme peuvent se manifester chez les
enfants à notre époque et qu’ils se manifestent effectivement.
Mais cela suppose aussi que la structure du psychisme humain telle que la révèle
la psychanalyse contient virtuellement cette possibilité, mais alors
l’idée d’un développement régulier de la civilisation devient
plus difficile à soutenir.

Nous allons trouver ici ce que nous avons indiqué dès le début,
l’opposition poussée au maximum entre le texte où se trouvent
des affirmations massives, "la science a reconnu l’importance du totémisme
dans toute son ampleur "par exemple, et d’innombrables réserves
faites soit par les auteurs, soit par Freud lui-même à l’égard
de la systématisation abusive des phénomènes totémiques
qu’exprime parfaitement la phrase suivante de Freud : "Le totémisme
est un système à la fois religieux et social ".

Cela est d’autant plus surprenant que Freud ne manque pas de souligner les
objections à cette position. Au niveau du recueil des faits, d’abord,
on trouve dans une note ceci : "Peut-être ferons-nous bien de mettre
auparavant les lecteurs au courant des difficultés contre lesquelles
on a à lutter, lorsqu’on cherche à obtenir des certitudes en ce
domaine. En premier lieu : les personnes qui recueillent les observations ne
sont pas les mêmes que celles qui les élaborent et les discutent,
les premières étant des voyageurs et des missionnaires, les autres
des savants qui n’ont peut-être jamais vu les objets de leurs recherches.
Il n’est pas facile de s’entendre avec les primitifs. Tous les observateurs
ne sont pas familiarisés avec leurs langues et sont obligés de
recourir à des interprètes ou de se servir de la langue auxiliaire
"piggin-english". Les primitifs ne sont pas volontiers communicatifs,
lorsqu’il s’agit des choses les plus intimes de leur culture et ne se confient
qu’aux étrangers qui ont vécu longtemps au milieu d’eux. Pour
les raisons les plus diverses ils donnent souvent des renseignements faux ou
erronés. "

Au niveau des élaborations par les auteurs des faits recueillis, Freud,
après avoir soigneusement recensé les divers groupes d’hypothèses
sur l’origine du totémisme, nominalistes, sociologiques, psychologiques,
ne manque pas, de faire ressortir les divergences "souvent considérables
"entre les opinions exprimées. C’est à cet endroit, et à
propos des Arunta, qu’on trouve cette remarque de Freud que ceux-ci peuvent
être considérés comme les plus primitifs parmi tous ceux
qui vivent aujourd’hui dans la mesure où ils n’auraient pas "reconnu
que la conception est la conséquence de rapports sexuels ". Il en
fait même la "source ultime du totémisme ". Il y ajoute,
peu après, une correction importante : "Leur déni (Verleugnung)
de la paternité ne semble pas être fondé sur une ignorance
(Unwissenheit) primitive ".

Les doctrines concernant le lien organique ou accidentel entre le totémisme
et l’exogamie sont tout aussi incertaines.

Mais c’est là que Freud introduit une hypothèse capitale pour
la suite, qu’il emprunte à Charles Darwin et qui concerne l’état
social primitif de l’humanité. "Des habitudes de vie des singes
supérieurs, Darwin a conclu que l’homme a, lui aussi, vécu primitivement
en petites hordes, à l’intérieur desquelles la jalousie du mâle
le plus âgé et le plus fort empêchait la promiscuité
sexuelle (longue citation de Darwin)… Atkinson semble avoir été
le premier à reconnaître que les conditions que Darwin assigne
à la horde primitive ne pouvaient, dans la pratique, que favoriser l’exogamie.
Chacun de ces exilés pouvait fonder une horde analogue, à l’intérieur
de laquelle la prohibition des relations sexuelles était assurée
et maintenue par la jalousie en chef ; et c’est ainsi qu’avec le temps ces conditions
ont fini par engendrer la règle existant actuellement à l’état
de loi consciente. "

Mais l’expérience psychanalytique a apporté un unique rayon de
lumière à cette obscurité ". Les zoophobie de l’enfant
"dont la signification ne peut être unique "vont susciter
pour Freud un argument capital. La plupart du temps il s’agit de l’angoisse
en face du père "déplacée sur l’animal ". A
cette occasion Freud fait une présentation assez développée
d’un cas de Wulff (phobie des chiens), du cas de Hans et de celui d’Arjad publié
par Ferenczi. Freud souligne les ressemblances avec le totémisme : l’identification
complète avec l’animal totémique et l’attitude ambivalente à
son égard. Si l’animal totémique n’est autre que le père,
nous avons alors ici tous les éléments du complexe d’Œdipe
et il devient possible d’imputer à l’Œdipe l’origine du totémisme.

C’est l’ouvrage de Robertson Smith sur La religion des Sémites,
paru en 1889 qui va fournir à Freud ce qui lui manque encore, le sacrifice
et le repas totémique. Il en résume ainsi la doctrine : "
Avec la naissance de l’idée de propriété privée,
le sacrifice fut conçu comme un don fait à la divinité… mais
cette interprétation laissait sans explication toutes les particularités
du rituel du sacrifice. Aux époques très anciennes l’animal était
sacré, sa vie était intangible et ne pouvait être supprimée
qu’avec la participation et sous la commune responsabilité de toute la
tribu, en présence du dieu, afin que s’assimilant sa substance sacrée,
les membres du clan raffermissent l’identité matérielle qui, croyaient-ils,
les reliait les uns aux autres et à la divinité. Le sacrifice
était un sacrement, l’animal du sacrifice un membre du clan. "Non
seulement il fait sienne la position de Smith mais il précise en note
: "Les objections élevées par plusieurs auteurs (Marillier,
Hubert et Mauss, et autres) contre cette théorie du sacrifice ne me sont
pas inconnues, mais ne sont pas de nature à modifier en quoi que ce soit
mon attitude à l’égard des idées de R. Smith. "

C’est alors l’occasion d’examiner la signification du deuil et de la fête
à l’occasion de quoi nous allons retrouver le "complexe paternel
". "En confrontant la conception du totem, suggérée
par la psychanalyse, avec le fait du repas totémique et avec l’hypothèse
darwinienne concernant l’état primitif de la société humaine,
on peut acquérir une compréhension plus profonde et on entrevoit
la perspective d’une hypothèse qui peut paraître fantaisiste, mais
présente l’avantage de réaliser, entre des séries de phénomènes
isolées et séparées, une unité jusqu’alors insoupçonnée.
"L’hypothèse est la suivante : "Un jour, les frères
chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père,
ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis,
ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d’eux,
pris individuellement, aurait été incapable de faire. Il est possible
qu’un nouveau progrès de la civilisation, l’invention d’une nouvelle
arme leur aient procuré le sentiment de leur supériorité.
Qu’ils aient mangé le cadavre de leur père, il n’y a à
cela rien d’étonnant, étant donné qu’il s’agit de primitifs
cannibales. L’aïeul violent était certainement le modèle
envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle.
Or, par l’acte de l’absorption ils réalisaient leur identification avec
lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique,
qui est peut-être la première fête de l’humanité,
serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte
mémorable et criminel qui a servi de point de départ à
tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religion. "
Une longue note est adjointe qui résume les élaborations très
proches d’Atkinson. "On voit qu’elle concorde sur des points essentiels
avec celle que nous précisons nous-même ; mais on voit aussi les
points sur lesquels elle s’en écarte, renonçant ainsi à
utiliser tant d’autres données. La brièveté et la concision
des données citées dans les considérations ci-dessus m’ont
été imposées par la nature même du sujet. Il serait
aussi absurde de rechercher l’exactitude en ces matières qu’il serait
injuste d’y exiger des certitudes. "

Il résulte de ceci un certain nombre de traits qui resteront désormais
attachés à toute religion quelle qu’elle soit. Cependant pour
Freud "la victoire reste aux tendances (Tendenzen) qui avaient
poussé au parricide ". Et c’est beaucoup plus tard qu’apparaîtra
le commandement : tu ne tueras point.

Je laisserai de côté les considérations sur le motif du
sacrifice totémique l’évolution de l’attitude du fils à
l’égard du père. Je vais me contenter de rappeler simplement ce
qui, dans les remarques conclusives de Freud, m’apparaît comme le plus
important.

"Un acte comme celui de la suppression du père par les efforts
réunis des frères a dû laisser des traces ineffaçables
dans l’histoire et s’exprimer dans des formations substitutives d’autant plus
nombreuses qu’on tenait moins à en conserver un souvenir direct. "
Freud se contentera d’examiner la tragédie antique où le héros
doit souffrir parce qu’il est le père primitif.

Il réaffirme que le complexe d’Œdipe marque les commencements de
la religion, de la morale, de la société et de l’art et que les
névroses comme la vie des peuples ont le même point de départ,
l’attitude envers le père.

Il termine en soulevant deux objections. La première est le postulat
implicite de l’existence d’une âme collective sur quoi repose le parallélisme
établi avec les processus individuels révélés par
l’analyse des névrosés qui concerne aussi la continuité
psychique supposée d’une génération à l’autre à
quoi la tradition n’apporte pas une solution globale et satisfaisante.

La deuxième vient de la méthode psychanalytique elle-même.
Ce que nous trouvons chez le névrosé ce sont uniquement des impulsions
(Impulse),des sentiments orientés vers le mal (nach dem Bösen),
pas des actes (Taten). Cette différence n’est peut-être
pas décisive. Le névrosé, dans l’enfance, a souvent commis
de méchantes actions. Et Freud termine sur deux formules parallèles
: "Chez le névrosé l’action est remplacée par l’idée,
chez le primitif l’acte remplace l’idée "ce qui justifie la citation
finale de Goethe : "Im Anfang war die Tat ".

Dans le petit livre qu’il a consacré au Totémisme aujourd’hui
et publié en 1962, Claude Lévi-Strauss montre que dès
l’époque où Freud écrivait les conceptions concernant le
totémisme étaient déjà vacillantes. " Au
même moment où Frazer publiait, après les avoir rassemblés,
la totalité des faits alors connus, pour fonder le totémisme comme
système et pour expliquer son origine, Goldenweiser contestait qu’on
eût le droit de superposer trois phénomènes : l’organisation
clanique, l’attribution aux clans de noms ou d’emblèmes animaux et végétaux,
et la croyance en une parenté entre le clan et son totem, alors que leurs
contours ne coïncident que dans une minorité de cas, et que chacun
peut être présent sans les autres. "(p. 10) L’attitude de
Lévi-Strauss envers le texte de Freud est vivement critique (voir pp.
104-105) et du point de vue de l’ethnologie elle est parfaitement compréhensible
et la présentation que nous venons de faire du texte de Freud montre
que l’on peut trouver sous sa propre plume des arguments en faveur de cette
position critique – ce qui échappe manifestement au lecteur non analyste,
c’est la nécessité impérieuse à laquelle se pliait
Freud de distinguer deux fonctions du père, au moins, dans la névrose.
A l’évidence la valeur et l’importance de celle qui est déployée
dans Totem et Tabou était difficile à faire ressortir à
partir des données recueillies dans l’expérience. C’est pourquoi,
et au delà des apparences, il me paraît évident que ce qui
importait à Freud dans ce texte n’était pas l’éclairage
que la psychanalyse pouvait apporter à la compréhension de la
vie sociale et individuelle des primitifs mais l’élaboration, indispensable
à sa doctrine, de ce mythe du père mort.

Les choses sont infiniment simplifiées, dès que l’on démontre,
comme l’a fait Lacan, que celui-ci se réduit à un simple signifiant.
C’est ce que nous allons essayer d’illustrer.