Il m’a semblé que la Trinité – je veux dire le dogme chrétien
de la Trinité qui est , comme vous le savez, la " tenue " de
cet énoncé paradoxal d’un Dieu à la fois unique et Trine
– était un des lieux privilégiés pour aborder le défi
de ce colloque, à savoir : réfléchir sur ce moment de l’histoire
où la raison " réussit " à tempérer, pour
un temps au moins, cette affirmation de la foi chrétienne qui peut paraître,
à juste titre, scandaleuse. Tempérer, mais aussi sans doute, préserver
ce qui, dans ce paradoxe, a effet de vérité pour le sujet humain.
Cela me paraît d’autant plus pertinent que cette question de la Trinité
organise le lieu d’un conflit, d’une " disputatio ", comme
disaient les Anciens, entre le régime de la foi et celui de la raison.
De plus, elle a pu apparaître comme la négation d’un monothéisme
que défendaient avec vigueur l’Islam et la Judaïté.
C’est pour moi un sujet d’étonnement, une question : le dogme de la
Trinité, s’il se trouve fondé dans les Écritures, l’est
d’une manière qui n’est pas explicite. On peut trouver, bien sûr,
mention du père, du fils et de l’esprit en différents endroits
du texte, mais d’autres interprétations, moins paradoxales, moins scandaleuses
pour la raison auraient pu et ont été effectivement proposées,
mais toujous rejetées comme hérétiques ! La tradition apostolique
a sans cesse affirmé, contre vents et marées, que le Dieu des
chrétiens était à la fois un et trine. Et ce par fidélité
à la lettre du texte évangélique, en deçà
de toute interprétation métaphorique. Cela n’a d’égal que
l’acharnement à entendre " réalistement " le "
ceci est mon corps " contre l’écoute davantage symbolique de
la Réforme. On peut bien penser que ce qui poussait ainsi l’autorité
ecclésiale à maximaliser le paradoxe, devait avoir affaire avec
quelque chose de la vérité du sujet. Il y aurait à entendre
cet acharnement comme un symptôme : ce qui, dans le corps théorique,
apaisé par la raison, vient faire obstinément retour de ce qui
fait précisément la vérité du sujet, Dieu étant
le garant de cette vérité et sa parole devant être prise
au pied de la lettre.
Dans cette histoire de la Trinité, Saint Thomas d’Aquin occupe une place
particulière que je voudrais tenter de repérer ici en répondant
à la question : comment Thomas d’Aquin élabore-t-il sa théologie
de la Trinité ? Et cela en examinant la question de savoir comment Thomas
d’Aquin parvient-il à articuler la raison et la foi à propos de
ce problème. Par l’intermédiaire de quelles médiations
?
C’est ici que nous retrouvons les références ambiguës de
Thomas d’Aquin à Aristote, Averroès et Maïmonide. Références
ambiguës parce que, à la fois, il convoque ces autorités
non chrétiennes (ce qui est quand même un comble lorsque l’on veut
écrire un traité théologique de la Trinité !), mais
dans le même temps, il les réfute. Et encore faudrait-il saisir
la nature exacte de cette réfutation.
Il convient en effet de mesurer dans quelle perspective historique trouve place
un tel travail théorique. Perspective qui n’est pas autre chose que la
mise en place progressive de notre modernité. C’est dans la scolastique
médiévale qu’il faut chercher les conditions mêmes de possibilité
de l’instauration de la science moderne. Instauration qui n’est nullement linéaire,
mais plutôt la résolution d’une impasse autour de laquelle la scolastique
médiévale n’a pas cessé de tourner et sur laquelle, finalement,
elle s’est cassée le nez. On y reviendra. Ce n’est pas là une
thèse nouvelle : on peut la retrouver dans les remarquables ouvrages
d’Étienne Gilson. Cela pourrait recouper et nous permettre de mieux saisir
la portée de cette remarque de Jacques Lacan, à savoir que le
sujet de la science et celui de l’Inconscient, c’est le même.
Dans la foulée de cette question, il y aurait à se demander comment
le traitement scolastique de la Trinité, qui est apparu à certains
de ses contemporains comme une véritable réduction, et donc, de
ce fait, inacceptable – il ne faut pas oublier ici les querelles passionnées
que cette introduction de l’aristotélisme a provoqué au sein même
de l’Église catholique, et plus particulièrement de l’université
parisienne – a, malgré tout, préservé l’essentiel du dogme
chrétien en ce qu’il porte, comme nous le disions à l’instant,
de vérité pour le sujet parlant.
Un ouvrage récent de Dany-Robert Dufour, Les mystères de la
trinité, (Paris, Gallimard, 1990), aborde le problème d’une
manière plus large encore : il cherche à montrer la structure
fondamentalement trinitaire de toute anthropologie. Mais, au cours de son enquête,
il rencontre nécessairement le dogme chrétien de la Trinité,
et plus particulièrement le moment thomiste de cette élaboration.
Thomas d’Aquin n’est d’ailleurs épinglé qu’en tant qu’il est le
représentant le plus achevé de la scolastique médiévale,
elle-même comprise comme une tentative de réduction, c’est-à-dire
de penser la Trinité en termes binaires.
" La scolastique est précisément ce qui, à partir
de Scot Erigène au IXe siècle, partira de cette connaissance secrète,
trinitaire, pour tenter de la réduire au mode binaire de la pensée
causale. […] La scolastique, c’est la tentative de prise en charge par la
philosophie du mystère de la Trinité. " (Dufour, 1990,
pp. 230 et 231).
Et il ajoute, ce qui me paraît tout à fait intéressant
d’un point de vue psychanalytique, en ce que cela vient marquer d’un point
d’impossible la pensée et donc le discours : " Chaque progrès
apparent dans la voie de la réduction se marque d’une réitération
amplifiée de l’impossibilité de cette réduction – jusqu’à
une victoire de la tentative se soldant par la fin de la scolastique après
Guillaume d’Ockham. " (p.231)1
Fin de la scolastique qui ouvre la possibilité de la science et de la
philosophie modernes. C’est l’échec même de la scolastique qui
rend possible l’articulation de la solution moderne qui met en place la séparation
de la vérité d’avec le savoir. Il n’y a donc pas lieu de penser
le rapport entre la scolastique médiévale et la philosophie moderne
dans les termes d’une continuité, mais plutôt comme la reprise
dialectique d’une impossibilité, une manière différente
de traiter cette impossibilité, d’en prendre acte. Dans cette marche
de la scolastique vers la modernité c’est-à-dire vers son point
de butée d’où la modernité pourra naître, Thomas
d’Aquin marque un moment important, en ceci qu’il tente de faire habiter le
mystère de la Trinité dans le discours de la raison. Nous n’avons
pas encore à faire au refoulement (voire à la forclusion) moderne
qui organise le clivage du savoir et de la vérité. Au fond, on
pourrait faire l’hypothèse que l’effort des théologiens médiévaux,
c’est de tenir un savoir pas sans vérité. La structure
d’un tel savoir doit assurément intéresser les psychanalystes.
Plus particulièrement ce fait, attesté historiquement par le développement
même de la pensée et le surgissement de la modernité, à
savoir : la présence de la vérité mine le discours rationnel
et produit un reste.
" Il est vrai que l’oeuvre de saint Thomas a grandement contribué
à la pacification du monde furieux des créatures qui s’agitaient
sous l’effet du récit aléatoire de la divinité, on peut
dire qu’il a réconcilié les hommes avec le monde naturel – je
me soumets volontiers à la thèse classique sur ce point. Mais
il est peut-être temps, après sept siècles de célébration
ininterrompue, de comprendre que Thomas, en tentant de soumettre les mystères
à l’ordre du Deux, n’a pas fait que dégager l’horizon pour le
promettre à l’avancement prochain de la science. Il a aussi apporté
une contribution décisive au refoulement du mode de pensée qui,
sous des formes multiples, a tenté d’inscrire la vérité
dans l’Ordre du Trois. " (Dufour, 1990, pp. 231 et 232)
On voit bien comment la thèse que je voudrais défendre recoupe
le propos de D.R. Dufour : montrer que la fidélité au dogme empêche
l’Aquinate de réussir véritablement cette réduction et
que vient s’inscrire, au coeur même de sa tentative, le reste irréductible
de la structure trinitaire.
Mais je pense aussi qu’il conviendrait de penser d’une manière moins
dichotomique l’ouverture – toute dialectique d’ailleurs, comme nous l’avons
indiqué – à la science et à la philosophie moderne. Cette
tentative de penser le Trois avec du Deux est sans doute la condition de l’accès
au moderne. Mais il faudrait faire du travail de saint Thomas d’Aquin une lecture
plus fine. Que le docteur Angélique, soucieux d’élaborer une "
science " théologique, privilégie le langage binaire, cela
est sans doute incontestable. C’est là notre lot à tous : toute
tentative " scientifique " débouche sur le binaire. Et sur
ce point D.R. Dufour serait bien d’accord puisqu’il reconnaît que son
propre effort théorique s’inscrit encore dans le cadre de la pensée
binaire : " Je ne cesse, moi-même, de recourir au binaire pour
avancer dans mon travail " (Dufour, 1990, p. 66). Mais on verra, par
contre, que l’effort de Thomas d’Aquin pour rendre compte rationnellement du
dogme de la Trinité, l’oblige à inventer des catégories
qui réintroduisent subrepticement le trinitaire, en en marquant la place.
Un, deux, trois
Mais cette approche que tente D.R. Dufour de la théologie trinitaire
de saint Thomas, s’inscrit, je l’ai déjà annoncé, dans
une perspective plus large, de type résolument anthropologique. Et c’est
en cela qu’il nous intéresse particulièrement.
Dans la première partie de son livre, intitulée " Trinité
et binarité ", il trace le récit, quasi mythique de l’âpre
lutte que se livrent le Deux et le Trois, lutte qui " n’est pas terminée.
Elle est même en train de prendre une nouvelle forme. Nous entrons dans
la phase de lutte décisive entre le Deux et le Trois. " (p.67)
Comment un linguiste, tel que notre auteur, en est-il venu à s’intéresser
au problème de la Trinité ? Ce n’est pas qu’il soit particulièrement
intéressé par les problèmes et les controverses théologiques.
La trinité théologique n’est pas son objet premier de recherche.
C’est bien plutôt à partir du langage lui-même que
cette évidence s’est imposée à lui. " La chose
trinitaire ", c’est dans le fonctionnement de la langue naturelle qu’il
la découvre, " pratiquement par inadvertance, un jour de distraction
".2
" La trinité dont je parle, chaque être parlant ne cesse
d’en faire l’immédiate expérience : pour la saisir, il suffit
d’évoquer l’espace humain le plus banal qui soit, lieu commun
de toute espèce parlante, celui de la conversation : "je" dit
à "tu" des histoires que "je" tient de "il".
"
Et un peu plus loin :
" La trinité que je prends pour objet est antérieure
à toute croyance, elle est inscrite dans notre condition d’être
parlant. Je veux dire qu’il existe une trinité naturelle – comme
on dit "langue naturelle" -, immanente au fait de parler.
En d’autres termes, tout être, parce qu’il parle, quelles que soient
ses convictions, qu’il soit païen, boudhiste, athée, juif ou chrétien,
met en acte une figure trinitaire, antérieure à toute actualisation
religieuse. Ce que, en revanche, je ne saurais nier est que la tradition
chrétienne a parfaitement su mettre en exergue cette forme trinitaire
immanente et la renvoyer aux hommes comme leur vérité ultime,
en la trancendantalisant. " (pp. 16 et 17)3
Or cette découverte de la trinité au coeur même du
parler, n’est pas sans venir interroger l’édifice technico-scientifique
de notre modernité, qui privilégiant la pensée binaire,
ne pouvait que refouler ce dont pourtant se supporte la parole, c’est-à-dire
la mise en intersubjectivité du langage. On notera que Dufour ne fait
pas la distinction, pourtant essentielle à nos yeux entre langage et
parole. C’est bien dans la parole et sa circulation (la conversation) qu’il
dit avoir repérer la trinité naturelle, alors que la science
se positionne plutôt du côté du langage, lui-même résolument
binaire.4
On notera que Dufour maximalise cette opposition binaire/trinitaire en affirmant
qu’" une relation trine ne peut jamais être construite comme un
complexe formé à partir de relations dyadiques, même si
l’on peut décomposer une relation trine en relations dyadiques. "
(p. 17, note 1)
Cela a pour conséquence immédiate l’impossibilité pour
la pensée technico-scientifique de penser le Trois. Dans le champ des
sciences humaines, cette impossibilité pèse de tout son poids.
A ce point de son argumentation, Dufour reprend à Gilles Deleuze l’analyse
que ce dernier fait du structuralisme.5 Cette pensée qui domine
le champ des sciences humaines dans les années 60, peut se caractériser
par six critères. Les cinq premiers permettent d’affirmer " qu’aucun
exercice de la pensée n’est possible sans la binarité " alors
que le sixième, repérant l’existence dans tout système,
dans toute structure, d’une " case vide ", " signifie
que le premier objet des sciences humaines, l’homme, échappe à
toute définition binaire. " (Dufour, 1990, p. 33) Je me permets
de reprendre ici in extenso la définition de cette case vide, car elle
fait écho, aux oreilles de psychanalystes lacaniens, au théorème
de Gödel ainsi qu’à la signification du Phallus donnée par
Jacques Lacan : " Il existe un élément irréductible
au système, présent dans deux ou plusieurs séries, circulant
intempestivement de l’une à l’autre ; cet élément est à
lui-même sa propre métaphore ou sa propre métonymie. La
variation des rapports différentiels dans le système semble chaque
fois déterminée en fonction de cet objet x, lequel se définit
de manquer à sa place. " (Idem, p. 31, note 3)
La référence à Jacques Lacan sur ce point précis
n’est d’ailleurs pas absente du texte de Dufour puisqu’on peut y lire en note
(p. 32, note 2) : " Alors que les cinq premiers critères définissent
le symbolique comme système, le sixième renvoie à un autre
ordre. Lacan, on le sait, dénommera réel cet autre ordre, en prenant
soin d’ajouter que le réel, c’est l’impossible – c’est-à-dire,
pour moi, l’impossibiblité de son inscription dans l’articulation binaire
du symbolique. "
Il conviendrait sans doute d’être particulièrement attentif
à cette formulation et de proposer une correction. Il me semble en effet
que l’impossible lacanien doit précisément " cesser de ne
pas s’écrire ". Mais, et c’est sans doute cela que Dufour a en vue
: s’il doit s’inscrire, il ne peut en aucun cas, cet impossible, se déduire
de l’ordre du binaire. C’était bien cela la portée du théorème
de Gödel, repris par Lacan : il existe un énoncé qui, puisqu’il
existe, peut se dire, mais ne peut se déduire logiquement du système
; il est indécidable. Il ne serait donc pas exact de définir le
réel comme l’impossible à dire, comme trop souvent on le prétend.
Il faudrait plutôt affirmer qu’il y a dans tout système symbolique
des dits qui ne peuvent être déduits, c’est-à-dire prouvés,
réduits par le système lui-même. Le sujet a, là,
à soutenir son dire à partir d’un indécidable. On pourrait
proposer une interprétation de la synthèse thomiste dans ce sens.
Le repérage de la case vide marque bien le point de butée du
structuralisme. Certains n’en voudront rien savoir6, d’autres en prendront acte
et en feront un point d’appui. C’est cette seconde stratégie qu’il nous
faut suivre, dans la fidélité à la démarche de Jacques
Lacan. Il n’est pas question de sacrifier ici à un quelconque archaïsme,
à promouvoir un irrationnel qui échapperait à toute prise
symbolique. Trop souvent, cette nécessité d’inscrire l’impossible
est entendue par les milieux scientifiques, voire scientistes comme une volonté
obscurantiste de faire obstacle au développement de la science. Tel n’est
évidemment pas notre propos. Comme le dit excellement Dufour, "
il faut se faire binaire jusqu’au bout des ongles, jusqu’à dépister
enfin l’empreinte de la chose qui échappe à la binarité
". (Idem, p. 34)
Or précisément, ce qui échappe au traitement binaire mais
qui dans le même temps le rend possible, ce qui se donne pour axiomes
de la construction scientifique, ce n’est pas seulement la dimension trine,
mais tout aussi bien l’unaire. Ce qui nous ramène directement
à notre propos : dans la théologie de Thomas d’Aquin, discipline
qui se veut une science et donc à ce titre relève de l’ordre du
binaire, comment se travaille la question du Dieu Un et Trine.
Théologie, science de Dieu
Nous pouvons revenir maintenant à l’oeuvre de Thomas d’Aquin
pour observer que ce qui précisément va lui permettre cette opération
de réduction scientifique, c’est un ensemble d’opérateurs philosophiques
qu’il va trouver chez les grands philosophes non chrétiens, tout spécialement
chez Aristote, lui-même revisité par les philosophies arabes et
juives du Moyen-Äge. Et tout particulièrement la distinction aristotélicienne
entre être et existence. Distinction qui est mise en position
d’opérateur princeps de tout son travail. Mais dont Thomas propose une
interprétation originale : " … la différence entre être
et existence est interprétée comme une distinction impliquant
la notion d’être nécessaire, existant "a se", en soi,
et celle d’être contingent dont l’existence actuelle est "ab alio"
par autrui, par participation à l’être nécessaire "
(Dufour, p. 233)7
C’est tout le De Ente et Essentia qu’il faudrait relire ici,
en ce qu’il constitue l’organon de la logique thomiste.
C’était là une audace remarquable, puisque, cela même qui
servait à la réfutation de la doctrine chrétienne, permet
à Thomas d’Aquin de justifier l’existence du Dieu des monothéismes
et de produire, à partir de là, les fameuses preuves de l’existence
de ce Dieu.
Le traitement que Thomas d’Aquin réserve à cette distinction
va modifier considérablement le sens de la différence de l’existence
nécessaire et l’existence contingente cesse d’être ce qu’elle était
pour Aristote, c’est-à-dire une différence logique, pour
devenir une différence ontologique. Cette interprétation
" métaphysique " est devenue la vulgate de la philosophie
thomiste. Voyez par exemple une traduction récente (1980, chez Vrin)
du De ente et essentia où dans l’introduction, on peut lire :
" Dans le titre on a cependant l’impression que être est trop
faible ; c’est une périphrase qu’il faudrait : De ce qui existe et de
l’essence. " (p. 7)
Et un peu plus loin : " De quoi s’agit-il dans le De ente et essentia
? De définitions de mots et de classements en catégories !
Serait-ce là toute la pensée du Docteur Angélique ? Il
est vrai que notre opuscule se tient presque constamment au plan logique, mais
la logique n’est pas pour les anciens ce qu’elle est pour nous, un pur système
de signes et d’expressions. Si saint Thomas ne fait rien d’autre ici que de
chercher le sens des mots, le traité a pourtant une haute portée
métaphysique […] L’historien doit, au-delà de cette mentalité
logique retrouver l’esprit métaphysique qui s’y trouve en effet. "
(pp. 7 et 8)8
On mesurera l’importance d’une telle transformation en prenant acte des réactions
violentes qu’elle provoqua dans le milieu universitaire parisien ainsi que de
la controverse qui opposa Thomas d’Aquin tantôt aux traditionnalistes,
tantôt aux Averroïstes. Ces derniers seront d’ailleurs soupçonnés
d’hérésie et condamnés en 1277.
En fait, l’essentiel de la controverse tourne autour des contradictions qui
surgissent entre les vérités révélées et
les conclusions de la philosophie " nouvelle ", c’est-à-dire
celle qui s’inspire directement d’Aristote. Siger de Brabant, par exemple, tout
en affirmant la priorité de la révélation en matière
de vérité, prétendait enseigner la philosophie sans se
préoccuper de la révélation, dans une sorte d’indépendance.
Il y a là dans la position de l’Averroïsme latin quelque chose qui
n’est pas sans rappeler la manière dont Lacan caractérise la révolution
moderne, à savoir l’antinomie de la Science et de la Vérité.
Siger de Brabant n’a pas défendu la doctrine de la double vérité
(révélée et philosophique), mais il prétend que
" philosopher ", c’est chercher à comprendre ce qu’ont pensé
les philosophes (quaerendo intentionem philosorum) plutôt que la vérité
(magis quam veritatem).
Telle n’a jamais été la position de Thomas d’Aquin. Mais pourtant
ce dernier ne cessera de réaffirmer la distinction entre la foi et la
raison, ainsi que leur nécessaire accord qui est ainsi postulé
a priori. Nous avons donc un double rapport à la vérité
: la lumière naturelle ( c’est dans le domaine de la philosophie
et de la raison) ; la révélation, ce que nous recevons
dans la foi de l’autorité de l’Autre (de Dieu). Mais ce double rapport
n’entame en rien l’unité intrinsèque de la vérité.
Il faut faire l’hypothèse que cette unité, c’est précisément
ce que la modernité va venir mettre à la question et résoudre
par un constat de séparation. Et non pas simplement d’une manière
pragmatique comme l’avait fait les philosophes averroïstes, mais d’une
manière qui se voudrait philosophiquement fondée. C’est avec ce
fil rouge qu’il faudrait relire les controverses qui opposèrent Descartes
aux théologiens de son temps. Mais pour en rester à ce qui nous
occupe ici, ce qui serait à montrer c’est, qu’au-delà des affirmations
de principes sur l’unité de la vérité, se met en place,
avec la scolastique médiévale, un nouveau régime de la
connaissance qui entérine " la séparation des pouvoirs "
de la dite connaissance. En fait, pour Thomas d’Aquin, il y a au moins deux
modes de recoupement de la foi et la raison :
1 – le postulat de l’unité finale de principe : " l’accord de la
vérité naturelle et de la vérité révélée
et surnaturelle est nécessaire ". Et c’est d’ailleurs au nom de
cette nécessité (elle-même philosophique) que la vérité
révélée, garantie par l’autorité du Maître
absolu, fait critère de vérité. Et donc, comme l’écrit
E. Gilson : " … toutes les fois qu’une conclusion philosohique contredit
le dogme, c’est un signe certain que cette conclusion est fausse. "
(La philosophie au Moyen-Âge, Paris, Payot, tome II, p. 528)
La révélation est ici un maître qui indique à la
raison qu’elle est dans l’erreur, à charge pour cette dernière
(la raison) de reprendre son travail et de tenter de repérer le lieu
où s’est glissée l’erreur. Mais l’erreur est pensée ici
comme contingence et la raison est une faculté dont la rectitude de fonctionnement
est assurée. L’erreur est dans le raisonnement et non dans la raison
elle-même. Optimisme épistémologique lié à
une métaphysique de la connaissance, pour laquelle la raison est ontologisée.
Elle est devenue une faculté à produire des énoncés.
On est là très proche d’un soucis moderne de mettre sur pied une
" ortho-rationalité " qui garantit l’usage correct de la raison,
sous l’hypothèse suivante : " Il est donc certain que la vérité
de la philosophie se raccorderait (dans un accord parfait) à la vérité
de la révélation par une chaîne ininterrompue de rapports
vrais et intelligibles, si notre esprit pouvait comprendre pleinement les données
de la foi. " (E. Gilson, op. cit., p. 528)
2 – Mais il est une autre modalité de rencontre entre la foi et la raison.
Non plus sur le mode de l’erreur, mais sur celui de la limite. Il est
des cas où la preuve rationnelle est impossible. Et même
sans commettre la moindre erreur, la raison se trouve " a quia ".
Il y a donc dans la Révélation, – d’une part, du philosophiquement
– et donc rationnellement – démontrable et intelligible. Et il y a là
un devoir qui s’impose de comprendre, car " il vaut mieux comprendre
que croire, lorsque le choix nous est laissé ".( E. Gilson,
op. cit., p. 529) ; – d’autre part, du mystère et de l’indémontrable.
Ce qui ne signifie pas pour autant que cela doit verser au registre de l’in-intelligible.
Et c’est bien dans cette perspective que Thomas d’Aquin va entreprendre l’étude
théologique, c’est-à-dire rationnelle, de la Trinité. D’abord
en remarquant la limite de la distinction " per se/per alio ". Il
faut aussi affirmer que cette distinction est équi-extensive au seul
domaine des créatures. Dieu est donc mis en position d’ex-istence, d’ex-tériorité
par rapport à cette distinction qui est, pourtant, on l’a vu, une des
pièces centrales de sa théodicée et qui nous permettrait
de penser l’Unité divine : en Dieu être et existe ne qu’un.
Mais alors comment penser le Trine ? Eh bien paradoxalement, et c’est ici que
les choses commencent à boiter en réintroduisant, à l’intérieur
de l’Unité divine cette distinction " per se/per alio " dont
on vient pourtant d’affirmer la non-pertinence pour le domaine divin. Mais,
et c’est sans doute cela qui sauve la cohérence du texte de l’Aquinate,
elle ne concerne plus que la seule essence. Elle se formule donc comme différence
entre " esse per se " et " esse ab alio ".
Cette opération permet deux choses9 : – d’une part, elle préserve
l’inconnaissabilité de Dieu, tout en autorisant la connaissance des créatures.
Si, par analogie, nous pouvons connaître Dieu à partir des créatures,
ce ne sera jamais que d’une manière imparfaite, voire négative.
Et cela parce que le rapport entre Dieu et les créatures n’est pas symétrique
: " La relation aux créatures n’est pas réelle en Dieu
; par contre la relation à Dieu est réelle dans les créatures.
" (De Trinitate, question 28, art. 1). Asymétrie du rapport
qui, d’une part, fait que nous ne pouvons pas connaître Dieu " per
se " et qui, d’autre part, nous indique que le problème est bien
celui du réel. L’ontologie médiévale qui, nous l’avons
vu, se fonde d’une traduction ontologique de la distinction logique d’Aristote
entre le " per se " et le " ab alio ", ne vaut pas pour
Dieu. Ce n’est que pour les créatures que le logique et l’ontologique
se recouvrent. Pour ce qui est de Dieu, la faille se rouvre et la logique se
fait pure analogie, ne permettant pas une saisie de l’être divin. L’être
divin reste un mystère au moment même où son existence est
affirmable en raison ; – d’autre part, elle permet, non pas de démontrer
– ce qui serait contradictoire avec l’essentielle inconnaissabilité de
l’essence divine – mais de dire la Trinité des personnes. Et de le dire
en termes binaires, nécessairement. " … du côté
du "esse per se" est posée l’unité et du côté
"esse ad alium" sont posées les trois Personnes. Ainsi on peut
concevoir les attributs essentiels des Personnes ; la puissance attribuée
au Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit.
Mais ces attributs demeurent fondamentalement en l’idée que le croyant
se fait de Dieu et des Personnes : " Que Dieu soit trine, c’est uniquement
objet de croyance et on ne peut le prouver d’aucune manière démonstrative"
(De Veritate, quest. 10). Aux personnes elles-mêmes s’applique
le rapport "per se"/"ad alium". Leur secret est scellé
dans l’acte de création et ce qu’est Dieu en lui-même, en sa substance,
comme ce qu’est chacune des personnes, aucun intellect ne peut le savoir. En
revanche, ce que l’intellect peut connaître, ce sont les relations qui
lient entre elles les Personnes. Ce sont des relations duelles, dyadiques. "
(Dufour, pp. 236 et 237)
On aura certainement remarqué la substitution du " ab alio "
par un " ad alium ", ce qui renforce le caractère " logique
" de la distinction. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. C’est bien ce
débat qui est au coeur de la pensée médiévale
et plus particulièrement de sa théologie : la distinction et les
rapports qu’entretiennent la logique et l’ontologie.Et il ne serait sans doute
pas impertinent de proposer la lecture suivante de ce " reste " dont
nous disions que la théologie de la Trinité tentait de la préserver.
Elle ne peut le faire qu’en reconnaissant, pour Dieu au moins, le non-recouvrement
radical du logique (symbolique) et du réel.
Notes :
(*) Article paru Dans Le Colloque de Cordoue, Ibn Rochd, Maïmonide, Saint Thomas ou la filiation entre foi et raison, Association Freudienne Internationale, Climats, 1994, pp.87 – 100.