Le mot juste II
27 octobre 2016

-

LAPEYRERE Josée
Les introuvables
image_print



Qu’est-ce que le mot juste ? – II

Voici le deuxième numéro du Discours Psychanalytique qui, dans sa rubrique De la Poésie, s’intéresse au MOT JUSTE *. Ce numéro 20, tout en poursuivant la même question, a cependant pour particularité, au-delà des diverses contributions, de voir s’accomplir une série de quatrains, constellation de mots plus ou moins justes, sorte de travaux pratiques autour de deux thèmes qui sont la pomme et la station-service **.

Certains quatrains, ceux de Pierre Lartigue, demandent une présentation quant à la façon dont ils furent envoyés, façon qui fait partie de leur écriture même. II y eut donc, par voie postale, l’arrivage simultané de trois coffrets portant chacun sous forme de quatrains rimés (tous différents) l’adresse de la destinataire ; dans chaque coffret, une pomme ou jaune ou rouge ou verte et les accompagnant, dans chaque boîte, un billet portant inscrit : « Ce que je vous dis est trois fois vrai. »

L’envoyeur semble non seulement avoir par ce rébus-charade, retourné la perplexité de Paris devant le choix, mais aussi en présentant ainsi son envoi comme une énigme (une sorte de « mot juste »), il l’a proposé au déchiffrage, à l’interprétation : une de celles-ci se trouve parmi les autres quatrains.

Une autre remarque que je livre telle quelle : les philosophes sollicités, après un mouvement de fort enthousiasme pour le très grand intérêt de la question du mot juste, ont (à l’exception d’Antonia Soulez) soit ou bien déclaré forfait, ou bien envoyé des textes non pas philosophiques mais de fiction. Voilà…

Josée Lapeyrère.

Notes

*Rappelons que le n° 19, a publié, à propos du MOT JUSTE, des textes de M. Broda, R. Chemama, J. Daive, R. Davreu, M. Etienne, P. flamant, D. Fourcade, Ph. Grimbert, E. Hocquard, B. Lallement, J. Lapeyrère, R. Laufer, Ch. Lombardi, Ch. Melman, Ph.Mikriamos, Cl. Mouchard, M. Pleynet, I. Piqueras, A. Rapoport, P.L. Rossi, A. Zanzotto.

**Quatrains qu’ont bien voulu réaliser une quarantaine de poètes parmi lesquels le poète chinois Ma Desheng et les Américains John Giorno, Jérôme Rothenberg et Armand Schwerner, l’Anglais Tom Raworth, l’Autrichien Heinz Gappmayr, le Tchèque Petr Kràl, le Sud-Africain Sinclair Beiles…

Le mot juste

« Qu’est-ce que le mot juste ? » C’est approximativement en ces termes que l’émouvante petite prostituée de Vivre sa vie de Godard, interprétée par Anna Karina, pose la question à Brice-Parrain. Mais je n’ai plus exactement en mémoire la réponse du philosophe. Quoi qu’il en soit, il est significatif que le questionnement vienne précisément d’une femme en proie à un violent désarroi et visiblement désireuse de reconstruire son identité. Et à laquelle il aura pu paraître, un court instant, que la conquête de ce premier mot, miroir fidèle d’une parcelle de sa propre réalité, doué désormais d’une vérité, non plus fragmentaire mais totale, allait être celle d’une sorte de pierre angulaire sur quoi viendrait se recomposer et se réunifier peu à peu la conscience jusque-là éclatée de son Moi.

On peut éventuellement attribuer cette vertu thérapeutique au « mot juste », sans pour autant réussir encore à déceler ce qu’il est. Mais, avant de hasarder une définition, toujours précaire et quelque peu aléatoire, peut-être sera-t-on en droit de deviner ce qu’il n’est pas. Ce qui apporterait déjà une première touche à l’esquisse de son portrait. Il n’est pas rare de voir rapprocher ou confondre des notions en réalité antinomiques ou qui s’excluent. Ainsi, le « mot juste » n’est-il en rien l’idée juste. A première vue, pourtant, on pourrait leur supposer une parenté. En fait, la distance qui les sépare est de la même nature que celle qui s’inscrit entre le moyen et la fin. L’inadéquation de leurs tempéraments est fondamentale. Car un mot juste peut parfaitement assurer le triomphe d’une idée fausse. En développant le raisonnement, on aboutit même à ce paradoxe que l’essentielle fonction, en l’occurrence, du « mot juste » (la preuve même de son efficacité !) pourrait bien être, à la limite, de réussir à falsifier l’idée fausse au point de la faire accepter pour idée juste. Celle-ci, enfin, ressortit à l’idéologie, tandis que le « mot juste » renvoie â la praxis. Il y a dans la recherche du « mot juste » une détermination impitoyable du faire.

On peut alors risquer une première définition. Le mot juste serait celui qui n’admet de partager son règne avec aucun de ses synonymes. Idéalement, dans tel environnement textuel donné, celui qui ne consentirait à être remplacé par aucun autre. Mais est-ce plausible ? Certains synonymes sont si proches de sens, à ce point jumeaux, que tout choix s’avère, sinon impraticable, du moins problématique. Certes, la nature même de la pensée qui tend à s’exprimer peut contribuer à réduire l’écart devant quoi hésite le choix. Plus la spécificité d’une telle pensée se révèle singulière et étroite, plus elle conduira, presque infailliblement, à l’usage du seul mot qui semble de toute éternité désigné pour l’exprimer. Ce sera alors le mot juste. Sa recherche s’accompagne d’un perpétuel travail d’affinement, d’affûtage. Il est fait d’une minutieuse opération de réduction des plus minimes probabilités d’erreur pouvant subsister entre la vérité du mot choisi et le sens qu’on lui demande d’assumer. Lorsque l’harmonie gouverne la phrase, résultat probant de la pure équation qui s’est instaurée entre le mot choisi et le sens qu’il révèle, preuve qu’il ne demeure plus le moindre jeu (ainsi que l’on dit en mécanique) dans l’articulation qui soude le mot à son sens réel, sans doute peut-on prétendre avoir découvert le mot juste.

Toutefois, le « mot juste » doit-il être recherché en tout ? Et peut-il l’être ? On conçoit qu’il doive l’être, qu’il puisse même l’être généralement en littérature. Dans le roman, notamment. Ou plus particulièrement encore dans l’essai, l’étude critique ou l’approche scientifique. Il y a dans le mot juste une nuance de précision, de cruauté justicière qui s’accorde étroitement avec leur rigueur rationnelle, quasi manichéenne. Mais en poésie ? Le « mot juste » n’annule-t-il pas par définition le concept même de poésie ? Et, à l’inverse, le champ au sein duquel fonctionne la poésie ne fait-il pas nécessairement barrage à la recherche du seul mot qui semble la nier ? La poésie paraît tant se repaître de tous les possibles, de tous les aléas, de tous les espaces ouverts qui circulent autour du « mot juste » que son application soudaine et irréfléchie à cet univers pourrait peut-être risquer de l’occulter ou de le détruire. En poésie, on peut parler à la rigueur de métaphores ou d’images justes, mais enfantées alors par sa propre logique. Ce qui, certes, au niveau de la forme, n’entraîne guère de modification essentielle. Car l’image juste ne peut naître que de l’agrégation de « mots justes ». Seulement, juste, cette fois, non plus par rapport à l’ordre de la rationalité ou de la cérébralité, mais par rapport à celui de la sensibilité. Ce ne sont plus l’intelligence ni la raison qui sont désormais invitées à être convaincues de la justesse concrète d’un tel mot, mais tous les sens en éveil, par sa musique ou son parfum irréfutable.

Guy de Bosschère.

Juste un mot c’est trop peu, abandonné ce gant sur plage blanche pas sûr qu’on y entende la mer. Liberté à ceux qui s’en délectent mais je ne témoignerai pas pour une poésie de télégramme. Le mot doit à l’objet qu’il habille cette justice : épouser au plus ras sa pointure, mais il ne saurait être uniquement responsable devant l’absent qu’il représente. Il doit encore se comporter dans sa relation avec d’autres mots d’une manière que l’auditeur lecteur – est-il exigeant ? – juge favorable (pas forcément conforme au droit, à l’équilibre : un mot peut être choisi tel que tout autour de lui la phrase en soit irradiée). Ces deux conditions réunies, s’il se couche bellement – s’y adaptant donc de très près – sur l’empreinte qu’il vient à l’instant de marquer dans l’esprit du lecteur, ou de l’auditeur, alors on dira de lui que c’est le mot juste.

Jean-Loup Trassard.

Anonyme

La pièce était calme. Tous les appareils avaient disparu. Après ces trois jours de tuyaux, de bruit respiratoire immonde, on la trouve intacte sous le drap blanc, les cheveux lissés par une main arriérée qui l’a coiffée pour toujours comme jamais. (J’aurais voulu la voir en entier.) Ne firent-ils pas devis d’inscrire sur sa tombe Madame Joseph Untel, d’après l’inconnu mais premier prénom de son mari. Son visage capte le nouveau silence à mes yeux. Un mot s’est fait prendre : attentif. Elle était en train d’être attentive à la mort comme un bébé qui vient de naître, mon bébé vient de naître, est attentif à ce qui vient. Autre mot : perspicace. Attentif, et peut-être un peu perspicace. Aucun autre mot d’adieu ne les a rejoints.

Dans le parking de l’hôpital, où est la morgue aux vilaines couronnes, allongée dans la pauvreté du bois blanc à poignées, avec la peau dans un napperon de papier déjà semé de moisi, il y avait des gens, ça manquait de mots, et précisément de mots solennels et neutres en tissu noir et en bougie, d’une mise à mort commune que le rituel en petite quantité pourrait assurer. Il n’y avait que des douceurs silencieuses, de moi à elle par exemple, et puis du bruit de rentrée des classes, de sortie de bureaux. Que les deux sœurs pleureuses, que leur chagrin arrachait à la méditerranéenne comme dans un ancien enterrement, soient remerciées de leurs façons.

Sur la plaque qui restera d’elle, au-dessus de l’urne en repoussé posée dans un coin du vide sanitaire, les mots d’état civil ne sont même pas les bons : Madame, écrit Mme, Untel née prénom nom de jeune fille. Elle qui trouva plaisir au savoir-vivre province, chez/au coiffeur, par/des fois, n’aura jamais toléré de se présenter Mme. Sa fureur hors limite m’apprit du moins ceci : dans la pauvreté vilaine du bourge d’époque (le tragique chez nous, c’est que nous quittions le monde des vivants empaquetés dans une simple boîte) qui laisse la mort la plus sinistre possible, une mort d’hôpital parmi des étrangers (débranchez si vous voulez, pas plus de deux heures dans la chambre), sans horreur sans tendresse, sans violence sans veillée, sans mesure ni démesure, il ne nous reste de force que le langage, qui, non pas résiste, mais tient, face à la mort, comme une grandeur égale.

A elle qui sut signer et non écrire.

Barbara Cassin, épouse Legendre, 1er décembre 1985.

Pour moi, quant au mot juste, tout se dit dans cette formule de Kafka : « Le mot juste conduit, celui qui ne l’est pas séduit. »

Roger Laporte.

Le mot juste : c’est la flèche du tireur à l’arc zen : s’y conjuguent attention, projection, adéquation, souplesse, tension, vigueur physique, ascèse, abandon et don.

Bernard Heidsieck.

« Just words » en anglais signifie que ce sont simplement ou exactement des mots, mais aussi des mots qui font naître le sens de la justice. J’ai juste cette image d’une station-service. L’homme juste marche sur le sentier épineux. II mange une pomme.

Jerome Rothenberg

Paris /1986.

« Cura sit verborum ; sollicitudo, rerum » (Quintilien)

Le mot juste est un mot trop ou mal ajusté, un mot qui joue, qui a du jeu, un mot qui baille comme un vêtement étriqué ou trop large, laissant voir un bout de l’idée, de la chose ou de la peau, un mot qui ne sait plus tout à fait ce qu’il dit, parce qu’il a grandi trop vite dans son costume de communiant, l’air un peu bête dans la grande phrase inachevée qu’il balbutie les bras ballants, ou parce qu’on lui fait porter les habits du Grand Frère et qu’il y flotte, si misérable d’être lui-même et pas un autre, venu trop tard, là sur la page, quand le monde était déjà vieux. Le mot juste n’existe pas, ou bien c’est peut-être : SILENCE.

Jean-Michel Maulpoix.

If up’s the word : and a world grows greener

(E.E. Cummings)

Si hop est le mot juste, la lenteur des marronniers,

des justes arbres à verser leurs paroles dans

une allée du Luxembourg

En quatorze vers au plus juste

Ou Hopkins fils de son pied verse

plaidant juste vraiment s’il dispute

Et qu’aille verdir un monde du vers

juste plaideur, le vers psalmique

Vers à bricoler le monde, hop, hop !

II hope to find some SPRUNG RHYTHM

tant pour battre l’alexandrin

Que pour faire sauter le vers

En sa juste mesure et forme

Triumph of airy grâce and perfect harmony

Joseph Guglielmi.

Le mot juste pourrait être une date : voilà qui est irréfutable.

Mais par rapport à quelle origine, sur quel calendrier, sur quel almanach ? : toute origine est subjective.

Le mot « juste » serait une température, mais là encore pas à n’importe quel degré : celui qui se réfère au zéro absolu.

Ainsi Juste vient de l’absolu et se mesure en degré.

Julien Blaine.

La quête du mot juste, ou correct, ou approprié, ou exact, ou heureux aboutit à la nature morte. Lorca en fit l’ expérience en élargissant le sens d’un mot par la répétition : La luna, luna, luna, écrit-il dans un poème ; verde verde verde, dans un autre. Gertrude Stein savait cela également et elle écrivit : une rose est une rose est une rose est une rose.

Il y a aussi d’autres aspects du mot qui le rendent inexact d’un point de vue, disons, scientifique. Je citerai Rabelais. « Aristoteles maintient les parolles de Homere estre voltigeantes, volantes, mouventes, et par conséquent animées. D’adventaige, Antiphanes disoit la doctrine de Platon es parolles estre semblable, lesquelles en quelque contrée, on temps du fort hyver, lors que sont proferees, gelent et plassent à la froydeur de l’air, et ne sont ouyes. »

J’ai été touché dès un assez jeune âge par les implications du principe d’incertitude de Heisenberg et j’ai tenté de capter le sentiment de l’incertitude par les mots. Par exemple, dans Minutes to Go : « Hoary Fla-ny toi jamais vu Dr Tetrazzi opium par neuf mois ? II est Catho-emporium incrusté ave ailes kaléidoscope – un scalpel à travers la salle en pleine théologie. »

Sinclair Beiles.

Trouver le mot juste est particulièrement important dans la poésie, surtout s’il s’agit de poésie visuelle. Tous les aspects d’un poème visuel se concentrent souvent dans un seul mot, qui n’est pas interchangeable. Ainsi le texte « blanc » met en opposition les signes graphiques du mot « blanc » et la surface blanche de la page. Interpénétration du conceptuel et du visuel dans l’apparition ou la disparition des signes. Le texte est constitué par le mot blanc et la surface blanche, mais c’est le mot qui opère la distinction.

Heinz Gappmayr.

Pierre Garnier.

Le mot juste : horizon

Horizon mon mot juste

– ses sonorités, sa forme, ses deux soleils

– son horizontalité, la ligne qui le traverse, le partage, l’entraîne plus loin, l’espace, le temps

– les métamorphoses du o

– son sens : demeurer la vie entière devant l’horizon.

!

Michel Deguy.

Je vous dois la vérité en poésie, dit le poème. De la vérité, et vérifiable, il peut y en avoir en poème, selon deux modes – que notre distinction « modale » donc, sépare ici à deux « niveaux » : en tant que justesse d’une « notation », d’une part (plusieurs aspects étant vus en une chose-image qui ainsi parait, apparaît, en étant bien cette chose ; la « surimpression » des aspects ne brouille pas mais révèle), et d’autre part en tant que justice rendue par l’ensemble du poème à l’énigme où nous avons lieu d’être et à laquelle l’œuvre poétique cherche à donner une figure en disant « à quoi ça ressemble ».

Que si je parle de « la lune trépanée », c’est juste, et l’occiput glabre et cicatrisé dans le tiroir de morgue de la nuit ne démentira pas cette comparaison réduite ici à l’épi(syn)thète.

Cependant, les choses sans contour, tels les peuples, les villages, les époques, ont besoin d’être tâtonnées à l’aveuglette ; nous y voyons, mais la chose n’est pas immédiatement perceptible et doit être amenée avec précaution, et faste, dans cette visibilité que nous appelons figurative. Et pour les choses visibles, leur visibilité ensemble, ou configuration en chose de choses, a besoin d’être montrée – montrée en image. C’est de voir qui nous fit aveugles à ce qui ne tombe pas sous la vue des yeux, c’est-à-dire voyants. Alors, aux confins, aux points de disjonction où le mutuel tâtonne, là nous revenons pour conter le contour de ce qui n’en a pas d’abord – cérémonie, village, pain et sel, terre et ciel, « et » …

. . .

Au premier niveau, à l’échelle où ça se noue, où du texte se trame maille à maille, échelle du syntagme si vous voulez, on disait, et on dirait, que le poème imite ; œuvre « d’imitation », il cherche à toucher juste, à trouver pour comprendre, en reconnaissant ou rendant reconnaissable : « C’est ça ! c’est bien comme ça ! » applaudit l’audience… [D’une certaine manière, il n’y a jamais que mimésis : depuis le dessin appliqué à « recopier » jusqu’à la technique de reproduction du « soleil » dans nos explosions « atomiques »…]

Mais changeons d’échelle : ce à quoi le dit de l’œuvre cherche à trouver quelque semblance, et en s’y conformant même dans sa matière et sa manière, « faisant ce qu’elle dit », n’est pas sous les yeux. Il – le poème – s’élance à inventer – quoi ? Ça peut rater. On dirait qu’il n’y a plus de modèle, plus de justesse : plus de relation entre ce qui est, qui est à figurer, et ce qui est dit – « invisible et indicible ».

Donner de la semblance, de la figure, à ce qui n’en avait pas, et n’en aura que sur le mode du « ça pourrait ressembler à ça », tel Ulysse « faisant paraître » le décédé, le disparu, l’innommable, sur la fosse de sang. Et, peut-être, pour « reconduire tout à l’inéclaircissable « , comme dit le Prométhée de Kafka.

Dans le dit du dire, se distinguent :

a) quelque chose de l’ordre de la mimésis ; comme dans ce « paysage de verdure », il y a le vert qui est le même, « c’est bien le vert de l’herbe au printemps », etc. (par le relais ici de la description, et donc de la puissance « référentielle » de certains de nos mots) (1).

b) quelque chose d’irréductible au « donné », donc pas – comme, et d’autre nature que la nature… Il y a autre chose, on dit « invention d’une image », autre, dans un renversement de la mimésis, je veux dire dans la mesure maintenant où c’est la nature qui va cette fois se mettre à imiter l’art – selon la formule célèbre – , et alors la rigueur, ou justesse, de la relation sera éprouvée, « vérifiée », quand, et si, ce qui arrive (vie, vision, destin, signe, événement) sera conforme à l’œuvre, imitera l’œuvre qui nous « aura fait reconnaître » notre vie.

(L’élément lune-trépanée peut être  » juste  » à son échelle, comme « maille » du tricot, syntagme, il doit entrer en composition à l’autre échelle dont je parle, consonner à la vision d’ensemble, celle dans laquelle le poème se dispose ; sous peine que le poème ne soit qu’apposition de choses justes.)

S’il est bien vrai, comme Roger Caillois y insistait, que la poésie consiste en jeux de langage, tension de la devinette suivie du plaisir de résolution d’une énigme à variantes tressées sur canevas traditionnel (et Caillois cherchait ce qu’il y avait de commun aux oracles, aux folklores, aux calembours, etc.), il n’en est pas moins vrai qu’à échelle d’œuvre dans notre tradition occidentale au fur et à mesure de son développement (acharnement, captation d’héritages divers, furieuse inquiétude de son essence, ambition maximalisée) la poésie se donne pour une recherche de proportion à l’insoluble : la poésie n’est, rigoureusement, proportionnée qu‘à, l’aporie, au secret ; ne fait face, « n’envisage », et ne cherche à faire figure, rigoureusement qu’aux prises avec la révélation de l’énigme d’être-néant… Et avec les moyens de l’écrire, c’est-à-dire de la langue, qui ne permettent pas d’« en sortir ». A jamais. Tournant et retournant à, et dans, « l’ouvert », vouée à l’anaphore indéfinie de la merveille, monstrueuse, de l’Apparition et de la Disparition, où « j » ‘apparais et disparais, selon le battement vain et inapaisable de la langue où l’être s’éclipse en figurants. Ejouissement et/ou Douleur. Il faut encore que la durée d’une vie soit proportionnée à son néant – que le durer, pour chacun, soit œuvre.

. . .

Le poème, l’élément du poème ou « vers » est citable. La citation est usage du jugement déterminant, application au cas ; ou plutôt « échange d’une réciprocité de preuves », c’est-à-dire éclairage mutuel d’une situation qui s ‘éclaire de sa  » légende « , de son dit, et du dire qui reconnaît ce pour quoi il était fait : cette circonstance-ci, qu’il éclaire, et qui lui donne de la réalité en retour.

Puisque les propositions adverses, les « contraires », sont des vérités égales qui se contrepèsent et s’obstinent « également », le jugement intervient, pour décider, dans le cas, le kairos, si c’est maintenant le temps de A ou de non A. C’est, depuis l’axe pascalien du « renversement du pour au contre, cet axe « théorique » qui voit se succéder les possibles alternés contradictoires, c’est maintenant « l’application », par décision, sur l’autre axe, « pratique », des circonstances. La décision est celle que c’est maintenant le temps d’œuvrer selon A ou non A. Reconnaissance de la circonstance ; tantôt la lune est Artémis et tantôt tête de mort…

Quant au deuxième niveau de composition :

L’astreinte à la figuration et la signification ne doit pas interdire à la poésie la pensée excédant la représentation, l’accès à ce niveau de vérité qui déconcerte le sens commun, région où on n’y voit plus clair, paradoxalité irréductible.

. . .

Les mots assemblés, le « syntagme » lisible ici sur le papier, sur le mur, par ses « lettres », son graphe, n’apportent pas avec eux, ne comportent pas, ce qui les fait comprendre en vérité : favorisent, mais ne produisent pas comme un effet mécanique, « l’intuition » chez le lecteur de leur « sens ». La pensée de la pensée n’est pas dans les mots. Appelons « mot(s) juste(s) » celui qui n’est pas « juste un mot », mais qui provoque telle intuition, « insight ».

*

Sens figuré, disent-ils…

« X est vierge » s’entend : « X est comme vierge » ; car chacun sait que X n’est pas vierge. Le sens de la virginité se construit sur un sens littéral, par une comparaison intrinsèque.

*

« Les monts les plus séparés /…/ »

Voisins d’un abîme ; voisins par un abîme, disent-ils de ces jeux : la poésie et la pensée qui philosophe. Imagine, donc, de chaque côté d’un sans fond, partagé par la faille infranchissable, le voisinage de deux voisins – qui (s’)échangent alors quoi ?, de part et d’autre de l’abîme qui les conjoint.

« C’est sans commune mesure ! » Comparer, donc, sans commune mesure, pour faire ressortir l’incomparable.

(1) Différence entre le poème (littérature) et tous les autres arts : le poème, langage, n est pas onomatopée, n a rien de commun « hylétiquement avec du réel, à la différence des arts (avant la « remotivation » onomatomimétique, et en deçà au rythme qui est en quelque symphyse avec la physis).