Mon intervention va s’inscrire dans un registre religieux dans l’acception
musulmane du terme. C’est un sujet irrationnel, dans le sens de l’inexpliqué
scientifiquement ; c’est donc un domaine métaphysique. Pour aborder ce
sujet je serai amené à formuler trois remarques :
1. Il faut reconnaître la difficulté que pose la définition
de l’homme car en fin de compte, c’est de l’homme qu’il s’agit. Pour le définir,
il faut cerner l’interaction des différentes dimensions qui le compose.
L’homme reste malgré tout un être énigmatique dans la mesure
où la science actuelle ne nous en a pas encore proposé une définition
cohérente.
2. Il existe un problème sémantique réel. Le langage ne
voile-t-il pas la réalité dans une certaine mesure ? L’homme fait
parti du réel matériel, lui-même difficile à définir
comme tel ; si ce n’est qu’à travers un langage asymptotique, qualifié
de scientifique visant le resserrement sémantique au maximum. Toutes
les approches scientifiques ou non, souffrent à un moment donné
de leur développement, d’un certain nominalisme voilant le réel.
(D’espagnat Bernard, Réel voilé, éd. Fayard)
3. Quelque soit l’approche objective ou théorique, elle ne peut expliquer
tous les phénomènes. Il y aura toujours des exceptions qui ne
s’y inscriront pas ; c’est ce qu’on peut définir par "phénomènes
irréguliers". Sachant qu’en général la science ne peut
procéder que par simplification, tout phénomène alors qui
ne s’inscrit pas dans son répertoire est négligé, voire
refoulé quelle que soit l’approche. Actuellement avec les neurosciences
la tentation du neuroréductionnisme est grande. L’étude du comportement
psychologique et mental risque d’être réduit aux seules interactions
neurobiochimiques.
Après ces trois remarques, abordons maintenant notre sujet : Les Djinns.
Le Djinn est cet être invisible à nos sens, caché, comme
l’indique son étymologie arabe. Il n’est pas exclu scientifiquement,
théoriquement, l’existence de matières constituées de particules
qui ne sont pas de la même nature que celles qui constituent la matière
perceptible. Nous savons tous que l’objet principal et fondamental de la Physique,
est d’expliquer la matière, dont les théories ne cessent d’évoluer.
Nous savons aussi que la Physique quantique a bien bouleversé les préétablies
de la Physique classique. Ce qui est "vérité" maintenant, demain
peut être réfutable, et vice-versa. Rien ne prouve rationnellement
que ce que l’on ne voit pas n’existe pas. Et donc rien n’exclut l’existence
d’une autre forme de vie organisée autrement et dont la matière
substantielle constitutive nous est invisible.
S’inscrivant dans un registre religieux selon les spécificités
théologiques musulmanes, l’harmonie entre la foi et la raison est une
quête permanente. En Islam la révélation a pour rôle
premier d’éclairer la raison sur les vérités métaphysiques
qui ne lui sont pas accessibles à travers le sens, l’observation, ni
même à travers le raisonnement : Dieu, Paradis, Enfer, Anges, Djinns…
Tout croyant musulman sait que les hommes ne sont pas les seuls existants doués
de raison. Les Djinns partie de la création de Dieu, ils sont au même
titre que les hommes responsables devant leur créateur (Sourate 55, Verset
31). Dans cette sourate Dieu parle en même temps aux hommes et aux Djinns.
Hommes ou Djinns lorsqu’ils se rebellent contre l’ordre divin, quand ils prônent
le mal, ils deviennent des Satans (Sourate 6, Verset 112). Il y a également
toute une sourate consacrée aux Djinns (Sourate Al’Djinns, n° 72).
Quel est le rapport entre ces deux mondes, celui des hommes et celui des Djinns ?
En principe ils sont isolés par un voile : le djinn appartient au monde
invisible (Al-Ghaïb). Et l’homme appartient au monde visible (Ach-chahada).
Le djinn perçoit l’homme mais l’homme ne le perçoit pas (Sourate
7, verset 27). Les djinns Satans c’est-à-dire les djinns qui prônent
le mal, adeptes d’Iblis, le père spirituel des Satans, celui qui a égaré
Adam et Eve (Sourate 2, verset 36), n’ont aucun pouvoir coercitif sur les hommes,
sauf par des susurrations tentatrices et des mauvaises inspirations dont le
mode de communication nous est inconnu, toutefois le Coran parle de possession
en évoquant le terme en arabe "mass" (sourate 2, verset 275). D’autres
Hadiths du prophète évoquent "Es’sar" : la possession avec tremblement
jusqu’à effondrement et évanouissement.
Les Mou’tazilites, un des courants rationalistes théologiens musulmans,
excluent tout phénomène de possession. L’écrasante majorité
des théologiens Sunnites admettent ce phénomène en se référant
aux textes scripturaires, à l’observation et l’expérience. Il
faut dire ici que celui qui approche ce phénomène de près
et qui en a l’expérience admet l’existence de la possession. Les raisons
peuvent être multiples, les manifestations sont en général
à peu près similaires. Notons aussi qu’il faut distinguer la sorcellerie
de la possession, toute possession ne révèle pas de la sorcellerie,
mais toute sorcellerie n’a d’effet qu’à travers la possession, phénomène
que je ne peux développer ici.
Le problème qui se pose pour l’exorciste est de discerner la part du
somatique, du psychique et la part de la possession. L’exorciste musulman après
avoir vérifié qu’il n’y a aucune lésion cérébrale
ou dysfonctionnement psychique, procède alors à l’exorcisme qui
ne doit pas s’effectuer n’importe comment ; il faut d’abord que le spécialiste
en neurologie ou en psychiatrie échoue dans la guérison du trouble.
Il existe aussi pour des maladies somatiques banales des douleurs que la médecine
n’arrive pas à soulager pour des raisons inconnues. Donc après
toutes les tentatives de guérison par la médecine, on a procédé
alors à ce qu’on appelle le traitement spirituel par la lecture du Coran
ainsi que la formulation d’un ensemble d’invocation enseigné par la tradition
du Prophète. Comme la médecine, le procédé d’exorcisme
peut aboutir à des échecs. Sans entrer dans les détails
qui nous amèneraient à l’irrationnel, dans le sens de l’inexpliqué,
nous pouvons avancer que ces phénomènes de possession sont intéressants
à approcher. Il faut les voir de très près. L’erreur consisterait
à se renfermer dans un seul procédé du traitement. Il faut
dire ici que l’effet de la lecture du Coran est inexplicable, mais on peut dire
qu’elle agit comme la molécule prescrite par les psychiatres et qui change
l’humeur en agissant biochimiquement sans pour autant savoir exactement comment
s’opère l’articulation entre l’effet biologique et le changement et la
guérison psychiques.
Questions
M. Vallière : Pouvez-vous nous dire s’il y a des Sourates particulières
qui permettent justement cette efficacité symbolique ?
T.O. : Rappelons que le Coran est la parole de Dieu incréé, et
donc s’origine en l’essence même de Dieu, dont sa forme comme son contenu
est totalement divin. Il est constitué de Sourates (Chapitres), lesquelles
sont constituées de versets. Même si l’ensemble est parole de Dieu,
toutefois il existe des sourates et des versets qui sont mieux que d’autres
spirituellement. Parmi les meilleures sourates : la première dite » La
Fatiha » (la matrice du livre) et la deuxième, la plus longue du Coran.
Cette dernière contient le meilleur verset du Coran, appelé le
verset de la chaise (‘Ayate el-Koursy, verset 256). En effet ce verset comme
l’indique des Hadiths (paroles) du Prophète, a un impact particulier
dans la protection contre les démons. Nous l’avons expérimenté,
et nous avons obtenu dans beaucoup de cas des améliorations et même
des guérisons totales. Les sujets dits "possédés" réagissaient
à la lecture du Coran en général, à un ensemble
de sourates et de versets particuliers et notamment celui de "la chaise".
Sans vouloir m’étaler sur la description du phénomène,
celui-ci est inexplicable scientifiquement, mais ce qui est sûr c’est
qu’il a eu un effet certain sur le psychisme. Vous savez bien qu’il existe entre
le somma et le psychique des interactions ; il y a des maladies psychiques qui
sont dues à des lésions au niveau du tissu nerveux et il y a des
maladies somatiques qui sont causées par un dysfonctionnement psychique.
Le domaine psychique de l’homme est un peu secrat pour ne pas dire un mystère,
c’est la dimension métaphysique de l’homme qui a certainement une relation
avec l’effet spirituel de la lecture du Coran. Cette interaction influence le
psychique et le biologique de l’homme. C’est là une explication un peu
"bricolée" que je fais. On peut dire qu’il s’agit plutôt d’un
constat. On commence par l’observation, on en fait un cumul et après
on peut chercher l’explication. Mais pour l’instant on n’a pas d’explication
rationnelle : la voie est plutôt d’ordre métaphysique et spirituelle.
Cécile Imbert : Est-ce qu’on peut dire, même si ce n’est pas
du tout les mêmes champs que le mot "Djinn" couvrirait les anges et
les démons ?
T.O. : Dans la tradition musulmane, les anges n’ont pas ce redoutable choix
entre le bien et le mal ; ils accomplissent le programme divin. "Génétiquement",
si j’ose m’exprimer ainsi, ils sont déterminés. Le djinn est
un être doué de raison qui discerne entre le bien et le mal, il
est sensé se soumettre à Dieu, tout comme l’homme. Il a selon
une tradition du Prophète le pouvoir de traverser le corps humain de
part sa nature particulière ; s’agit-il dans les propos du prophète
d’une parabole ou d’un phénomène réel, c’est là
tout un débat chez le commentateur. La possession à cet égard
peut être considérée comme la forme la plus extrême
de cette traversée.
M. Vallière : Est-ce qu’il y a une circulation d’argent ?
T.O. : Certainement, c’est un marché fructueux pour les brigands ! Bien
sûr, il y a des charlatans qui usent de la naïveté des gens
; des gens aussi qui utilisent la sorcellerie et qui sont considérés
dans la tradition musulmane comme hérétiques. En ce qui nous concerne,
nous faisons cela dans un but humanitaire, on ne se permettra pas de dire
"ne nous te guérissons que si tu donnes de l’argent".
M. Vallière : Est-ce que ça renvoie à la notion du
miracle ?
T.O. : Le miracle dans la tradition musulmane est un signe indicateur de l’intervention
divine. On peut considérer le miracle dans le sens commun du terme comme
une forme de brutalité faite à la connexion habituelle
des phénomènes. En vérité toute la création
qui relève du monde invisible est un miracle, parce que indicateur de
l’intervention divine à travers des lois qui peuvent être irrégulières.
Normalement, l’homme dans la tradition musulmane n’a pas besoin de ces interventions,
dites miracle, pour admettre la puissance divine. Mais en principe ces interventions
exceptionnelles, extra-ordinaires, ont pour objet d’attirer l’attention du regard
distrait et du fonctionnement mécanique, routinier, de la raison, habitués
à la régularité des phénomènes. L’habitude
n’émousse-t-elle pas la raison ? On peut définir aussi le miracle
scientifiquement par tout phénomène irrégulier qui n’est
pas prévu ni intégré dans une théorie.
M. Mallet : Si l’homme est un miracle, le mauvais djinn, le Démon,
c’est quoi ?
T.O. : Que ce soit le monde visible ou invisible, que ce soit un phénomène
ou un noumène, le tout pour le musulman est signe de Dieu. Le problème
de l’homme c’est qu’il ignore sa finitude et par conséquent tout ce qui
ne s’intègre pas dans ses schèmes mentaux et théories rationnelles,
n’est pas réel ; comme si le réel n’existe que si la raison scientifique
le reconnaît, alors qu’il y a d’autres sources de connaissance intuitives,
sensibles, philosophiques, mystiques…
Le mauvais djinn, comme vous dites, l’est parce qu’il a choisi de l’être.
La responsabilité du choix entre le bien et le mal est l’épreuve
de l’existence à laquelle est soumis le djinn comme l’humain. Le tout
fait partie du monde créé par Dieu.
Un participant : Quel est le contenu du verset sur "la chaise de Dieu"?
T.O. : C’est un verset qui parle de Dieu et qui exalte sa force, sa grandeur,
sa puissance. C’est un hymne au Dieu unique capable de toute chose, que la somnolence
et le sommeil ne saurait atteindre, et qui étend sa propriété
et son savoir sur toute chose. Dieu est sur la chaise, sur son trône ;
ici la chaise est une notion métaphysique exprimée dans un langage
anthropomorphique. Le prophète a recommandé de lire ce verset
avant de s’endormir ou dans les situations de difficulté [1].
Il n’y a pas que le Coran comme moyen de guérison, il y a aussi la tradition
du prophète. En effet il y a les prières formulées par
le Prophète, des prières prononcées dans des termes qu’il
faut garder parce que, d’après les commentateurs, leur agencement contient
des mystères. On apprend le Coran par coeur sans en modifier un mot.
On apprend aussi par coeur la tradition du prophète sans rien en
changer car nous pensons que les mots et les lettres ont un impact sur le psychisme
de l’individu.
P. Michel : Il y a une différence entre le travail du psychothérapeute
et la pratique du religieux. Le psychothérapeute cherche à mettre
des mots, à produire de la pensée là où il y a de
l’impensée, du vide ; à ce lieu, vous y mettez du spirituel, vous
parlez de force suprême, vous parlez de Dieu…
T.O. : Le religieux n’exclut pas les autres approches : psychanalytique, psychiatrique,
neurobiologique. Dans une première démarche, il faut épuiser
tous les moyens rationnels. Mais il faut se mettre d’accord sur le mot religieux :
c’est un rapport vertical et c’est aussi un rapport horizontal. C’est la recherche
d’un équilibre entre la révélation et la raison entre le
révélé et le réel. Le religieux doit utiliser tous
les moyens légaux pour arriver à guérir tel ou tel cas.
Il n’y a pas de rapport d’exclusion. Le traitement spirituel ne se substitue
pas systématiquement aux traitements rationnels ; il intervient là
où le rationnel a échoué. On essaye la lecture du Coran.
Ça ne fait pas de mal et ça peut guérir.
H. Lazar : Vous disiez que l’homme en un sens est un miracle. Dans le christianisme,
si je ne me trompe, un miracle, c’est une intervention personnelle de Dieu dans
la nature, c’est une action qui va contre le sens de la nature. Mais il ne s’agit
pas d’un objet ou d’une personne, c’est une action qui est miraculeuse. Alors
dans l’islam, l’homme en tant qu’il est considéré comme un miracle,
relève-t-il de la nature, de la surnature, ou des deux ? et Dieu est-il
un miracle ou non ?
T.O. : Si je m’inscris dans un registre scientifique, je dirai que la vie est
un miracle comme l’a bien dit celui qui a découvert l’ADN (Crick Francis,
biochimiste, Prix Nobel) [2]. On n’arrive pas à expliquer l’apparition de
la nature vivante. Déjà la nature est un miracle dans cette acceptation
du terme, c’est-à-dire qu’on ne connaît pas l’origine, on ne connaît
pas l’apparition de cette nature, elle est inexplicable, mais à force
de routine, le miracle devient banal, à force de voir cela devant soi,
toujours comme ça, il n’y a plus de miracle ! L’habitude casse cette
révélation du miracle ; se débarrasser de la routine, c’est
aller dans le sens qui nous indique qu’il y a un créateur.