Au regretté Alain Ditisheim, ce texte qui porte la marque de nos derniers échanges.
Avec ce thème de la fonction paternelle certains ont pu avoir le sentiment que nous allions reprendre des notions déjà largement explorées. Pourtant qui ignore que cela recouvre une question d’une grande actualité ? On s’accorde aisément pour dire qu’il y a dans notre société une crise majeure de la famille qu’alimente une confusion grandissante dans les rapports de filiation alors même que la paternité, biologiquement parlant, a perdu de son incertitude. Le législateur d’ailleurs enregistre ces nouvelles donnes en pleine méconnaissance de ce par quoi cette fonction se soutient. (1). Cela ne serait il pas suffisant pour se remettre à l’ouvrage ?
On conviendra d’emblée qu’il y a lieu dans notre domaine de distinguer la paternité de la fonction paternelle, mais cela doit-il nous empêcher de prendre la mesure historique d’un bouleversement des structures élémentaires de la parenté ? Pierre Legendre a developpé » combien l’édifice du père est fragile et constitue pour toute société le tour de force institutionnel qui inscrit les générations successives dans l’avenir de l’espèce humaine « , mais quel survol historique peut-on en faire et comment considérer alors son aboutissement dans la situation contemporaine ? (2)
Une chose est certaine : la figure antique du Pater familias qui fut celle d’un père qui avait véritablement le pouvoir du maitre, en cette fin de 20 ème siècle, est bien mort. Désormais règne la puissance parentale. L’allongement de l’espérance de vie, l’instabilité des couples, entraînent une grande diversité de situations ; des conjonctures analogues à la polygamie ou la polyandrie deviennent fréquentes. Une grande mobilité caractérise l’ensemble de ces moeurs alors que l’idéologie psychologisante invite à des relations » plus affectives » entre les pères et les enfants(3).
La paternité se définit aujourd’hui pour le juriste comme un phénomène biologique et la filiation comme celui de la volonté(4). Certains s’inquiètent : qu’est-ce qu’un père qui n’a plus de puissance, qui n’est plus chef de famille, qui n’a plus d’héritage à léguer, qui n’a plus de savoir à transmettre ?
Mais au lieu de se lamenter ou de se réjouir de la fin du patriarcat, ne serait-ce pas finalement un excellent moment pour tous que de dégager de ses formes historiques une fonction que chaque époque a aménagée selon les contingences du temps et dont le patriarcat n’est qu’une des présentations ? C’est, nous semble-t-il, une des lectures que l’on peut faire de la distinction entre fonction et fonctionnement que promeuvent J.Bergés et G.Balbo dans leur ouvrage L’enfant et la psychanalyse ( Masson, 1994). Cela ne donne-t-il pas une vive actualité à cette question : » qu’est ce qu’un père? » Et bien évidement il ne serait pas inutile de se souvenir que S. Freud par un autre cheminement l’avait déjà posée, que c’est là une question tellement essentielle à la psychanalyse qu’elle ne saurait se soutenir sans elle. C’est au demeurant une question que pas un des séminaires de J. Lacan n’aborde !
II – Nous pourrions trouver dans l’oeuvre de Freud moult articulations propres à dégager la problématique du père. Le commentaire de ce corpus est maintenant considérable(5). Mais ce qui nous retiendra d’abord ici c’est le fait qu’il y a dans la publication du » Moïse et le monothéisme « (6) autre chose qu’un apport théorique, il y a la dimension d’un acte .
On sait combien les réactions contre cet ouvrage furent vives, que s’il fut bien accepté par ses élèves, d’autres ont crié au scandale et à l’anathème. Dans l’ensemble les spécialistes des écoles bibliques n’y ont vu qu’une manipulation malveillante comme ce fut le cas de W.F. Albright en 1940. Des anthropologues et des historiens comme Wallace et Edwin lui firent reproche d’utiliser des données périmées depuis longtemps(7). D’autres ont voulu le réduire à un document psychologique intéressant essentiellement la vie de Freud .
Quel ultime message Freud a-t-il voulu transmettre ? On peut déjà dire qu’à l’évidence il a souhaité développer les questions de l’histoire et de la religion du peuple juif. Dés 1934 surgit chez lui ce questionnement : » Comment le juif est devenu ce qu’il est et pourquoi s’est il attiré cette haine éternelle? » Il ne poursuivra pas immédiatement alors que pourtant la politique mondiale ne présageait rien de bon, mais seulement quelques temps plus tard sous la pression des événements.
Comment pourrions-nous considérer son travail uniquement comme celui d’une remise en ordre, comme une sorte d’exercice pratique qui appliquerait sa théorie du parallélisme entre psychologie collective et psychologie individuelle, la méthode psychanalytique se montrant pertinente là où les méthodes historiques et exégétiques se trouvaient dans l’embarras(8) ?
Comment ne pas apprécier les conditions de production de ce texte en oubliant qu’il fut élaboré à un moment spécialement tragique de l’histoire du peuple juif ? Comment ne pas prendre en compte à cet égard que s’il constitue un apport à la psychanalyse en poursuivant sur son » Qu’est ce qu’un père? « , il est autant un message adressé au peuple juif sur la question de son existence même et sur ce qui la fonde?
Tous ses proches, que ce soit sa fille Anna, ses élèves comme Ernest Jones, Marie Bonaparte, ses correspondants comme Arnold Zweig (7) son médecin Max Schur (10), tous sont unanimes pour dire combien ce livre lui tenait à coeur. Alors que la maladie le rongeait, on aurait pu imaginer qu’il veuille porter une dernière touche à son oeuvre. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se . Ce n’est pas Freud qui fait un dernier signe à ses semblables et à l’Histoire, c’est l’Histoire qui vient à lui, et sous la forme la plus hideuse que l’on sait : le nazisme part à la conquête de l’Europe et se donne entre autre pour objectif l’extermination des juifs. Annexée par le troisième Reich, l’Autriche est devenue une zone à haut risque. De plus les thèses développées par Freud sont considérées par les nazis comme significatives du délabrement moral de l’Europe. Freud résiste longtemps à l’idée de l’exil et ce n’est que sur l’insistance de ses amis, et après diverses transactions, qu’il quitte in extremis Vienne pour Londres en juin 1938. On peut suivre dans le récit qu’en fait Max Schur combien le combat qu’il livre avec la maladie et dont l’issue ne laissait aucun doute, loin de diminuer son désir, semblait lui donner plus de détermination pour achever cet ouvrage.
III
Faut-il en rappeler la thèse bien connue ? Résumons : le monothéisme n’est pas une invention d’origine juive, elle est issue de la culture égyptienne. Durant la glorieuse XVIIIe dynastie, vers 1375 A.C., le pharaon Amenhotep IV l’imposa comme religion d’état sous la forme d’un culte au dieu solaire Aton. Le pharaon prit le nom d’Ikhnaton. Cette religion d’Aton concevait un dieu unique, rejetait l’anthropomorphisme, la magie, de même que la négation d’une vie future. Elle ne survécut pas à la mort du pharaon novateur et les égyptiens revinrent ensuite à leurs anciennes croyances .
Freud postule ici qu’un haut dignitaire égyptien ou un prêtre dont le nom se terminerait par » Mose « , très attaché à cette religion monothéiste, se plaça à la tête d’une tribu sémite tombée en esclavage sur les terres d’Egypte, les libéra, leur imposa une religion monothéiste sous une forme encore plus dépouillée, introduisit la pratique égyptienne de la circoncision. Cette nouvelle religion était-elle trop rigoureuse ? Ce peuple se révolta et Moïse fut assassiné. Puis le meurtre fut oublié. Deux ou trois générations plus tard des alliances furent nouées à la rencontre de Quadés avec d’autres tributs qui avaient pour Dieu un certain Yahvé. Une fusion se réalisa entre Yahvé et le Dieu de Moïse. Les exploits de leur libérateur furent attribués à un autre personnage, lui-même nommé Moïse, qui fut un médiateur essentiel de ce compromis. Au bout de plusieurs siècles, la tradition refoulée refit surface et s’imposa. Alors la figure de Yahvé prit en charge les particularités spirituelles du Dieu de Moïse. Ainsi se constitua d’après Freud la Loi qui devait créer la religion et le peuple juif. Cette Loi se fonde sur un meurtre et sur son oubli. Toujours refoulé dans la tradition juive, cela devait faire retour avec le christianisme.
Faire de Moïse un égyptien, c’est faire exister le peuple juif à partir de sa rencontre avec une tribu sémite installée en Egypte. Le contenu de la religion de Moïse est alors extérieur au peuple juif et fonctionne comme un interdit, celui du retour aux croyances du passé, la circoncision étant le signe de cet abandon. Le meurtre de Moïse pourrait se réduire au destin classique d’un despote violent et jaloux. L’ingéniosité de Freud, c’est de soutenir ici que le compromis de Quadés entre tribus midianistes et sémitiques, qui aboutit à l’adoption d’une nouvelle religion, se fait par la médiation d’un nommé Moïse, par la fusion des deux » Moïse « , Moïse devient un nom sous lequel peut se développer l’épopée du peuple juif. Ce peuple se trouve alors structuré par une chaîne signifiante qui désigne le lieu du Dieu innommable et dont le nom de Moïse devient un intermédiaire nommable.
IV
Cette thèse dont on peut comprendre qu’elle a pu paraître surprenante voire choquante à certains est cependant plus admissible si on accepte l’analogie que fait Freud avec le complexe paternel qu’il situe au coeur de la genèse des névroses humaines et si l’on convient après la lecture de » Totem et tabou » que la civilisation a pour origine, dans les temps préhistoriques, un meurtre, celui du père de la horde primitive. Le meurtre de Moïse en serait donc une répétition inconsciente et remarquons-le introduirait alors au comput : Moïse I, Moïse II, et ouvre à la série des prophètes.
Freud n’a pas été le premier à suggérer que le monothéisme était né en Egypte. Que Moïse ait eu une origine égyptienne avait été aperçu par d’autres auteurs, par J.H. Breasted par exemple(11) et même par Flavius Joseph au premier siècle. Parmi les élèves de Freud, on peut citer les travaux d’Otto Rank(12) et ceux d’Abraham(13) qui vont aussi dans ce sens. Ce qui est rigoureux dans le Moïse freudien, c’est certainement l’application de la méthode psychanalytique sur un matériel historico-mythique, mais à ce titre son traitement de la tragédie de Sophocle ou du » Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » ne le sont pas moins. Ce qui est particulier ici, ce sont les conditions historiques de sa production, et les effets de sa thèse dans ce contexte. Ce qui est singulier, c’est que nous pouvons dire aujourd’hui, sans pour autant exclure d’autres significations, qu’il s’agit d’un véritable acte interprétatif adressé au peuple juif.
Comment sinon aurait il pu se résoudre à publier un tel livre ? Il savait pertinemment que beaucoup de juifs se sentiraient très offensés. Est-ce là un moyen de porter secours à une communauté qui est train de subir une grave agression ? Comment ose-t-il priver le peuple juif du secours de cette figure paternelle ?
Il refuse, écrit-il de » repousser la vérité au profit d’un hypothétique intérêt national « . C’est donc à le lire par amour de la vérité qu’il s’engage ainsi sur cette voix, ce qui ne va pas sans hésitations, répétitions, doutes, suspens dont fourmille son texte. La publication elle-même, en plusieurs livraisons, dont la dernière peu avant sa mort est marquée par ces mouvements.
Il a été avancé qu’il s’agissait là d’une résolution du conflit oedipien et une manière de faire rupture avec sa propre judéité. Ricoeur par exemple parle » d’exorcisme » (14). C’est oublier que dès les premières lignes, Freud revendique son appartenance à ce peuple. Freud, dans un échange avec le pasteur Oskar Pfister se déclare juif mais » un juif tout à fait sans Dieu « (11)(in Correspondance avec le pasteur Pfiter, Gallimard.) Cela ne l’empêcha pas d’être membre honoraire de la Kadimah, organisation d’étudiants sionistes, et de déconseiller à Max Graf de faire baptiser son fils Herbert Graf, plus connu sous le nom du » Petit Hans « (15). Quoiqu’il en soit, son soutien au mouvement sioniste ne deviendra effectif qu’avec la montée du nazisme .
C’est en effet sur la scène de l’histoire avec l’irruption du nazisme et de sa barbarie que se repose probablement la question de son identité juive, mais tout aussi bien et explicitement la question de l’identité du peuple juif. Il semble bien que ce soit cette situation d’urgence et de gravité qui activa ce travail sur Moïse, même si l’on peut facilement convenir qu’il était en germe bien avant.
Alors qu’en 1927 il écrit à Arnold Zweig que » dans la question de l’antisémitisme, je n’ai guère envie de chercher des explications, je ressens une forte inclination à m’abandonner à mes affects, et je me sens renforcé dans ma position totalement non scientifique par le fait que les hommes sont bien ,en moyenne et pour une grande part, une misérable canaille « (16). En 1929 toujours à Zweig, il déclare qu’il ne publiera plus rien sauf s’il y est absolument obligé(17).
1933, c’est l’effondrement d’un monde. Zweig tente d’avertir de nouveau les juifs du danger qui les menace. La psychanalyse est déclarée » science juive » en même temps que les persécutions commencent . En Mai 1933 les ouvrages de Freud sont brûlés dans les universités allemandes. Pour les psychanalystes allemands c’est l’exode, les camps, où la soumission dans un institut allemand de psychothérapie dirigé par un certain Göring, cousin du Maréchal !
En 1934, Freud annonce à Zweig qu’il s’est lancé dans un travail en regard de ces événements : » En face des nouvelles persécutions , on se demande de nouveau comment le juif est devenu ce qu’il est et pourquoi il s’est attiré cette haine éternelle. Je trouvais bientôt la formule : Moïse a créé le juif, et mon travail reçut le titre : L’homme Moïse, un roman historique(18). » Ce sous-titre ne sera pas gardé par la suite, mais on peut entendre que sa quête de la vérité historique nécessitait une reconstruction et que la méthode psychanalytique devenait alors légitime .
Nous pourrions avancer ici, en utilisant les remarques que Freud avait faites lui-même dans » Constructions dans l’analyse « (19) que ces constructions n’obéissent pas aux même types d’impératifs que pour l’historien. De même qu’il soutient que celles qui sont proposées à l’analysant reçoivent finalement leur sanction dans la manière dont celui-ci s’en sert pour reconstruire son mythe, de même nous pouvons concevoir le Moïse freudien comme une interprétation qui vise moins une réalité historique qu’une vérité qui cause la constitution d’un peuple.
Après l’Anschluss (mars 1938) l’exil devint inévitable pour Freud et lors de son séjour londonien il utilise ses dernières forces pour terminer la rédaction de son texte qui le tourmente comme » un spectre dont je n’aurais pas accouché » dit il, pour stimuler Jones dans sa traduction et veiller à sa publication. Il poursuivra aussi son » Abrégé » qui ne comporte rien de nouveau, et un petit texte qu’il ne terminera pas : Die Ichspaltung im Abwehrvorgang qui est par contre selon son auteur » pleinement neuf » et » étrangifiant » qui ne rend pas seulement compte d’un processus intéressant la perversion comme la traduction courante » clivage du moi » le laisse entendre, mais concerne, comme le suggère Lacan à propos de l’Ichspaltung(20) » la causation du sujet dans son aspect de séparation « (18) Suivra un ultime et bref article écrit à l’automne 1938 : » un mot sur l’antisémitisme » qui consiste principalement en une longue citation d’un auteur non-juif (un étranger !) dont on doute qu’il ait vraiment existé. L’hypothèse qu’il s’agirait là d’une invention de Freud se présente comme une suite logique de son Moïse et de sa Spaltung.
V
Certains auraient pu imaginer en cette triste année 1939 que le fondateur de la psychanalyse épuisé par la maladie, averti de sa fin proche, poussé à l’exil, mette une dernière touche à son édifice théorique, ou bien rédige une synthèse propre à une transmission sans risque d’équivoque. Il aurait même pu être souhaité, alors que les plus noirs présages planaient sur le peuple juif, qu’il contribuât par sa puissance de pensée à ériger quelques propos positifs afin de galvaniser les énergies. Loin de cela, du moins en apparence, il produit son Moïse dont la thèse centrale soutient donc que cet imago emblématique du peuple élu, cette » imposante image paternelle « , cette figure si efficace de l’identification collective est marquée d’une étrange particularité. En effet son Moïse, le grand homme, est un égyptien : c’est donc un étranger .
Un père symbolique qui fait exception au peuple tout en lui donnant sa consistance , voila qui reprend en fait le thème exposé dans » Totem et tabou » en 1912. Il donnait alors au père de la horde primitive cette place d’extériorité. (Cette place » d’au-moins-un » que formalisera plus tard Lacan). On sait aussi les ricanements par lesquels fut accueillie cette proposition. Pourtant Freud ne l’abandonna pas. Loin de prétendre qu’il tenait là une vérité historique incontestable, il pouvait aller jusqu’à admettre que même si cela se révélait » comme finalement invraissemblable « , il n’en estimait pas moins que cette hypothèse lui semblait contribuer à une approche pertinente de ce qui se passe dans le développement des enfants. On ne peut mieux dire la définition d’un mythe : nouage d’une fantaisie éventuellement variable dans le temps historique, d’une structure marquée par la permanence de lois atemporelles et d’une origine insaisissable et pourtant supposée réelle.
V
Alors quelle est pour nous aujourd’hui l’actualité de cet ultime acte freudien ? Comment raconter Moïse aux enfants se demande si joliment Alain Ditisheim? (Cf. son article dans ce même numéro où il reprend l’essentiel de son intervention faite aux journées d’études de Poitiers en Octobre 1995.)
En divisant le héros mythique, la figure double du Moïse freudien résout pour une part l’énigme de la fonction paternelle qui est de réaliser l’altérité alors qu’elle soutient l’identité. Moïse créateur du juif donc, en ce sens qu’il produit un lien social, l’identité juive, cette identité tenant sa cause dans une valence laissée libre, une pure place, une pure fonction qui va s’actualiser dans des figures à venir, et dont le fonctionnement pourra être assumé par d’autres.
Cet évidage de la figure héroïque, voici ce qu’il laisse à un peuple désemparé en 1939, cette lacune dans l’Autre voilà ce qu’il nous donne en héritage.
Quand Lacan lit le Moïse il ne retient pas les critiques éthnographiques. Il retient le jeu structural et souligne que le meurtre totémique du père ne vise qu’à produire » le symbole du père » sous la forme du père mort. Ce symbole du père devient alors propre à entrer dans un jeu de substitution métaphorique et à permettre à un sujet d’être représenté par un signifiant pour un autre signifiant.
Lacan souligne en 1971(20) que le père est castré au point de n’être qu’un numéro comme on le voit dans la royauté. Cette représentation de la paternité dit-il produit un numérotage dans la série des nombres naturels. Alors que pour la mère il n’y a pas de doute, pour le père, le numérotage s’impose. Il remarque alors que si l’on essaie d’axiomatiser une telle série, on rencontre comme l’élaboration de Péano l’a soutenu, la nécessité du zéro pour poser le successeur. Cette fonction du zéro, c’est dit il l’équivalence logique de la fonction du père, et c’est ainsi qu’il nous invite à saisir ce qu’il en est du meurtre du père.
L’élaboration lacanienne nous aide-t-elle à entendre à rebours l’interprétation freudienne faite au peuple juif en 1939 ? Pourquoi ne pas dire en effet qu’il y propose une autre version du père que celle activée par l’idéologie nazie ? L’imposture du Un père unificateur qui n’est pas sans efficacité à faire miroiter l’identification imaginaire propre aux foules, à quoi bon lui opposer un double spéculaire, un héros fondateur orné de tous les oripeaux de parade même si celui là se nomme Moïse?
Pourquoi ne pas entendre que l’effort de Freud ne vise pas à détruire l’identité juive ni à faire des juifs les bouffons de l’histoire comme le prétend David Bakan (23) mais de faire de Moïse non pas » Le Père » ou » un des pères « , mais » un des noms-du-père » du peuple juif. A ce titre, cette étrangeté du père serait plutôt une garantie que cette fonction puisse être opérante en étant représentée par un nom. Le père est bien dans l’interprétation freudienne le signifiant d’un manque dans l’Autre. Il n’y a pas de père, même Moïse n’est qu’un tenant lieu de père. Ce qui est, c’est la fonction paternelle et celle ci procède par la vertu d’un nom dans le processus de la métaphore qui identifie le désir et la loi.(24)
Dirions-nous que Freud s’est refusé à un appel à l’unité de type politique car il savait trop que ceci fonctionne toujours comme semblant qui vise à faire un » ensemble « ? Il n’y a pas de » pur-père » sinon dans la caricature et l’obscénité, sinon dans le pur semblant. S’il avait pu répondre bien avant à cette obsédante question » Qu’est ce qu’un père? « , sa clinique lui ayant soufflé cette vérité » c’est le père mort » qui ne tient son efficace que d’être refoulée, là, au terme de son existence, entamé par la maladie et la voracité de l’Autre social, la question insiste, mais déplacée dans une clinique du lien social ; celle-ci lui intime de ne pas céder sur sa construction, sur sa vérité d’un père qui ne tient que par une fonction laissant une valence libre et qui ouvre il est vrai à toutes les variances du père au pire.
VI
De la pratique analytique avec l’enfant, dont il est convenu de se plaindre qu’elle échappe à la rigueur de la cure type et qu’elle est comme encombrée de la présence, ou tout aussi bien de l’absence des parents réels n’oublions pas son mérite de différencier avec une spéciale clarté la fonction paternelle et du fonctionnement de celle-ci tant dans ses us que dans ses abus.
Le courage de l’interprétation freudienne saurait-il nous donner la ressource pour reprendre cette question de la fonction paternelle dans son actualité ? c’est le pari de ce numéro.