Le Moi, Leçons 15, 16, 17.
19 décembre 2017

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MASSAT Alice
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Ces trois leçons concernent la nouvelle de La Lettre volée d’Edgar Poe. Elles ont donné lieu à plusieurs publications : d’abord en 1956, un an après ce séminaire sur Le Moi, dans la revue La Psychanalyse[1], et neuf ans plus tard dans le recueil des Écrits, comme nous le savons.  Le séminaire sur « La lettre volée » en fera l’ouverture sans respecter la chronologie des différents articles. Il vient bouleverser ce qui relèverait d’un ordre temporel diachronique, un peu à la manière de la lettre, justement, de la lettre « qu’il ne faut pas », de celle qui n’est pas à sa place ou qui s’immisce dans une parole contrôlée pour provoquer un lapsus, une équivoque, un mot d’esprit.

Au texte publié en 1956, Lacan ajoutera dans le recueil des Écrits de 1966 deux parties : « Présentation de la suite » et « Parenthèse des parenthèses. » Il n’en est pas encore question dans ces trois leçons de séminaire, mais ces deux ajouts prolongent sa démonstration de manière logique. Et comme Marc Darmon l’a montré dans son livre de topologie[2], mais aussi et surtout dans un article de 1981 « Algèbre et analyse[3] », « Parenthèse des parenthèses » pourrait bien annoncer aussi, ou prévoir, le nœud borroméen, comme un « après-coup » de ces élaborations logiques.

Au cours de journées d’étude qui ont été consacrées au « séminaire sur  « La Lettre volée » il y a une trentaine d’années à l’Association Freudienne, on a parlé du « Palimpseste de Lacan », c’était le titre de ces journées[4]. Et si nous nous en tenons à ces trois leçons comme convenu ici, alors nous devons considérer ce moment d’avant son écriture, d’avant ses écritures et réécritures : quand Lacan présente tout d’abord de manière orale ce qu’il cherche à en dire. Nous pourrions parler du séminaire sur « Le séminaire sur « La Lettre volée » d’avant sa publication, à la manière d’un palimpseste justement, puisque la lettre reste un effet du signifiant. Et c’est l’occasion d’examiner avec ces trois leçons, ce qui, en l’écrit publié, persiste de ce qui a été dit d’abord.

Il y a bien-sûr la reprise de la nouvelle d’Edgar Poe. Pourquoi vient-elle à ce moment du séminaire ? Lacan dira plus tard que c’est le hasard qui le lui a offert. Mais nous voyons avec la leçon XV que ce prétendu hasard n’échappe pas, bien-sûr, à une certaine logique. Naturellement, cette leçon XV succède à la précédente, c’est à dire qu’elle reprend la question d’un sujet qui parle au-delà de l’ego. Et surtout le rêve d’Irma, qui montre « qu’il y a une béance significative à partir d’une vision fascinante ». De même avec le rêve de L’Homme aux loups, que Lacan mentionne aussi pour insister sur cette « béance significative à partir d’une vision fascinante : une béance qui suspend le sujet dans une captivation où il se perd ». Lacan reprend encore, de Freud, à propos du rêve de L’Homme aux loups, la remarque « d’un renversement de la fascination du regard ». Cela pour souligner « l’appréhension d’un réel ultime dans les deux rêves ». Un « réel [appréhendé] au-delà de toute médiation, [qu’elle soit] imaginaire ou symbolique », et comme « au-delà de toute intersubjectivité ». Ici, c’est pour montrer qu’il s’agit d’un « dissemblable essentiel, comme une image de la dislocation, du déchirement essentiel du sujet, pour un passage dans une sorte d’alogique ».

À la manière de Lewis Carroll et d’une traversée du miroir :

« Le sujet passe au-delà de cette vitre où il voit toujours, mêlée, sa propre image. C’est la cessation de toute interposition entre le sujet et le monde. Et c’est bien là que commence le problème, dit Lacan, car nous voyons que nous n’y sommes point. Pourtant, le logos n’y perd pas tous ses droits, puisque c’est là que commence la signification essentielle du rêve, sa signification libératoire, puisque c’est de là que Freud a trouvé l’échappatoire à sa culpabilité latente. De la même façon, c’est au-delà de l’expérience terrifiante du rêve de L’Homme aux loups que le sujet trouvera la clé de ses problèmes. »

Comment, de cette « béance significative » et de cette « vision fascinante », Lacan en vient-il à la lettre ? On pourrait faire appel à la fameuse formule issue de Lituraterre qui veut que la lettre fasse « littoral entre savoir et jouissance ». Entre la signification possible de cette béance et la vision fascinante qu’elle provoque, je cite Lituraterre : « Entre centre et absence, entre savoir et jouissance, il y a littoral qui ne vire au littéral qu’à ce que ce virage vous puissiez le prendre le même à tout instant[5]. » Mais Lituraterre a été écrit en 1971, nous sommes en 1955, alors revenons-en à la leçon XV et au fil qui conduit la recherche de Lacan.

C’est au bon milieu de cette leçon XV, que la nouvelle d’Edgar Poe est amenée pour la première fois. Lacan vient citer une petite anecdote qui se trouve, elle aussi, en plein milieu de la nouvelle. Celle du jeune garçon qui gagnait toujours au jeu de pair et impair :

« Vous connaissez ce jeu, demande Lacan, on a dans la main deux ou trois billes, et on présente la main fermée à l’adversaire en disant : « pair ou impair ? » J’ai mettons deux billes, et s’il dit impair, il doit m’en abouler une. Et on continue. »

Le jeune garçon de l’histoire explique son truc : il regarde son partenaire et par une sorte d’égomimie, en singeant l’expression de l’autre, il envisage ses pensées, module son jeu, et gagne.

C’est en partant, avant tout, de cette brève anecdote, que Lacan cite d’abord la nouvelle d’Edgar Poe. Et ce n’est pas un hasard : il cherche à confronter ces questions d’intersubjectivité duelle qu’il travaille à ce moment de son enseignement avec un autre mode de raisonnement, qui tiendrait compte d’un au-delà du sujet. Grâce à la cybernétique, qui dans ces années se développe concrètement, parmi les nouvelles machines à compter ou à calculer, se trouve cette machine de Shannon qui joue – et gagne – au jeu de pair et impair. Lacan va mettre alors en vis-à-vis le raisonnement du jeune joueur d’Edgar Poe et celui qu’il élabore lui-même pour le compte de cette machine. Il aura cette phrase amusante pour parler d’elle : « je ne réponds de rien car je ne l’ai jamais vue ». Mais il a bien l’intention de faire l’expérience du jeu plus tard. Et en attendant, comme s’il se mettait lui-même à la place de la machine, mais sur un autre mode qu’imaginaire bien-sûr, il envisage théoriquement sa façon de fonctionner, qui sera, de fait, symbolique. Parce qu’« aucune façon de s’en sortir ici par voie d’identification ». C’est entendu. Quant à la prétendue malice du petit garçon, fondée sur un mimétisme duel, elle ne permet plus, dès le troisième coup, d’élaborer une stratégie logique (ce que Lacan va démontrer et reprendre dans chacune les trois leçons).

Alors comment se fait-il qu’Edgar Poe, et son héros si astucieux, Dupin, puissent prendre au sérieux cette petite anecdote, et même : l’ériger en modèle ? Quoi qu’il en soit, Lacan la prend au sérieux lui aussi, puisque c’est d’elle qu’il part. Et surtout : en tant qu’elle est une erreur, dit-il, une grossière erreur. Puis il en vient à la nouvelle de Poe dans son ensemble.

De part et d’autre de l’anecdote du jeu de pair et impair, Edgar Poe raconte deux histoires du vol de la même lettre. Deux histoires structurées de la même manière, avec les mêmes personnages, les mêmes rôles, et sans un mot qui ne s’échange entre chacun : un voleur, une volée, quelqu’un qui est dupe ou aveugle, et puis cette lettre, toujours la même, qui tient la place d’un personnage.

« La lettre, c’est l’inconscient », dit Lacan. Elle est muette elle aussi : on ignore son contenu. On sait seulement qu’elle menace le couple royal. Selon ses déplacements, par ses deux vols successifs, cette lettre provoque toujours un même dispositif : une organisation pareille entre les personnages. Et puis elle féminise son détenteur, elle le possède, le rend passif, indolent, à même « d’éprouver une rage de nature manifestement féminine[6]. »

La leçon XV se bouclera sur une réponse à cette question : qu’est-ce qui fait « le côté convaincant de cette histoire si peu convaincante » ? Ce sera, dit Lacan, l’identité de la formule symbolique de la situation aux deux étapes majeures de son développement. C’est cette clé qui emporte la conviction, selon lui, que l’histoire construite un peu autrement ne nous intéresserait pas une minute. Et dans la version publiée des Écrits, au moment de conclure, nous lirons :

« C’est ainsi que nous prîmes le conte même dont nous avions extrait, sans y voir d’abord plus loin, le raisonnement litigieux sur le jeu de pair ou impair : nous y trouvâmes une faveur que notre notion de détermination symbolique nous interdirait déjà de tenir pour un simple hasard, si même il ne se fût pas avéré au cours de notre examen que Poe, en bon précurseur qu’il est des recherches de stratégie combinatoire qui sont en train de renouveler l’ordre des sciences, avait été guidé en sa fiction par un dessein pareil au nôtre[7]. »

Edgar Poe et Lacan font donc la paire ici, guidés par un même dessein. La leçon XVI va nous montrer bien d’autres paires, doubles, couples ou jeux duels.  Mais de cette leçon brève, il ne restera pas grand-chose dans les versions publiées (Lacan y fait jouer ses auditeurs au jeu de pair et impair de deux manières différentes). Pour autant, elle reste très intéressante à plusieurs titres. D’abord parce qu’elle amène différentes questions sur le hasard, et puis parce qu’elle exemplifie de manière pratique ce qui va être exposé dans « Le séminaire sur « La Lettre volée. » Elle annonce également plusieurs points que l’on retrouvera, précisés, dans Lituraterre.

Pour l’heure, en 1955, les choses semblent parfois floues ou énigmatiques, mais la recherche de Lacan est déterminée. Elle repère ce qui ne va pas, et l’utilise. Elle part de ce qui se rature, comme on peut le voir ici, surtout avec cette leçon XVI. C’est une leçon qui répète d’ailleurs à plusieurs reprises un motif similaire : faire trois à partir d’une dualité, comme en barrant le deux, en le raturant. Ou bien, et ce sera l’objet de la leçon XVII, en le traduisant en séquences. Lacan commence ainsi par un leurre, par un mirage, par ce quelque chose qui ne va pas, par cette bévue :

« Regarder le voisin et croire qu’il pense ce que nous pensons est une grossière erreur. C’est une grossière erreur sans laquelle il nous est impossible de penser quoi que ce soit à son propos. C’est-à-dire que c’est de là qu’il faut partir. »

Tout montre ainsi qu’en s’appuyant sur ce qui rate avec le deux, une logique va pouvoir advenir. On part du couple royal, menacé par une lettre, et d’un couple d’enquêteurs chargés de la retrouver – l’un, officiel, qui rate avec une application méthodique, c’est le Préfet de police, et qui demande de l’aide au second, moins légitime, poète, qui va bien entendu résoudre cette affaire. On raconte deux vols d’un même objet, de manière quasiment symétrique, en les séparant par une anecdote peu crédible, une martingale à peine fiable : celle du petit garçon qui gagne à tous les coups – sauf que le raisonnement de ce gagnant exceptionnel est fallacieux. Et Lacan démontre encore une fois qu’il ne tient plus au troisième coup, parce qu’alors tout revient au même. Ce raisonnement se limite à une alternative, dit Lacan, il est duel. Il ne se traduit pas. L’autre raisonnement en revanche, celui qui s’impose face à la machine, favorisera ce type de traduction en mesure de supporter un système stratégique, c’est-à-dire une loi.

Parce que pour jouer raisonnablement à ce jeu, dit Lacan : « il s’agit d’annuler toute prise de l’adversaire ». C’est-à-dire : de jouer au hasard. Il rappelle ici le chapitre de Freud sur le hasard, dans La Psychopathologie de la vie quotidienne[8], qui veut qu’il n’y ait pas de hasard dans quoi que ce soit que nous fassions avec l’intention de faire le hasard. Puis il reprend l’exemple d’une machine qui pourrait dégager une formule, la formule d’un sujet, dans une séquence prise au hasard par ce sujet. Et cette formule, selon lui, aurait à voir avec l’automatisme de répétition, et l’au-delà du principe de plaisir. Parce qu’il y a un au-delà inatteignable, dit Lacan : c’est l’inconscient. Ensuite par le transfert, il y a une signification grâce à laquelle nous pouvons interpréter tout cela. Pour Lacan, ici, à ce moment : l’au-delà du principe de plaisir et l’au-delà de la signification se confondent. Ils ne sont pas encore distincts. La « vision fascinante » et la « béance significative » de la leçon précédente ne se discernent pas clairement. La lettre n’est pas encore suffisamment évidente, peut-être pas assez « en souffrance », pour venir faire trou, venir faire littoral entre une jouissance et un savoir inconscient porté par le transfert.

De la même manière, « l’intersubjectivité duelle » à partir de laquelle Lacan tient à faire valoir un au-delà reste imposante. Il s’en défera radicalement en 1961 dans le séminaire sur l’Identification, en disant du sujet qu’il est représenté par un signifiant pour un autre signifiant[9]. Et c’est enrichissant de constater, avec cette leçon XVI, la manière dont les choses se précisent pas à pas, à partir de ratures, de bévues, pour ne pas dire d’erreurs.

Ainsi, par exemple, les deux manières avec lesquelles Lacan va faire jouer son auditoire au jeu de pair et impair suggèrent qu’il présume alors, avec leurs résultats, parvenir à saisir une différence entre ceux qui auront joué au hasard, et ceux qui auront joué de manière stratégique. Il va évoquer ici un article de Lévi-Strauss de 1949 qui s’appelle « l’Efficacité symbolique[10] », où l’auteur montre les effets bénéfiques du procédé d’un shaman qui traduit par ses incantations les souffrances d’une malade. À cette efficacité symbolique (comparable à celle de la poésie par exemple, de ses rimes et de ses rythmes), Lacan va opposer une inertie symbolique : celle du sujet inconscient. C’est cette inertie qu’il cherche à atteindre, en vue de la déchiffrer, en faisant jouer ses auditeurs au jeu de pair. Ces deux manières de jouer, ainsi que l’inertie symbolique et son double, l’efficacité symbolique, vont être éludées dans les versions publiées.

La leçon XVII, quant à elle, se retrouve dans les différentes publications, essentiellement sous le chapitre titré « Introduction. » Nous verrons que ce chapitre (un chapitre qui se déplace selon les publications : il ouvre celle de 1956, et il vient au milieu de celle de 1966) provient justement de cette ellipse, de ce qui manque de la leçon XVI, on pourrait dire : de ce qui en a été rayé. Parce que dans cette leçon XVII, que l’on joue « exprès » ou « au hasard » n’a plus d’importance. Quelles que soient les intentions et les stratégies des joueurs, l’abandon ou pas d’une prise possible de l’adversaire par identification, ce sont d’autres lois qui vont apparaître. Ce sont celles du « séminaire sur « La Lettre volée », comme nous les connaissons bien, avec la chaîne de Markov et les alpha, beta, gamma, delta. C’est-à-dire qu’à partir d’une notation binaire de perte ou de gain, de présence ou d’absence, de oui ou de non, une chaîne va s’inscrire avec une succession a priori aléatoire de plus et de moins. Je dis a priori, mais elle est aléatoire, effectivement : elle relève du hasard. Pourtant, du moment où je séquence cette chaîne constituée de symboles binaires, et que je les associe par trois : ce hasard se révèle biaisé. Et c’est de l’écriture même de ce séquençage, de sa graphie, que des lois vont se révéler. C’est-à-dire des impossibles, des successions impossibles, interdites par les lois logiques que le seul séquençage provoque.

Alors d’une chaîne de plus et de moins, aléatoire, posée au hasard : et comme issue du registre du réel, nous passerons à une chaîne de un, deux ou trois, qui inscrivent ce séquençage par triplets (selon qu’ils sont symétriques, dissymétriques ou alternatifs) et pour atteindre un registre imaginaire avec ses lois, ses impossibles, d’où l’erreur peut surgir.

 Ensuite, par une répartition en quatre signes d’un autre système de symboles : les alpha, beta, gamma et delta, nous parvenons à un registre symbolique. Il n’est plus réversible, mais orienté, il est rétroactif : « à fixer le terme du quatrième temps, celui du deuxième ne sera pas indifférent[11]. » – surtout, donc, il révèle une liaison de la mémoire à ses lois, à ses impossibles. Ce point est très important par rapport aux questions sur les réminiscences hystériques par exemple, ou aux souvenirs traumatiques, qui ne relèvent pas d’une remémoration, mais de cette autre mémoire, liée à la lettre, à la lettre interdite on pourrait dire, au caput mortuum.

Voilà qui fait voir les possibilités de démonstration et de théorématisation qui se dégagent du simple usage de ces séries de symboles, chaque fois traduits par d’autres signes (des plus et moins, binaires, aux triplets un, deux, trois, puis au répartitoire alpha, beta, gamma, delta, et ça ira encore, en 1966 jusqu’aux parenthèses et aux guillemets).

Cette leçon aborde bien la portée de l’ordre symbolique dans le monde du sujet humain, le rapport du sujet et de la fonction symbolique. Il y a d’abord un pari : « le symbolique surgit dans le réel à partir d’un pari ». Et du seul fait du dialogue, « alors il n’y a plus pur jeu de hasard, mais l’articulation d’une parole à une autre ».

Deux ans plus tard, dans le séminaire sur La Relation d’objet, au moment de la première publication du « séminaire sur « La Lettre volée », Lacan va reprendre ces questions en affirmant que « dès qu’il y a graphie, il y a orthographe ». « En d’autres termes, dit Lacan, le moindre surgissement de la graphie fait surgir en même temps l’orthographe, c’est-à-dire le contrôle possible d’une faute[12]. » Il revient aussi sur un reproche récurrent, déjà évoqué dans la conférence sur la cybernétique, à la fin de ce séminaire sur Le Moi. Il parle de :

« […] cette sorte d’erreur réalisante d’une autre espèce qui est celle à laquelle certains avaient pu se laisser prendre au moment où j’exposais ces termes, par exemple quand ils s’imaginaient que je niais le hasard[13]. »

Pourtant, si « le séminaire sur « La Lettre volée » montre qu’il y a des déterminations symboliques, autonomes, dans lesquelles un sujet se trouve pris, il montre surtout qu’elles ne s’atteignent qu’à partir du réel et de l’imaginaire, comme nous venons de le voir. C’est-à-dire : en tant que les trois registres sont intriqués, et qu’il est possible de passer d’un registre à l’autre. Un registre symbolique pur, sans hasard, nous ferait certes agir comme des machines de type ethno-mécaniques. Sauf que nous commettons des erreurs et des fautes, nous ne savons pas, nous sommes dupes. Ce que la lettre fait apparaître, c’est qu’elle résiste au symbolique, tout en constituant ce sur quoi il advient : c’est-à-dire sur l’erreur, la faute possible, sur ce quelque chose qui ne va pas. Aussi, ce qui peut être nié, raturé, peut être reconnu symboliquement.

C’est ce que Lacan montre ici, de manière pratique, avec ces trois leçons : il part bel et bien d’une erreur, d’une rature. C’est une pratique à mettre en relation avec ce que la topologie ne cesse pas d’appliquer non plus de manière concrète, puisqu’un nœud, comme on le sait : « ça se rate[14]. »

Et pour en finir avec la leçon XVII et sa conclusion même qui veut qu’ « À chaque instant, chacun est défini, et jusque dans son attitude sexuelle, par le fait qu’une lettre arrive toujours à destination.» Je souligne que dans les versions publiées, Lacan y ajoutera (juste avant la reprise du Schéma L) la formule célèbre qui dit que « l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée[15]. » Cela pour me conduire à dire – de manière automatique ou machinale, logique – que cette destination promise à la lettre signifie entre autre : que c’est bien d’elle qu’il s’agit de partir. Et qu’elle se trouve, de fait, en excellente place pour faire l’ouverture de ce que nous appelons les Écrits.

Relecture : Érika Croisé Uhl, Louis Bouvet, Dominique Foisnet Latour.

Texte relu par l’auteur.

 

[1] Lacan (Jacques), « Le séminaire sur « La Lettre volée », La Psychanalyse n° 2, PUF, 1956, p. 1-44.

[2]Darmon (Marc), Essais sur la topologie lacanienne, A.L.I., 1990.

[3]Darmon (Marc), « Algèbre et analyse », Le discours psychanalytique n° 1, 1981, p. 32-34.

[4] « La Lettre volée ou le palimpseste de Lacan », Le Trimestre psychanalytique n° 2, 1989.

[5] Lacan (Jacques), « Lituraterre », in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 16.

[6] Lacan (Jacques), « Le séminaire sur « La Lettre volée » in Écrits, Seuil, 1966, p. 39-40.

[7] Lacan (Jacques), ibid., p. 61.

[8] Freud (Sigmund), « Déterminisme, croyance au hasard et croyance superstitieuse. Points de vue. », in La Psychopathologie de la vie quotidienne, Gallimard, 1997, p. 384-443.

[9] Lacan (Jacques), L’Identification, leçon du 6 décembre 1961, A.L.I., 2010, p. 60.

[10] Lévi-Strauss (Claude), « L’Efficacité symbolique », Revue de l’histoire des religions n° 1, 1949, p. 5-27.

[11] Lacan (Jacques), « Le séminaire sur  « La Lettre volée » in Écrits, op. cit., p. 49.

[12] Lacan (Jacques), La relation d’objet et les structures freudiennes, leçon du 20 mars 1957, A.L.I., 1994, p. 237.

[13] Ibid., p. 231.

[14] Lacan (Jacques), Le Sinthome, leçon du 17 février 1976, A.L.I., 2012, p. 136. « … Ça se rate tout aussi bien que l’Inconscient est là pour nous montrer que c’est à partir de sa consistance à lui, à l’Inconscient, qu’il y a des tas de ratés. »

[15] Lacan (Jacques), le séminaire sur  « La Lettre volée », in Écrits, op. cit., p. 41.


Discussion

Cyrille Noirjean – Merci beaucoup Alice pour cette grande clarté. Marc Darmon, Bernard Vandermersch, lequel veut…

Marc Darmon – C’est parfait. C’est parfait parce que vous avez avec élégance parlé de ces choses arides. Je partirai de ce que vous dites sur le ratage. À mon sens c’est dans ces chaînes d’alpha, bêta, de plus et de moins, ce qui apparaît comme un ratage c’est le fait que cela se répète. Alors, d’où vient cette histoire de La Lettre volée et en particulier cet épisode qui vient au milieu de l’histoire, on se demande, pour illustrer soi disant la méthode de Dupin, de ce jeu de cet écolier qui gagnait de façon spectaculaire à ce jeu de pair/impair. Il me semble – il faudrait avoir plus de renseignements là dessus – il me semble que c’est l’intérêt de Lacan pour la cybernétique, le fait que ce séminaire est traversé par cette référence à la cybernétique, jusqu’à la conférence finale, c’est dans ce contexte que Lacan a été amené par Riguet, je crois, à s’intéresser à cette machine du jeu du pair/impair que Shannon a fabriquée l’année précédente, je crois. Donc il avait entendu parler de cette machine, à l’époque. Claude Shannon a été évoqué à propos de l’entropie, de la transformation, hier ou avant hier. Claude Shannon avait inventé cette machine qui jouait à pair/impair en se référant à l’écolier du conte d’Edgar Poe. Et, effectivement, dans un passage du séminaire, Lacan dit que les cybernéticiens qui s’occupent de l’intelligence artificielle se sont référés à ce conte d’Edgar Poe. Ce n’est pas un hasard, la suite des plus et des moins n’est pas l’illustration du conte de La Lettre volée mais c’est La Lettre volée et cet épisode de l’écolier qui illustrent la suite en question. C’est la raison pour laquelle Lacan les dispose d’une certaine façon dans la publication de ses Écrits. Pourtant ce n’est pas sans poser question : comment fonctionne la machine de Shannon ? Il aurait bien aimé à son époque avoir une idée de son fonctionnement. La machine de Shannon a eu des successeurs, il y a des machines plus perfectionnées qui gagnaient plus souvent sur l’homme, l’être humain devrait-on dire, le parlêtre, jusqu’à gagner jusqu’à 70 à 80 % et quand le sujet humain se fatigue, elle gagne à tous les coups, comment cela se fait-il ? C’est intéressant parce qu’on a fait jouer les machines les unes contre les autres. Ce qu’il y a d’intéressant c’est que c’est une machine qui joue spécialement contre le parlêtre. Alors, comment ça marche ? Pour la machine de Shannon c’est très simple, il décrit huit situations où :

– première situation : j’ai joué, j’ai gagné, je rejoue la même chose et j’ai gagné ;

– deuxième situation : j’ai joué, j’ai gagné, j’ai changé mon jeu, et j’ai gagné ;

– troisième situation : j’ai joué, j’ai gagné, j’ai joué la même chose et j’ai perdu.

Vous voyez la logique de la chose, ce n’est pas la peine que je vous développe les huit situations, mais la machine de Shannon est capable d’enregistrer ce qui s’est passé dans ces situations, et si le joueur devant la même situation a joué la même chose, ou a changé son jeu, Shannon fait l’hypothèse que chez le joueur humain, il va y avoir répétition, tendance à la répétition du jeu, c’est-à-dire qu’un joueur humain se trouvant dans la même situation que précédemment va avoir tendance à reproduire son jeu. C’est ce que l’on pourrait appeler l’inertie symbolique, à la suite de Lacan, du joueur humain. Est-ce que cette inertie symbolique caractérise une sorte de proto-inconscient, d’inconscient véritable ? Est-ce qu’il s’agit là d’une éclatante démonstration de ce qui se passe dans les mécanismes de l’inconscient ? Est-ce qu’il s’agit plutôt de la tendance du parlêtre à l’apprentissage et de reproduire ce qui se répète ? Mais toujours est-il que lorsque le joueur humain essaie de fabriquer une suite, complétement au hasard, en jouant très vite, eh bien, malgré lui, il se comporte d’une façon répétitive. C’est en tout cas une belle métaphore de la névrose où l’on reproduit dans certaines situations la même conduite, d’un apprentissage, pourrait-on dire, qui s’est réalisé dans l’enfance. À partir de là, on peut en tirer certaines conséquences, c’est-à-dire comment faire pour que, de cette répétition, le joueur puisse s’en sortir ? C’est intéressant aussi ce que vous avez dit en faisant référence au réel, à l’imaginaire et au symbolique, c’est-à-dire comment l’étage du hasard, c’est-à-dire des plus et des moins qui viennent enregistrer simplement une séquence complétement au hasard, représente l’étage du réel, l’étage des 1, 2, 3, l’étage de l’imaginaire et l’étage des alpha, bêta l’étage du symbolique. On peut dire comment retrouver dans la fabrication de ces séquences quelque chose qui relèverait du réel.

Alice Massat – C’est peut-être justement à partir du moment où il y a faute ? Il y a une erreur, en logique, dans la succession des symboles que…

Marc Darmon – Alors on pourrait dire que le réel serait ce qui surgirait du caput mortuum, c’est-à-dire de ce qui ne serait pas là.

Alice Massat – Qui n’aurait pas sa place dans cette suite imaginaire ou symbolique, ou qui le cernerait, qui viendrait cerner le caput mortuum.

Marc Darmon – Ça vient toujours cerner le caput mortuum, c’est-à-dire que la suite des alpha bêta vient faire le tour du caput mortuum sans jamais en sortir de ça.

Alice Massat – Si jamais ça apparaît comme une faute, comme une tache…

Marc Darmon – C’est la question que l’on peut se poser. Ce qui apparaît comme une faute c’est là où ça cesse de ne pas s’écrire, quelque chose qui vient s’écrire alors que ça ne devrait pas ? Ou est-ce que la faute ce n’est pas finalement reproduire les mêmes erreurs, les mêmes conduites aberrantes en étant entièrement sous la dépendance de cette syntaxe des alpha, bêta qui ne fait que reproduire, selon une loi du langage, une certaine loi du langage. Est-ce que cette faute n’est pas quelque chose de surdéterminé par la loi du langage elle-même pour tel sujet névrosé qui a constitué cette loi selon son histoire, son enfance, selon la langue qu’il parlait, etc. ?

Alice Massat – Ça pourrait être deux sortes d’erreur, celle que vous mentionnez du « Séminaire sur « La Lettre volée » et la faute qui surgirait de l’imaginaire et à partir de laquelle on peut partir, mais qui n’est pas encore celle organisée par le caput mortuum, qui vient avec le registre des alpha, bêta, gamma, delta.

Marc Darmon – Il s’agit de savoir si l’on parle de faute en référence à une loi, celle du signifiant, dans la névrose en tout cas ce n’est pas le cas. C’est-à-dire que cette faute par rapport à la loi symbolique est inscrite dans la chaîne, est inscrite dans la fabrication de la chaîne.

On peut se demander s’il n’y a pas une autre façon de fauter, qu’il y ait effectivement le surgissement d’assemblages qui ne peuvent pas s’écrire mais qui finissent par s’écrire. Donc quelque chose de l’ordre de l’impossible qui vient surgir de ce qui est rejeté, des étages du dessous, c’est-à-dire du réel qui vient de surgir la chaîne.

Alice Massat – Mais si justement, je trouve que c’est amusant. Évidemment que c’est une erreur par rapport à une loi logique mais je trouve que c’est amusant de placer là le mot faute. J’ai réfléchi avant de l’utiliser, Lacan l’emploie parfois, mais je trouve que c’est amusant par rapport à cette culpabilité latente justement du rêve d’Irma qui vient soulager Freud, ce sont les mots de Lacan. Pourquoi ne pas les utiliser ?

Marc Darmon – On a parlé de Kierkegaard et de Régine, Kierkegaard est un exemple de névrosé, inutile de donner un diagnostic, est-il névrosé ou autre chose ? Mais Kierkegaard va dans son existence reproduire ce qui est de l’ordre d’une faute et qui vient de son père.

Dans la Bible il y a ces phrases terribles où les enfants doivent payer la faute des parents sur sept générations. Ce n’est pas par cruauté ou par volonté de faire peur que l’on trouve ce genre de phrases dans la Bible, mais par constat de la répétition qui traverse les générations. Ce qui était faute pour une génération devient règle et loi pour la génération suivante.

Bernard Vandermersch – J’ai eu un peu de mal à suivre votre discussion à tous les deux et j’avoue que j’ai du mal à piger comment à partir d’une situation au hasard, une fois qu’on a nommé les triplets, comment on peut faire une faute. Puisque là, c’est complètement automatique, il n’y a même pas de sujet. Ce qui m’avait frappé, c’est ce divorce entre d’une part ce que prévoiraient les lois du hasard c’est-à-dire les probabilités qui font que alpha, beta, gamma, delta ont chacun 25% de chance de se produire alors que, l’on pourrait faire toute une chaîne avec une succession, je ne sais pas, d’alpha alpha… c’est-à-dire qu’il y a là manifestement quelque chose qui trouble l’esprit, c’est que normalement, on est sûr au bout d’un certain, qu’est-ce que ça représente ces successions de… c’est difficile de transposer cela dans le langage humain, parce que qu’est-ce que cela veut dire ? C’est que de toute façon c’est quand même normalement les lois de la probabilité qui vont l’emporter et néanmoins, rien n’empêcherait que toute une chaîne soit encombrée de la même répétition. Voilà, ça me travaille et peut-être tu as…

Alice Massat – Par exemple à notre époque où tout le monde a une machine dans la poche, il y a un fait qui a dû vous arriver à tous, quand vous êtes sur internet et que vous voulez accéder à un certain contenu et que la machine, l’ordinateur vous demande de prouver que vous n’êtes pas une machine ou un robot, cela nous arrive tout le temps et quel est le test que nous impose la machine pour pouvoir accéder au contenu au-delà ? C’est justement de déchiffrer des lettres ou des chiffres, des symboles qui sont déformés ou raturés. C’est-à-dire que pour prouver qu’il n’est pas une machine ou un robot, l’humain est en mesure de corriger la faute.

Marc Darmon – Ce n’est pas une faute que l’on corrige, c’est des lettres qui sont déformées mais en faisant la supposition qu’un être humain sera capable de distinguer des lettres même déformées dans la mesure où chaque lettre se caractérise par sa différence par rapport aux autres lettres. L’être humain est susceptible de reconnaître une différence pure de quelque chose qui serait une ressemblance de forme.

Bernard Vandermersch – Est-ce qu’un animal, après tout le jeu de pair et impair on peut le faire faire à un animal, il suffirait de dire que s’il tombe sur une boule, il a une saucisse et s’il ne tombe pas sur une boule, il n’est pas bon. Ce que je me demanderais c’est si ces réponses engendreraient une répétition typique de chaque animal ? Est-ce que par exemple cette chienne serait comme ceci et est-ce qu’on y trouverait une signature ? Autrement dit est-ce l’inconscient du sujet qui détermine la répétition ou est-ce que celle-ci est quasiment injectée par le processus de l’expérimentation ?

Marc Darmon – Je ne sais pas si ton exemple peut plus nous éclairer que nous embrouiller.

Bernard Vandermersch – Rires.

Marc Darmon – Mais peut-être pouvez-vous jouer en rentrant chez vous, jouer à cette machine. C’est un informaticien qui s’appelle Meyer qui a inventé une machine beaucoup plus perfectionnée puisqu’elle joue sur quinze coups qui s’appelle SAGAS, vous pouvez retrouver ça sur internet et vous amuser à jouer avec.

Christian Fierens – Il me semble que dans toute cette question il serait utile de faire remarquer qu’au fond les étages imaginaire et symbolique et les chaînes alpha, beta, gamma, gamma, delta

Marc Darmon – Elles ne sont pas vraiment réelles, symboliques imaginaires car le symbolique concerne chaque étage.

Christian Fierens – Elles impliquent qu’on les fasse. Il faut le faire. Comme ce qui a été fait, a été fait par Lacan, ça peut nous paralyser et nous faire penser que ce faire est nécessaire, mais je pense qu’il est assez évident que l’on pourrait imaginer d’autres façons de faire des chaînes de regroupement par trois, par quatre etc. avec certaines propriétés. Ce que je veux accentuer c’est ce « il faut le faire » et un « il faut le faire » qui, me semble-t-il est relativement aléatoire. À partir de ce « il faut le faire », « il faut le faire apparaître » cette structuration imaginaire et symbolique, que vous avez très bien exposée, à partir de là s’impose nécessairement une faute possible, c’est-à-dire une culpabilité fondante qui est fort différente du cas de la machine où la machine n’invente pas son système symbolique. Là, il y a une très grande différence qui fait que, comme tu le disais, pratiquement l’homme perd toujours par rapport à la machine. Donc ce que nous recherchons ce n’est pas de gagner au jeu du pair/impair mais au contraire la perte inhérente à ce faire auquel nous sommes nécessairement conviés à partir du jeu de la suite aléatoire du réel, des plus et moins etc. Il y a là deux choses différentes entre la machine et l’homme.

Marc Darmon – La machine est faite par l’homme, elle est construite pour gagner plus souvent que les lois statistiques.

Christian Fierens – Mais ce choix de « il faut le faire » est retiré du jeu parce qu’il n’est pas mis en jeu. Il est mis avant le début des jeux. La machine est faite avant le jeu.

Marc Darmon – Oui, on pourrait dire que celui qui fait c’est le Dieu de la machine. Le Dieu de la machine est à l’origine de la loi de la machine. Ce que cherche Lacan simplement dans cette histoire, c’est de montrer ce qu’il entendait par loi symbolique, par surdétermination symbolique, qui ne se confond pas avec une surdétermination réelle. Il distingue bien un étage de réel bien qu’il faille des signes symboliques pour en rendre compte.

Christian Fierens – Mais est-ce que tu ne crois pas qu’il faille accentuer ce caractère « il faut le faire » ? Dans la distinction de l’homme et du robot on l’a d’ailleurs très clairement. Généralement on peut toujours refuser le problème qui est posé et dire une autre occurrence parce que je ne m’y retrouve pas là dedans.

Marc Darmon – Oui, c’est qu’on est un peu robot.

Christian Fierens – Mais le robot n’y accède pas, il doit le faire tout le temps. Il ne peut pas dire je voudrais autre chose.

Marc Morali – Tu permets que je m’immisce Christian [Fierens], je voudrais rajouter un grain de sel ou poivre, je ne sais pas encore. Trois remarques à faire aux objections que vous avez faites. Premièrement, pair/impair c’est pile ou face d’ailleurs…

Marc Darmon – Pile ou face c’est jouer au hasard.

Marc Morali – Oui d’accord, mais dans le machin de Lacan, il y a les deux dimensions mais le problème, c’est dans le codage. Dans le fond, le problème est simple, l’artéfact est soit dans le sujet, soit dans le codage mais il est quelque part. Ce codage consiste à considérer que trois pris soi-disant au hasard sont liés et on les lie temporellement. Il y a un coup, celui d’avant et celui d’après. Donc Lacan a dit une phrase assez formidable « si on veut sortir un lapin d’un chapeau, il faut l’y avoir mis préalablement ». Donc qu’est-ce qu’on code exactement si ce n’est de projeter sur un jeu apparemment de pur hasard quelque chose qui répond à une temporalité qui se dirait maintenant, avant/après dans laquelle on reconnaîtra aisément le repérage de l’être humain pour des générations. La question qui se pose est de repérer si par rapport à ce repérage des générations, il y a quelque chose d’une faute qui apparaîtrait et c’est là que vous avez raison Madame de dire que le mot faute est utilisé par Lacan et on ne voit pas pourquoi on ne l’utiliserait pas. Je dirais, oui, d’ailleurs il faut l’utiliser. Pourquoi ? Parce qu’il en a parlé de cette faute. Où Lacan a utilisé le mot faute dans la première phrase de son séminaire. Dans le séminaire sur Le Sinthome : « sinthome, dit-il, sin la faute première », c’est-à-dire on voit bien que ce après quoi il court là-dedans c’est qu’il y aurait quelque chose qui surdéterminerait, et alors on ne sait pas si c’est dans le codage, c’est le fait de coder sur ce mode, qui introduit la temporalité qui chez l’être humain s’imaginarise sur des générations, du trois – une génération, c’est trois – ou est-ce quelque chose qui viendrait de ce ratage premier dans les générations qui éliderait quelque chose. On peut aller encore plus loin puisque vous posez la question de cette déformation des lettres, question tout à fait formidable, qu’on ramène à la question du symbolique, mais Lacan aussi en a parlé : quand on prend un pauvre pigeon qui n’a jamais vu un faucon pèlerin, vous mettez dans une cage à l’abri des faucons, il se trouve que lorsque vous lui montrez l’image d’un faucon, il plonge par terre parce que le faucon a la mauvaise habitude de lui grignoter le jabot. Donc pour se protéger du faucon, il vole au ras du sol de façon à ce que le faucon ne puisse pas l’attaquer. Or le génial expérimentateur a eu l’idée de se dire que si on lui montre la photo du faucon pèlerin, est-ce qu’il va la reconnaître alors qu’il ne la connaît pas ? Et bien, oui, il la reconnaît. Ensuite il fait varier cette forme sous une déformation que les topologues appellent homéomorphe (déformation continue), et bien ce pigeon qui n’a jamais vu ni les mathématiques ni de faucon pèlerin, au bout d’une certaine déformation, il ne reconnaît plus le faucon et donc ne plonge plus. À moins de penser que le pigeon est doté d’une articulation entre imaginaire et symbolique, peut-être ce qu’il lui manquerait, ce serait le réel, à moins que ce soit l’inverse, on voit que ce jeu auquel nous jouons on pourrait le faire jouer à un faucon, il suffit de ne pas lui montrer des lettres mais un faucon pèlerin. Il reconnaît la différence. Tout cela pour vous dire que ce débat me plonge dans un abîme de perplexité dont je ne suis pas sorti.

Cyrille Noirjean – En effet, le débat soulève des métaphores animalières.

Transcription : Dalila Bouamrirene.

Relecture : Érika Croisé Uhl, Louis Bouvet, Dominique Foisnet Latour.

Texte relu par l’auteur.