Ce distique forme une belle épigraphe aux leçons X, XI et XII pour lesquelles l’enjeu est de cerner le lieu du symbolique. Comme l’annonce Silesius : à chercher le lieu on rencontre le temps… Cerner la fonction symbolique telle que Freud l’élabore – il s’agit de décoller l’imaginaire du symbolique – ouvrira à l’introduction du jeu de pair/impair dans la leçon XV. À décoller, à dissocier l’imaginaire du symbolique émerge le réel, réel de l’œuvre de Freud que Lacan nous invite à viser dès le début de la leçon X : « à savoir d’appliquer les principes mêmes qu’elle donne explicitement à sa construction. » Cerner, serrer le réel d’une œuvre, revient à cerner cet x qui échappe à son auteur – qui lui échappe en tant que c’est pour lui, une loi incomprise.
De quelle manière Lacan piste-t-il ce réel ? Il s’appuie sur les théories et la clinique psychanalytiques concomitantes à ces années 50 qui, en se fourvoyant, lui fournissent l’appui
à dissocier, à débrouiller ce qu’il en est de l’imaginaire et ce qu’il en est du symbolique, en posant la question du Moi et du sujet. La suprématie, aujourd’hui, des thérapies (comportementales, coaching ou à l’opposé de méditation, etc.) qui évacuent cet écart entre le sujet et le Moi donne tout son actualité à ce séminaire qui, il y a plus de soixante ans, avait déjà réglé ces questions.
Lacan propose quatre étapes dans l’œuvre de Freud : L’Esquisse, La Science des rêves, la théorie sur le narcissisme et Au-delà du principe de plaisir. Quatre points qu’il interroge ainsi : « Qu’est-ce que ceci, par son existence même, et aussi son mouvement, son progrès, cette sorte de dialectique négative impliquée dans la persistance de certaine antinomie, leur maintien, leur durée, sous des formes transformées ? Car, à travers ces quatre étapes vous voyez les difficultés, les impasses, les antinomies se reproduire dans une disposition à chaque fois transformée. » Lacan traque les moments de renversement dans l’élaboration de Freud, de changement de point de vue sur cet x plus évoqué. Il continue ainsi : « C’est ce que nous allons suivre et qui par soi-même, peut nous donner une indication nouvelle, voir surgir l’autonomie, l’ordre propre de ce à quoi Freud s’affronte de ce qu’il a à formaliser. Cet effort de formalisation […], nous désigne, nous dénonce à la fois l’ordre qui est visé, l’ordre qui est en quelque sorte isolé. […] Cet ordre, vous le savez déjà en gros, […] c’est l’ordre symbolique dans ses structures propres, dans son dynamisme autonome, […] c’est-à-dire quelque chose qui est justement ce par quoi je vous désigne l’originalité de la découverte freudienne, que tout ce qui détermine l’homme, [… est justement] quelque chose qui n’est pas simplement dans l’homme, qui est ailleurs, qui est justement cet ordre symbolique et que Freud soit toujours, à mesure même du progrès de sa synthèse, forcé de restaurer, restituer toujours ce point extérieur, excentrique, c’est ça la signification du progrès sur ces différences, et ces quatre schémas, dont nous allons essayer maintenant de retrouver dans le texte les étapes. » Lacan trace ici un programme de travail, mais définit du même coup le champ de la psychanalyse.
L’Esquisse ?
À l’emporte-pièce, nous pourrions dire qu’elle produit le système w : une circulation neuronale se fait toujours du système φ au système y ensuite, ce qui est en γ si la quantité est suffisante, vers w. Le système φ est un système de réception-décharge de ce qui vient de l’extérieur ou l’intérieur. Le système de neurones y constitue les frayages inconscients qui peuvent, selon la quantité transportée aboutir à w et dès lors à la décharge motrice ; il « est avant tout un système-tampon, d’équilibre, de filtrage, d’amortissement. » Ainsi pour ce qui en est de l’œil – repris et décalé avec l’usage des appareils d’optiques – lorsqu’on regarde, ce qui reste inconscient, c’est ce qu’il y a d’actif, de moteur dans le fait de devoir accommoder. Ce trajet, Freud le reprend dans la Traumdeutung, désencombré de la localisation anatomique de ces processus : « L’idée qui est ainsi mise à notre disposition est celle d’une localité psychique. Nous allons complètement laisser de côté le fait que l’appareil animique dont il s’agit ici nous est connu aussi comme préparation anatomique et allons éviter soigneusement la tentation de déterminer la localité psychique de quelque façon anatomique que ce soit. Nous restons sur le terrain psychologique et entendons suivre seulement l’invitation à nous représenter l’instrument qui sert aux opérations de l’âme, comme par exemple un microscope, un appareil photographique. » Lacan reprend la structure des appareils d’optique – déjà lors du séminaire précédent – dans le schéma optique. Leur structure-même fait valoir la dimension imaginaire, elle fait valoir notre capture imaginaire : « ce sont ces images qui, dans un appareil d’optique ne peuvent pas être dites surtout quand elles sont virtuelles, être nulle part, à tel endroit dans l’appareil. Elles sont vues à cet endroit, quand on est autre part pour les voir. » Ici s’entend la tension de l’axe imaginaire et de l’axe symbolique soulevant les difficultés des écritures de la clinique. Ce que vise Freud, dès la Traumdeutung, c’est la structure, la logique, avec pour métaphore les inventions de son temps (l’usage de la photographie est tout récent). Lacan s’appuie aussi sur une invention de son temps : la cybernétique qui n’est plus métaphore, elle est « actualisation du langage humain » ; elle sert Lacan comme Freud se sert du rêve pour traquer la structure de l’inconscient.
Le point de départ de Lacan est comme souvent plein d’humour : il met en balance la réponse qu’Eugène Minkowski fait à l’exposé sur la psychanalyse de Madame Favez-Boutonier avec la réponse d’une machine. Minkowski répond, dit Lacan, « exactement les mêmes propos que je lui entends tenir depuis trente ans, quel que soit le discours auquel il ait à répondre sur le même sujet, j’entends la psychanalyse. » Eh bien la différence d’avec une machine, c’est que si à une machine on lui donne autre chose, elle répond autre chose, « et il y a un monde entre ça et les gens qui, quoi qu’on leur dise, répètent toujours la même chose. Je parle d’une réponse. » S’entendent ici la proximité d’avec les frayages décrits par Freud dans L’Esquisse, qui touchent l’élaboration qui viendra dans quelques leçons à partir du jeu du pair-impair, c’est-à-dire la reprise de l’ « Au-delà du principe de plaisir », de la chaîne qui mène chaque sujet, de l’automatisme de répétition, de trajets déjà là. Dès lors la question n’est pas tant d’où vient le langage, que quel rapport de l’homme au langage, comment ça fonctionne ? Et pour l’illustrer Lacan fait appel au schéma optique, et propose une écriture qui ne sépare pas le système y de perception-conscience aux deux extrémités d’un schéma mais il le met au « cœur de la réception de ce Moi dans l’autre qui est la référence imaginaire essentielle, qui centre toute la référence imaginaire de l’être humain sur l’image du semblable. C’est là que nous retrouverons notre schéma de l’année dernière, avec l’image du Moi idéal, et l’idéal du Moi se faisant vis à vis, à l’intérieur du système imaginaire. »
Cette référence au schéma optique rappelle qu’il y a ce détour par l’Autre dans la construction du Moi ouvrant ainsi à la recherche de Freud dans l’« Au-delà du principe de plaisir » à savoir que « résistance et signification inconsciente ne se correspondent pas comme l’endroit et l’envers […] que tout le système des significations n’est pas dans le bonhomme, que sa structure n’est pas faite comme une synthèse de ces significations, mais bien au contraire. » Il y a ce point extérieur évoqué plus haut. Réduire le bonhomme, comme le dit Lacan, à une synthèse des significations inconscientes, c’est évacuer la structure du parlêtre, c’est aplatir le symbolique sur l’imaginaire, et dans la relation analytique, c’est faire l’économie de la résistance de censure pour ne s’appuyer que sur la résistance de transfert.
Pour rendre sensible ce qu’il en est du Moi et de la résistance, Lacan fait appel à la lampe triode : on chauffe, la cathode libère des électrons qui vont vers l’anode – au milieu la grille permet de moduler la quantité d’électrons. La grille, à la fois, c’est un obstacle, c’est une résistance, et en même temps, c’est la seule chose qu’on voit qui s’illumine. C’est « une image, un repérage de ce que veut dire la résistance, la fonction imaginaire du Moi […] sans cette interposition du Moi et du même coup cette résistance, ces effets de la communication au niveau de l’inconscient ne seraient ni saisissables, ni mesurables dans leur effet, sur l’individu, le Moi comme tel. »
Valabrega, à qui Lacan avait demandé d’intervenir dans ces séances, a enfin la parole. On peut comprendre son désarroi pour rabouter avec ce que vient de proposer Lacan puisque il s’attache dans la fin de cette leçon à faire le pont entre le rêve dans L’Esquisse et la partie VII de la Traumdeutung. Le rêve de l’injection faite à Irma sera l’objet d’une intervention lors de ces journées – je le laisse donc de côté. Que retenir de cette fin de leçon ? D’abord que le rêve permet d’accéder à la fonction symbolique à sa grammaire, qui a la même grammaire que le symptôme, ensuite que la révolution freudienne tient dans le décentrement du sujet et du Moi du fait de la parole. Un autre parle dans le rêve constituera le socle des leçons suivantes : le rêve est le lieu où se révèle ce rapport de l’homme à la parole qui se situe dans l’inconscient.
Au début de la leçon XI, Lacan précise que le propos est d’essayer de comprendre ce que veut dire « Au-delà du principe de plaisir », ce que veut dire automatisme de répétition, et quelle duplicité des relations du symbolique et de l’imaginaire s’ouvre dès lors. La fonction interrupteur de la lampe triode constitue la structure du message – il reprendra et développera ce point dans la conférence de l’avant-dernière leçon : ouvert ça ne passe pas, fermé ça passe. Qu’est-ce qui passe ? Qu’est-ce qui est communiqué, quel est le message ? C’est une manière de dire autrement le schéma du rêve de l’injection faite à Irma que Freud propose : comment dans la succession de ce qui passe se déduit ce qui ne passe pas.
S’engage alors, la conversation maïeutique propre à Lacan pour ce séminaire : Valabrega présente scolairement les textes de Freud, ouvrant un espace à Lacan qui lui permet de suivre son propos. C’est une quasi mise en œuvre du dialogue des petites machines de Grey Walter : Lacan suit son fil aiguillonné par les propos de Valabrega. Il relève que Freud dit traiter le rêve comme on traite un texte sacré, c’est-à-dire qu’il s’interprète avec des lois. Aussi dégradé soit-il, le message passe, bien plus, on peut lire dans la dégradation-même du message des traces, des marques qui sont la nature du message. Ici Freud opère un renversement par rapport aux autres voies de lectures des rêves : il lit un sens dans l’oubli d’une partie du message. Ce qui est dans l’inconscient, ce que Freud vise, c’est ce caractère de discours organisé d’un message qui passe, qui à ce moment du rêve est pris comme tel, comme un message qui insiste. Dès lors, s’entend la proximité d’avec l’automatisme de répétition présenté dans l’« Au-delà de principe de plaisir. » Ce qui se répète qu’est-ce sinon une modulation, un discours interrompu qui insiste ?
Ainsi abordons-nous pas à pas ce qu’il en est de la résistance, de la censure et de la régression que Lacan, lors d’une disputatio avec Valabrega, clarifie : la résistance est de l’ordre de frottements imaginaires, elle est liée au registre de l’imaginaire alors que la censure est une intention liée à ce qui dans le discours se rapporte à la loi en tant qu’incomprise. C’est de cet x d’incompréhension dans la loi que naît, que se fonde l’interruption du discours. Pour faire entendre la censure Lacan fait référence au texte de Queneau, On est toujours trop bon avec les femmes. À grands traits, si la loi énonce que celui qui dit que le roi est un con aura la tête tranchée, le sujet rêve qu’il a la tête tranchée. Il rêve l’application de la loi, ce qui est censuré est « je dis, je pense que le roi est un con. » Dès lors le Surmoi trouve sa définition : il terrorise effectivement le sujet et il construit dans le sujet des symptômes efficaces qui se chargent de représenter ce point où la loi est incomprise : sorte de prise de la parole de ce lieu d’incompréhension. Transfert et censure sont deux qualifications de la résistance, c’est sur cette question que Freud clôt la partie sur « L’Oubli du rêve », indiquant que sont là les deux piliers du traitement psychanalytique des névroses : la partie suivante de la Traumdeutung traite de la régression qui viendra dans la leçon suivante du séminaire de Lacan.
Après cette précision sur résistance et censure Valabrega peut continuer sa lecture de la Traumdeutung, jusqu’à un nouveau stop de Lacan qui lui permet de définir l’usage que Freud fait de Fechner : le lieu du rêve n’est pas le lieu des pensées éveillées. Au contraire le lieu du rêve n’est pas un lieu psychique – déjà énoncé dans l’extrait de Freud plus haut. Le lieu du rêve est la dimension symbolique, ce qu’énonce Angelus Silésius.
Au milieu des questions de résistance, censure, transfert et régression, demeure la question ouverte par Lacan dans Freud : où se situe le sujet de la relation analytique ? « Une autre complication… – que celle de savoir pourquoi le préconscient a rejeté et étouffé le désir qui appartient à l’inconscient… – beaucoup plus importante et profonde, dont le profane ne tient pas compte, est la suivante. Une réalisation du désir devrait certainement être une cause de plaisir. Mais pour qui ?… Pour celui, naturellement, qui a ce désir. Or, nous savons que l’attitude du rêveur à l’égard de ses désirs est une attitude tout à fait particulière. Il les repousse, les censure, bref ne veut rien en savoir. Leur réalisation ne peut donc lui procurer de plaisir, bien au contraire. Et l’expérience montre que ce contraire, qui reste encore à expliquer, se manifeste sous la forme de l’angoisse. Dans son attitude à l’égard des désirs de ses rêves, le rêveur apparaît ainsi comme composé de deux personnes réunies cependant par une intime communauté. » Angoisse et désir en communauté, en continuité, sur une même surface qui provoque le décentrement du sujet, surface qui deviendra möbienne dans la suite de l’enseignement de Lacan. La question qui se pose à partir de là est celle du sens : qu’est-ce que le sens (le sens du rêve, la vérité du sens du sujet) ?
Dans la conférence « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Lacan a placé le rêve sur sa suite de lettres à « iS » : imaginer le symbole. L’étape suivante, « sS » : symboliser le symbole s’entend que l’interprétation, par exemple dans le rêve de l’injection faite à Irma, il s’agit du discours continué d’avec Fliess. Vient ensuite, « sI », symboliser l’imaginaire qu’on peut entendre comme une définition du sens tel que placé sur le nœud borroméen au lieu du recouvrement de l’imaginaire par le symbolique. Ici, le sens du rêve (la vérité du sens du sujet) est le rêve de quelqu’un en train de chercher ce qu’est l’objet du rêve. Il est à remarquer que sur le nœud borroméen le sens demeure pris entre d’une part l’angoisse (dont on connaît le rôle dans le rêve de l’injection faite à Irma) et d’autre part de l’inhibition (des fonctions motrices pour le rêveur).
Lacan pointe que cette question du sens, Freud se la pose à lui-même en nous livrant l’analyse de ses propres rêves, il nous fait savoir que « quelqu’un d’autre apparemment que lui-même parle dans ses rêves. » Dès lors cet autre qui se fait plaisir quel est son rapport avec l’être du sujet ? Dès L’Esquisse l’objet est constitué par une perte, le sujet retrouve des frayages déjà faits, déjà là qui ne le mènent nulle part : « Toute dialectique, en somme, de la décomposition de l’objet, le fait que l’objet humain est toujours quelque chose dont le sujet va tenter de retrouver la totalité, à partir de je ne sais quelle unité perdue à l’origine, c’est quelque chose de très frappant qui déjà s’ébauche à l’intérieur de cette sorte de symbolique construction théorique que Freud cherche, que lui suggèrent les premières découvertes sur la structure du système nerveux, dans la mesure où elles peuvent être appliquées à son expérience clinique. » Pour poursuivre la lecture borroméenne, je dirai que l’objet, c’est ce qui lie dans la mesure où il est le point de cette re-construction qui s’écrit en nœud borroméen.
Le passage par l’écriture borroméenne fait entendre toute la difficulté à entendre la régression pour laquelle il faut envisager la coalescence de deux séries de motivations. L’une doit être sexuelle, l’autre, le facteur de la parole, de la fonction symbolique assumée par le sujet mais en tant qu’incomprise. C’est Valabrega qui commente à partir du schéma de la Traumdeutung, parce que c’est à partir de ce schéma que Freud introduit la régression et parce que c’est dans le rêve que ces questions sont particulièrement saillantes.
Le rêve se développe selon trois processus : l’un est la présentation de la pensée comme situation au présent avec omission du peut-être, le suivant est la transposition en images visuelles et en discours et enfin la question du lieu psychique du rêve déjà évoquée. Sur ce schéma, le rêve vient de l’impossibilité de sortir du schéma par la décharge motrice donc en suivant un sens régrédient vers l’inconscient, placé juste avant le préconscient. Valabrega fait la remarque que ce système, écrit de manière circulaire, serait plus clair afin qu’arrive à P (la perception) les phénomènes préconscients devenant conscients. La reprise de Lacan est intéressante : ce schéma n’est pas spatial, il est successif, topique. Et cette difficulté doit bien représenter quelque chose.
Elle « pose un problème de représenter comme étant dissociés, aux deux points terminaux de la série de ce qui est le sens de circulation de l’élaboration psychique, à ses deux extrémités, ce qui paraît être l’envers et l’endroit d’une même fonction, à savoir la perception et la conscience. Ceci d’aucune façon ne peut être attribué à quelque caractère contingent qui serait lié du fait que nous subissons quelque illusion dans la spatialisation, l’ensemble de ce schéma, qu’il est parfaitement concevable que, tout cela étant en fin de compte des phénomènes loin d’être uniquement spatiaux, sur un certain plan ce soit simplement une difficulté de la représentation graphique qui aboutisse à cette difficulté apparente. Cette difficulté est bien interne à la construction, au mouvement même, à l’élaboration dialectique du schéma. » Envers et endroit d’une même fonction : peut s’écrire en ruban de Möbius, bande, qui par la révélation de « notre illusion dans la spatialisation » fait apparaître une difficulté de structure, c’est-à-dire d’écriture puisque cette bande, pour la fabriquer, pour l’envisager nous raboutons les deux bouts d’un bande biface en faisant faire un demi-tour à l’un… L’écriture résout ici ce qui nous échappe, ce que nous divisons et séparons à savoir la place du système perceptif de la place de la conscience, que l’expérience unit.
Ce sur quoi Lacan insiste, revient et bute, c’est qu’à partir du moment où Freud tente d’écrire un schéma topique, il rencontre cette difficulté d’avoir à élaborer la régression. Pourquoi, demande Lacan, semble-t-il nécessaire à Freud de dissocier le système de l’ego dans ces deux parts : perception et conscience qu’il situe à des points opposés de son schéma ? L’introduction du temps révèle un impossible à écrire que la clinique enseigne. Impossible qui s’énonce : comment faire tenir ensemble le temps chronologique et le temps logique, le temps de la perception à la conscience ? Quelle écriture peut faire tenir ensemble en dissociant ? Faire tenir ensemble en dissociant est une manière de dire le nœud borroméen. Nous faisons ainsi sentir que Lacan a tenté tout au long de son enseignement de résoudre l’x freudien… La topologie borroméenne le déplace : c’est une écriture qui tient et délocalise (décentre) le lieu du ratage de l’écriture vers le lecteur.
Jean-Jacques Tysler – Merci Cyrille. Il y a beaucoup de choses, beaucoup de références techniques à la question du rêve. Avant de passer la parole à Renata [Miletto], il y a une question massive, puisque tu mettais toi-même en relation à juste titre la topologie telle qu’on essaie de la pratiquer aujourd’hui et les références freudiennes, c’est de nous demander si dans une séance d’analyse notre lecture du rêve a changé techniquement. Est-ce que nous faisons encore comme Freud, des petits rébus, des travaux de scrabble, ou bien quoi d’autre, ou bien est-ce que ça induit, est-ce que l’espace borroméen induit un mode logique autre, à ce moment-là lequel ? En tout cas il me paraît important de rappeler de force la centralité du rêve puisqu’il m’est arrivé de participer à des journées des Forums de Colette Soler, où avec curiosité, j’entends dire par certains que le rêve, n’était plus si important dans la pratique de la cure, et que le lapsus et les jeux littéraux prenaient une importance qui laissaient le rêve de côté. On voit comme toujours dans l’espace lacanien parfois arriver des énormités, des axiomes qu’on oublie. Mais tu poses, sans le dire, une vraie question, depuis Freud, avec ce Lacan-là, est-ce que notre pratique de lecture du rêve a changé par exemple ? Quid ? Après, juste une question, quand tu utilises la formule qui est très belle, mais assez complexe, « quand la loi est incomprise » comment l’entends-tu ?
Cyrille Noirjean – Sur la première remarque, j’ai eu à l’esprit une remarque que quelqu’un avait faite ici à savoir que Lacan ne travaillait pas tant avec le rêve que ça, que ça ne l’intéressait pas. En lisant ce séminaire, je me disais que c’est sans doute faux, on voit bien comment le rêve est ce qui donne accès à la structure de l’inconscient, à la structure de la chaîne. Quant à savoir si la topologie borroméenne modifie l’écoute, l’interprétation qu’on peut faire des rêves, je ne suis pas bien placé pour en parler, j’ai pu dire que la psychanalyse sans la topologie je ne sais pas ce que c’est. Je suis entré avec la topologie ; je n’ai pas d’idée de ce que ça peut être sans. Je peux témoigner que je fais des rébus, pas que des nœuds. La loi en tant qu’incomprise : elle est incomprise parce qu’elle n’a pas de sens, faut faire avec.
J.-J. Tysler – Ce n’est pas qu’elle n’a pas de sens, le sens vient de l’Autre.
Cyrille Noirjean – Oui, mais qui reste inaccessible.
Renata Miletto – De ma part, j’ai trouvé très intéressant votre exposé parce que j’ai trouvé plutôt lourde la lecture de ce séminaire et surtout de ces leçons, et pas si facile à suivre, tandis que vous nous avez restitué quelque chose de bien plus facile à suivre. Vous avez dégagé un fil. Ce qui m’intéressait, peut-être j’ai pris au sérieux la tâche de lire ensemble les deux séminaires, ça a été la remarque que Lacan fait brièvement, que vous avez repris à la fin : les difficultés que nous posent les schémas de Freud, surtout le deuxième par rapport au premier est le fait qu’il aurait voulu introduire le temps. Il a voulu introduire le temps avec des possibilités de représentations graphiques inadéquates. Donc toute la question de la régression, plutôt un sens régrédient… Nous savons que la question du temps, c’est bien la question de Lacan, qu’il se pose bien avant même ce séminaire, parce que l’écrit du temps logique c’est un peu avant et peut-être que c’est la question qui le pousse à introduire la topologie. Parce que justement on ne peut pas écrire le temps sur une surface, sinon en le spatialisant…
Et donc peut-être que la topologie et bien sûr, la bande, le 8 intérieur qui revient en sens régrédient… Vous avez terminé là-dessus, j’aurais voulu que vous repreniez un peu cette question du temps que Lacan attribue aux difficultés de Freud.
Cyrille Noirjean – Peut-être que la fin de mon exposé, ce que je devais penser jusqu’à ce matin, tendrait à indiquer que la topologie borroméenne résout la question du temps. En écoutant Pierre-Christophe Cathelineau ce matin, c’est plutôt que la topologie et le temps… avec l’homotopie et la continuité c’est une manière de réintroduire le temps dans la topologie borroméenne. Pour l’instant je ne peux rien en dire de plus.
J.-J. Tysler – À mon sens, Lacan quand il critique Freud ce n’est pas pour balancer le bébé avec l’eau du bain, il y a un signifiant qui lui plaît, par exemple celui de régression. Mais il n’est pas satisfait de la façon dont Freud en rend compte logiquement. On ne peut pas dire que ce que soulève Freud n’existe pas. Par exemple la régression topique au stade du miroir pour Schreber : il utilise bien le signifiant freudien tout en essayant de lui donner une dimension lacanienne, la sienne. Et il ne faut pas que vous oubliiez non plus, que Freud avait une vision de la clinique – tu as parlé de la structure… Eh bien on ne sait plus trop aujourd’hui ce que vous appelez structure clinique. C’est les mêmes qu’utilisait Lacan au début de son séminaire ou vous utilisez autrement. En tout cas, chez Freud, les structures cliniques, on peut entrer par une schizophrénie et sortir par une autre. Par des voies, là, régressives, ça n’embarrasse pas Freud de faire un tour dans la clinique. Pour le Lacan du séminaire III, c’est interdit. Quid aujourd’hui ? Je dirais que les embarras de Lacan par rapport à Freud, au contraire, réordonnent, dans le meilleur des cas, une lecture inventive, parce que tous les points qu’a soulevés Freud, auxquels a été sensible Lacan, restent encore inaboutis. Aujourd’hui j’aimerais savoir, si vous ne traitez pas la clinique, comme les anglais par exemple en pensant qu’il n’y a pas de structure fixe, pas de Moi fixe, alors quid ? Comment vous nommez la clinique si elle n’est plus articulée à la clinique issue des grands séminaires premiers. Dans ces cas-là, c’est une utilisation de Freud ouverte. Lacan se dit, Freud quand il raconte ça c’est passionnant, mais je ne suis pas convaincu de la manière dont il le démontre jusqu’au bout. Il va chercher à le préciser. Mais nous en sommes par rapport à Lacan, exactement dans la même position. Pierre-Christophe [Cathelineau] qu’est-ce que tu dirais ?
Pierre-Christophe Cathelineau – Pour rebondir sur ce qui a été dit, je dirais qu’il y a quand même, malgré ce que tu dis Jean-Jacques [Tysler], et ce qui a été bien pointé par l’exposé, une prise de distance qui annonce d’autres inventions. Quand Lacan dit que la régression temporelle formelle, vous allez voir que c’est ça même au niveau de quoi nous allons voir les plus grandes antinomies qui se produisent à ce stade dans la pensée de Freud, c’est ça aussi qui va nous permettre de comprendre pourquoi et dans quel sens, sa pensée a dû faire ultérieurement certains progrès et comment par exemple, la théorie du Moi telle qu’elle est fondée dès 1915 au niveau de la théorie de la libido narcissique nous permet d’aborder d’une manière décisive, essentielle et résolutive aux problèmes que se posent les diverses formes alors élaborées de la régression au niveau de ce schéma. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que ce qui fait l’originalité de la lecture de Lacan c’est l’écart qu’il propose au public qui est avec lui par rapport à une certaine lecture de Freud. Et de cet écart, et je suis assez d’accord avec ce qui a été dit, de cet écart, naît précisément la nécessité de repenser la question de la temporalité – et je pense en particulier au « séminaire sur « la Lettre volée », qui est une autre façon de penser la temporalité et qui est une autre façon de poser des problèmes de topologie. C’est la première façon dont il pose le problème de la topologie dans ce séminaire. Il y a effectivement, je suis d’accord, entre le séminaire II et le dernier séminaire, cette réflexion très aiguë de Lacan de ce qui va faire acte dans le temps et de ce qui se répète dans le temps. La Lettre volée c’est bien l’illustration de ce qui se répète. Il me semble qu’en introduisant d’abord la topologie impliquée par la lettre et ensuite la topologie des surfaces et celle des nœuds, il répond à une question à laquelle Freud ne parvient pas à répondre et ne peut pas répondre, précisément, pour la raison qui été dite. Cette inscription linéaire sur les surfaces est impossible. Je pense que ça n’est pas faire insulte ou injure à Freud que de considérer que sa pensée peut être déplacée, il prend appui sur la pensée de Freud, et il la déplace. Si vous êtes d’accord.
Angela Jesuino – Je voulais partager avec vous une réflexion qui a été faite par Alexis Chiari, à l’issue de la table d’hier, qui m’a parue contribuer à la réflexion que nous sommes en train d’avoir notamment en ce qui concerne La Topologie et le Temps, il m’a dit : « la topologie c’est l’écriture des temps de la structure » et je trouve que ça pourrait laisser les questions suffisamment ouvertes. Y compris par rapport à tout ce que tu nous as montré ce matin. Je ne sais pas si tu es d’accord avec cette formulation.
P.-Ch. Cathelineau – Oui, c’est-à-dire que évidemment, on a un point de vue qui est un peu biaisé si on part de la fin pour penser le début, mais c’est vrai qu’à la fin ce qui se démontre c’est que la synchronie de la structure, est prise dans la diachronie. Et que cette diachronie elle est, transformable. Or ça, précisément, il est difficile de repérer un appareil théorique chez Freud de même nature. Ça ne veut pas dire que Freud n’a pas d’intérêt, ça veut dire qu’un pas a été franchi.
J.-J. Tysler – Je suis plutôt interrogatif. Je trouve que notre champ, c’est-à-dire, je ne sais pas si c’est Marc Darmon qui a eu cette idée, de prendre un séminaire premier et essayer de dialectiser ça avec un des séminaires derniers. Je crois que notre champ n’est pas de solder une partie par l’autre. Un moment vous parliez de l’image, je considère que les travaux de Stéphane Thibierge sur l’image dans la pathologie, qui paraissent d’un très grand classicisme, au sens où ça rappelle la mise en place structurale de grandes pathologies de l’image lue de manière lacanienne. Ces questions, quand Lacan aborde à la fin la question de l’Imaginaire, ça ne met pas en péril la mise en place de ces grandes questions. Simplement ça implique des modalités nouvelles qu’il faut établir en clinique. C’est autre chose, il faut qu’on tienne les deux fils. Nous ne sommes pas à faire table rase. Nous en sommes à dialectiser des parties qui ne l’étaient pas suffisamment ou pas assez. Pour cette chose comme pour le rêve, le traumatisme, le fantasme et la pulsion, le rappel de Freud est absolument indispensable. Si quelqu’un n’était plus formé qu’à partir de RSI vous imaginez le socle de clinique qu’il aurait. Là, je suis sur ces questions plutôt à vous écouter, mais je reste dans l’idée que nous avons à articuler le socle apparemment classique et sa lecture modernisée et des questions de modalités nouvelles. C’est ce pas-là, dialectique, qui est le plus dur, ne pas solder une partie pour l’autre.
Intervention écrite et trancription Cyrille Noirjean.
Relecture Érika Croisé Uhl, Louis Bouvet, Dominique Foisnet Latour.
Texte relu par l’auteur.