Le Miroir d'une femme
06 février 2014

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DE SAINT-JUST Jean-Luc
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Il n’est pas surprenant qu’à la lecture de travaux des analystes de notre groupe, comme celui de Jean-Paul Hiltenbrand « Les voies du féminin »[3], mais aussi ceux d’autres groupes, comme l’ouvrage de Colette Soler « Ce que Lacan disait des femmes »[4], nous retrouvions ce même repérage clinique, puisque finalement cette demande de reconnaissance est considérée par les lacaniens comme un effet de structure.

Dans la doctrine de notre discipline, elle serait l’effet d’une privation, celle d’un trait susceptible de garantir à une femme sa féminité. Une femme se plaint, écrit Charles Melman, « pas nécessairement d’être privée de l’organe, mais d’être privée d’un organe, celui qui, par exemple, signerait sa féminité ». Ce n’est donc pas de l’organe dont elle serait privée, mais bel et bien du signe, et pour cause, si l’on se réfère à l’enseignement de Lacan, c’est que de structure celui-ci n’existe pas : pas de La femme.

Cette lecture n’est saisissable dans la clinique qu’à reprendre le postulat sur lequel se fonde l’article de Charles Melman, « la primauté de la structure sur toute esthésie ». La primauté de la structure du langage en tant que « la nomination suffit à faire que se séparent l’Un et l’Autre » constituant la trame sur laquelle toute l’expérience humaine se tisse, une petite fille va venir prendre place dans cette trame qui la précède. Cela désigne tout simplement ceci, que l’enfant est primordialement parlé, qu’il a une place dans un discours et un désir incarné. C’est même une condition de sa venue au monde pour le « parlêtre », mais aussi de sa survie.[5]

Toujours à suivre le fil de cet article, l’expérience de la petite fille sera orientée par le savoir de cette structure. Une expérience qui l’amènera non seulement à savoir « qu’il n’y a pas d’organe femelle », mais aussi à savoir « d’expérience qu’il n’est pas de vérité universelle ». Ce qui ne veut pas dire qu’elle l’acceptera, où qu’elle ne s’en défendra pas, mais que contrairement au garçon, d’expérience elle le sait.

Que pourrait-on dire de cette expérience féminine qui rend une fille plus lucide, plus savante qu’un garçon quant à la structure du langage, mais qui en même temps lui rend problématique une reconnaissance qui ne semble jamais convenir ?

Il est fréquent d’entendre au cours des cures de femmes qu’elles adressent à leur compagnon les mêmes demandes de reconnaissance, les mêmes plaintes, que celles initialement adressées à leur mère. Cette similitude, cet identique dans l’adresse, qui est d’ailleurs souvent bien repéré par les analysantes, à peine inconscient, situe cette demande sur un registre manifestement en deçà de toute dimension sexuelle, et évoque un processus qui relèverait du prégénital. C’est-à-dire un moment où la reconnaissance en question ne relève pas encore d’une identification féminine orientée sexuellement, en amont d’une entrée dans l’ Œdipe qui organise l’orientation sexuelle de la petite fille vers la féminité.

Comme le rappelle Stéphane Thibierge dans ses travaux sur l’image du corps[6], les questions liées à la reconnaissance sont à distinguer de celles liées aux identifications secondaires. Et si « il n’y a d’identification sexuée que d’un côté… ça veut dire qu’il n’y a qu’une femme qui est capable de les faire »[7] précise Lacan, ce serait sur la trame d’une reconnaissance qui fait déjà problème pour une femme justement en devenir[8]. Elle ne l’est pas d’emblée.

Ce qu’il s’agit de reconnaître, disons de connaître à nouveau, c’est ce à quoi l’enfant est déjà identifié dans le discours de l’Autre, dans le désir de l’Autre, de la reconnaître dans l’image de son corps propre. En terme plus freudien nous pourrions dire que la reconnaissance c’est le nouage de l’Idéal du moi au Moi idéal, et pour reprendre les propos de Lacan que c’est « la transformation produite chez le sujet quand il assume son image ». Mais alors, que se passe t-il pour une fille dans ce processus de reconnaissance prégénital, puisqu’il semble manifeste que cela n’ait pas les mêmes conséquences pour elle que pour un garçon ?

Ce qui fait difficulté, c’est que le « le stade du miroir » qui rend compte de ce processus de reconnaissance et est au cœur d’une des plus importantes avancées de Lacan, ne fait nullement référence à une différence sexuée[9]. Le stade du miroir est une reprise de ce que Freud élaborera dans son article « Pour introduire le narcissisme » (1914), mais aussi dans ce qu’il avancera par la suite, puisque c’en est le prolongement, dans « Psychologie des foules et analyse du moi », en particulier dans le chapitre 7 « L’identification » (1921).

Cependant, contrairement à Freud dans ces textes, Lacan ne propose aucune distinction sexuée dans le stade du miroir. Alors que Freud remarque des distinctions dont il tentera de donner la raison, dans ce processus si fondamental de son enseignement Lacan n’évoque même pas la question. C’est tout à fait surprenant que cette dimension si présente dans l’élaboration freudienne n’ait pas été reprise dans le travail de Lacan. Ce n’est sûrement pas par manque d’intérêt pour cette question, il y consacrera une partir non négligeable de son travail d’élaboration, mais alors pourquoi ? Un réponse possible sous forme de question : ne serait-ce pas pour maintenir cette primauté de la structure, que même après le séminaire « Encore » (1974), Lacan n’ai semble-t-il jamais repris le stade du miroir ? Il n’est pas impossible que Lacan voulu éviter une tendance prescriptive et clivée des positions sexuées ; autrement dit, une tendance paranoïaque du rapport à l’autre sexe qu’il n’est nullement besoin d’alimenter.

Cela dit, cela ne semble pas avoir bougé depuis. Plus récemment, dans son imposant et remarquable travail universitaire et psychanalytique sur l’image du corps et la reconnaissance, où il fait état de plusieurs pathologies de la reconnaissance et de l’image du corps en particulier dans la psychose, Stéphane Thibierge ne prend absolument pas en compte quelque distinction que ce soit entre les garçons et les filles dans le processus constituant de l’image spéculaire et de la reconnaissance.[10]

Cela est d’autant plus étonnant que, comme cela a été rappelé, il semblerait acquis que de structure il y aurait quelque chose de différent pour les filles quant à la question de la reconnaissance, qu’elles seraient bel et bien privées d’un trait leur « assurant la cohésion d’une image de soi »[11]. Malgré tout, cela ne semble pas avoir eu pour conséquence une reprise de ce moment fondateur du stade du miroir. Peut-être n’est-ce pas sans raison, et qu’il serait nécessaire de partir de ce postulat d’une équivalence, mais d’une équivalence qui serait en mesure de soutenir une différence. Il y a sans doute là une difficulté dans l’appréhension d’une différence qui se fonderait sur une équivalence.

A suivre Lacan dans le stade du miroir, il y aurait une stricte équivalence du processus de constitution de l’image du corps propre, même si un savoir « d’expérience », et ceci est plus qu’important, c’est même fondamental, n’aurait pas les mêmes conséquences pour un garçon et pour un fille dans la constitution de leur image spéculaire. Autrement dit, il y aurait une équivalence des indices symboliques émanant du discours de l’Autre, et même si un garçon et une fille sont investis singulièrement et différemment dans le discours parental, il est quand même assez mal aisé de soutenir qu’il y aurait dans ce discours une différence structurale de la constitution du sujet dans l’Autre. Il n’y a pas deux sujets, c’est le même nœud, la même structure. C’est sur ces indices que se fonde le processus de reconnaissance de la place prédéterminée du sujet dans l’Autre, la place d’un manque (Idéal du moi), mais « l’expérience » d’une fille aurait pour conséquence que cela ne produirait pas les mêmes effets quant à la reconnaissance de son image spéculaire au regard de l’Autre (Moi idéal), puisqu’une fille, elle, en saurait quelque chose de l’inadéquation fondamentale, structurelle, de ces deux instances, qu’elle tenterait sans cesse d’arranger, de concilier.

Ce qui est très en vogue en ce moment pour rendre compte de ces effets de distinction, c’est de faire appel à une détermination culturelle. Le défaut de reconnaissance des femmes relèverait-il d’une question de culture comme les théories du genre nous proposent de le lire ? Ou encore, comme c’est souvent mis en avant par les analysantes, serait-ce une défaillance des fonctions parentales ? C’est une plainte plus que récurrente de dénoncer l’absence de réponse, de dire, une transmission non faite ou pas bien faite, de la part de la mère. La question est de savoir, sans évacuer ces questions liées à une détermination culturelle, ou à un contexte familial singulier, si cela suffit à rendre compte de ces effets. Autrement dit, si avec une bonne culture et des parents comme il faut, une fille serait en mesure d’être garantie dans sa féminité, où si ce défaut de reconnaissance relève d’un réel, d’un impossible de structure de cette place autre.

Ce qu’il s’agit de démontrer c’est non seulement que l’autre n’est autre que de n’être pas symétrique à l’un, mais qu’il est autre de l’un qu’en tant qu’équivalent à l’un. Ainsi posée, cette articulation problématique de l’altérité est indépassable dans une logique binaire de non contradiction. A l’instar du nœud borroméen où les consistances sont en même temps disjointes et jointes, il est nécessaire d’en passer par le trois, pour rendre compte que la dissymétrie qui est la condition de l’autre, implique également l’équivalence, ou autrement dit, qu’il y a une solidarité de structure de l’un et de l’autre. Récemment Charles Melman rappelait qu’il n’y a qu’un seul sexe[12]. Comment l’entendre ? Peut-être simplement en rappelant que le signifiant « sexe » désigne la coupure. Il n’y a qu’une coupure qui fonde dans le même temps deux places, l’une et l’autre servent la même coupure, et sont solidaires l’un de l’autre, l’un et l’autre de la même coupure, celle qu’une simple nomination met en place.

Ce que la clinique et les enseignements auxquels nous nous référons nous apprennent, c’est à redire, en tant que sujet parlant il y a une stricte équivalence de structure entre un homme et une femme. Cette équivalence est de nouveau mise en évidence par Lacan dans les nœuds borroméens, qu’il fasse appel au nœud ou à la tresse pour situer la différence dans l’identification sexuée, ou aux couleurs, au dessus dessous des couleurs. Le cercle du nœud est strictement équivalent à la droite infinie de la tresse, mais un nœud n’est pas une tresse. Un nœud peut être différemment coloré, les couleurs sont différentes, mais ce sont les couleurs d’un même nœud.

Pour avancer face à cette difficulté, il m’a semblé intéressant de partir de l’écriture de l’équivalence en mathématique, en reprenant les travaux de la mathématicienne et psychanalyste marseillaise Marie-Pierre Bossy de Dianoux, sur la distinction mathématique entre l’égalité et la parité[13]. En mathématique l’égalité peut s’écrire ainsi : 1+1+1 = 3. Le signe égal désigne une stricte équivalence, alors même qu’il s’agit de deux écritures distinctes, structurellement distinctes, comme peuvent l’être les identités remarquables classiques : (a + b)2 = a2 + ab + b2. Ce signifiant équivalence a cet intérêt de faire entendre que ces deux écritures sont de même valeur.

Qu’impliquent ces deux écritures 1+1+1 = 3, encore une fois de valeur équivalente, mais structurellement distinctes ? Le 3 qui est l’image d’un chiffre, son dessin, est le signe d’Un tout. Ce que sa trace masque et en même temps désigne, c’est l’ensemble des parties qui le constituent. C’est ce qui lui manque, la possibilité d’accéder à l’une de ses parties. Trois c’est un nœud et rien ne se distingue dans ce trois. Il fait Un chiffre. Un chiffre qui ignore de quoi il se compose : 1+1+1. « Le savoir masculin chez l’être parlant est irrémédiablement unaire », dit Lacan, « …il part pour se fermer, et c’est de ne pas y arriver qu’il finit par se clore sans s’en apercevoir. Ce savoir masculin, chez l’être parlant, c’est le rond de ficelle. Il tourne en rond. En lui il y a de l’Un au départ, comme trait qui se répète d’ailleurs sans se compter, et de tourner en rond il se clôt, sans même savoir que de ces ronds, il y en a trois. »[14]

Le 1+1+1 est l’image des parties liées entre elles, tissées dirais-je, tressées, mais qui ne sont pas recouvertes par un signe qui les unit. C’est ce qui manque à cette écriture, le signe de l’ensemble des parties qui leur permettrait de s’assurer qu’elles sont de cet ensemble trois. Elles le sont autant que dans l’écriture précédente, il n’y aucun élément qui manque à cette écriture, mais rien ne les assure de ce trois. C’est-à-dire de cette unité. Pour faire un nœud borroméen, « une femme n’est pas du tout forcément dressée, de sorte que c’est pas du tout forcément avec le même élément qu’elle fait le rond au bout du compte. C’est même pourquoi elle reste une femme entre autres, puisqu’elle est définie par la tresse dont elle est capable »… « L’union sexuelle, si je puis dire, est interne à son filage. Et c’est là qu’elle joue son rôle, à bien montrer ce que c’est qu’un nœud… C’est ce par quoi l’homme, lui, réussit à être trois. C’est-à-dire à ce que l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel ne se distinguent que d’être trois, tout brut. ».[15]

Revenons au stade du miroir avec ce que démontre cette écriture et tentons de rendre compte de ce qui se distinguerait dans la construction de l’image spéculaire, de l’image du corps, pour un homme et pour une femme, pour autant qu’il est manifeste dans la clinique qu’un homme et une femme n’ont pas le même rapport, non pas à leur corps, mais à l’image de leur corps. Ceci, y compris dans les distorsions de l’image du corps, il est manifeste qu’une femme témoigne d’un souci permanent de la forme, de la bonne forme et que quoi qu’elle fasse, même si elle représente une icône dans le social, elle n’y croit pas tout à fait. Elle ne croit jamais que cette forme soit satisfaisante ; autrement dit, la bonne, celle qui correspondrait. Quoi qu’on lui dise, elle le sait d’expérience, d’une expérience visuelle qui pose parfois la question de ce qu’elle voit, de ce que voit une femme dans le miroir de l’image de son corps propre, mais ce qui s’impose à elle, c’est que ce n’est pas ça, ce n’est pas vraiment la bonne forme ! Elle peut parfois se laisser prendre par des leurres, vouloir y croire, mais le plus souvent son expérience vient démentir ce qui n’est pour elle qu’un semblant, des artifices. Un semblant qu’elle peut tout aussi bien dénoncer, comme le fait Dora.

La question qui reste énigmatique, qui ne semble pas encore résolue, c’est donc ce que voit une fille dans le miroir, puisque c’est bien de cette expérience là dont il s’agit aussi fondamentalement que de l’expérience familiale ou sociale qui y participe, que voit une fille qui l’empêcherait de croire en la bonne forme, de pleinement s’y aliéner, de s’aliéner à la forme Une ? Le fantasme qui se met en place d’emblé pour un garçon, une fille peut s’y prêter, y participer, mais il ne va pas du tout de soi qu’elle s’y retrouve dans cette grammaire du fantasme, qu’elle s’y reconnaisse. Le plus souvent elle est plutôt arrangeante, mais c’est souvent au prix d’une certaine dépersonnalisation.[16]

Cette question de la vision mériterait également d’être approfondie en se référent aux couleurs, à la propriété des couleurs, leur distinction ou leur indistinction. Si une femme ne voit pas la même chose qu’un homme dans un miroir, c’est qu’elle ne voit pas seulement les parties d’un tout qu’elle n’a de cesse d’arranger, de vouloir coordonner, elle y voit aussi des couleurs qu’elle a toujours le soucis d’harmoniser, là où le plus souvent un homme à une vision monochrome. L’intérêt pour la mode ou encore la préoccupation de la beauté, témoignerait peut-être de cette recherche non seulement de la bonne forme, mais également d’un ajustement des parties et des couleurs.

Au-delà de ces constats et pour essayer d’avancer un peu dans la résolution de cette question, nous proposons une lecture, une hypothèse.[17] Cette hypothèse reprend deux énoncés de Freud, qui nous sont apparus, en tous les cas pour le premier, un peu trop vite écartés, considérés comme erronés.

Le premier c’est son affirmation : « l’anatomie c’est le destin ». Comment entendre cet énoncé de Freud ? Sûrement pas comme un déterminisme biologique contraire à toute son expérience. Il convient d’entendre l’anatomie comme le produit d’une nomination, un effet de la découpe du signifiant sur le corps, mais aussi d’une image du corps constituante, une Gestalt (une forme).

Le second énoncé de Freud c’est qu’il n’y a qu’une libido, qu’un phallus, mais qu’en même temps, dans ce qu’il avance dans son article « Pour introduire le narcissisme », le choix d’objet de cette même libido est différent si l’on est côté masculin, puisque nous y aurons « un plein amour d’objet par étayage », alors que du côté féminin ce n’est manifestement pas plein de façon aussi univoque. Du côté féminin, sans en faire une modalité exclusivement féminine, il évoque un possible autre choix d’objet. Le fait pour un sujet de prendre son moi pour objet d’amour, et il en déclinera plusieurs modalités. Ce choix d’objet, s’il est pour Freud, « tout Un pour un homme », il est beaucoup plus ouvert pour une femme, il n’est pas unique, ce n’est pas l’un ou l’autre, mais plutôt l’un et l’autre.

Alors qu’est ce que voit une fille dans le miroir qui permettrait de rendre compte de ce « pas tout Un » ? Ce qu’elle voit de l’image de son corps propre et qui fait évidence pour elle, c’est qu’elle n’est pas « castrable ». Cela revient à dire qu’une fille n’imaginerait dans l’image de son corps propre aucune possibilité de détachement d’une partie de ce corps. Il lui serait alors particulièrement difficile d’anticiper cette image, et donc de s’anticiper, comme représentante du manque dans l’Autre, de son désir.

Une fille, comme un garçon, est identifié au désir de l’Autre ; autrement dit, ce à quoi elle est identifiée c’est à un manque cause du désir de l’Autre, dont le signifiant phallique est le représentant, représentant du manque. Mais une fille ne parviendrait pas à l’y reconnaitre dans l’image de son corps propre, corps qu’elle doit imaginer pour qu’il soit de structure spéculaire. Ce qu’est soutenu dans cette hypothèse, c’est un mode de tissage spécifique entre les coordonnées symboliques ou une fille est identifiée dans le discours de l’Autre, et la dimension constituante de l’image spéculaire dans l’expérience du miroir. Le surplus de réel spécifique aux femmes y est proposé comme manque du signe du manque. Une femme, en tant que sujet parlant, passe bien sur comme un homme par la castration, pas plus pas moins dit Lacan. Ce qui la distingue, c’est qu’elle ne reconnaît pas ce signe qui la constitue dans l’image de son corps. Elle ne le retrouve pas, en tant qu’elle ne parvient pas à l’imaginer. Cela a pour effet qu’elle ne s’y reconnaît pas entièrement, pas tout à fait dans cette image spéculaire, et cela lui demande des arrangements continuels entre la dimension de l’imaginaire et celle du symbolique.

Ce qui est avancé là revient à dire que dans la constitution de cette image spéculaire ce que l’expérience visuelle d’une fille lui conteste, autant que ce qu’elle sait de structure, c’est que l’image de son corps propre puisse recouvrir, redoubler comme pour le garçon, les insignes du manque dans l’Autre, au point de s’y aliéner et ne pas se rendre compte, sauf à l’issu d’une cure psychanalytique, que son désir c’est le désir de l’Autre. Elle n’a donc pas la possibilité de s’imaginer représenter le désir de l’Autre, de s’y aliéner en tant qu’Un. D’où cet effet visuel de « pas tout » Un de son corps propre. Cette boucle qui se ferme sur elle-même pour un homme, comme le dit Lacan, elle reste ouverte pour une femme sur la question de la représentation, puisqu’il n’y a d’emblé pas de représentant du manque, de la coupure, du sexe.

N’est-ce pas ce qui se manifeste dans l’audace et la certitude des petites filles qui s’imaginent qu’elles n’ont rien à perdre, et qui contraste tant avec l’embarras des garçons, leur angoisse d’être porteur de cet insigne. Comme Charles Melman le fait remarquer, cet insigne devrait les rassurer, les tranquilliser quant à une place assurée, celle de l’identique. Si ce n’est pas le cas, n’est ce pas parce que cet insigne est l’insigne, le représentant, du manque dans l’Autre, de son désir auquel il s’aliène ? C’est l’anticipation de cette perte qui assure une place au garçon et lui permet l’accès à une fonction éminemment symbolique. Une note de Freud dans son observation dite du « fort-da » exposée dans cet article fondamental qu’est l’« Au-delà du principe de plaisir » (1920), témoigne du fait que le petit Ernst ne s’identifie pas à l’insigne de la présence dans le discours de la mère quand il joue avec le miroir, il ne dit pas « bébé – da ». Il s’identifie, il s’aliène, à l’insigne de l’absence dans le miroir, il dit : « bébé – o-o-o-o ». Insigne de l’absence qui est en même temps insigne du désir de la mère, puisque c’est le père, ce qui lui manque à la mère, qui en l’occurrence est « fort », absent.

Cela reviendrait à dire que l’image constituante du corps propre en tant qu’image anticipatrice d’une totalité virtuelle ferait image de l’unité, parce qu’elle réaliserait la possibilité d’imaginer symboliser le manque : i(a). C’est alors un nœud à trois qui se boucle. C’est ce qui se produit pour un garçon qui se reconnaît dans une image qui fait unité, parce qu’elle représente un manque imaginairement anticipé. Ce n’est peut-être pas tant le manque qu’il va nier pendant une bonne partie de son enfance, qu’il va même nier à tout le monde, mais la différence. Le garçon se fait le plus souvent le défenseur de l’unité, de l’identique, du « tous pareils ! » C’est-à-dire qu’il va méconnaitre le réel de son corps et du corps de l’autre qui se réfléchit dans l’image. Les filles peuvent ainsi tout à fait faire partie de la bande des mecs, cela ne pose pas de problème, tant qu’elles n’affichent pas leur différence.

Tout ceci peut très tôt se vérifier chez les enfants, souvent à l’étonnement des parents avant même que cela soit manifestement le produit d’une culturation familiale ou sociale. Une fille ne méconnaitra pas les différences, puisque ce qu’elle sait et donc voit, les deux se trament, ne fait pas unité. Les filles seront au contraire très sensibles aux petits détails de la différence, à ce que nous pourrions renommer un « narcissisme de la petite différence ». Elles construisent alors un rapport au semblable non pas fondé sur l’homo (l’identique, l’homogène) comme pour les garçons, mais sur le mimétisme des petites différences.

Ce qu’une femme ne méconnait pas, ce qu’elle sait d’expérience, c’est que l’imago, l’image spéculaire n’est qu’un semblant de reconnaissance, une « mascarade ». Ce qu’elle voit dans le miroir c’est l’image de son corps propre comme pour le garçon, anticipation d’une unité du corps, mais de cette image elle voit d’expérience qu’elle ne fait pas un avec les insignes du manque dans l’Autre, avec ce qu’elle pourrait y reconnaître, connaître de nouveau, de sa place au lieu de l’Autre, celle d’un manque.

Elle s’hallucine comme « vase », mais qui ne recouvre pas tout à fait les fleurs du schéma optique. Ce que son image spéculaire ne parvient pas à recouvrir, c’est la discordance entre les insignes du manque dans l’Autre, Idéal du moi et l’image de son corps, le Moi idéal. Cela ne colle pas. Là où les garçons sont le plus souvent enclins à s’y croire, à s’y aliéner narcissiquement, elle ne s’y reconnaît pas tout à fait, pas toute.

Dans « La troisième »[18], Lacan fait état du fait que « pour les femmes, de faire semblant d’objet a, c’est plus difficile que pour un homme ». D’autant plus, « qu’elles n’ont pas nécessairement du goût pour cela », précise-t-il, cela peut s’entendre comme pas de goût pour le semblant, le semblant d’objet. Il est peut-être envisageable que si pour un homme c’est plus facile, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il fait. Pourquoi Freud s’intéresse-t-il à la psychologie des masses ? Pour saisir comment des foules entières peuvent faire du commandement de l’Autre, « leurre » désir, leur désir de faire unité. Il s’en étonne Freud et trouve une réponse dans l’identification à la métaphore de l’objet du désir de la mère, au père, ou plutôt au nom du père. Bien entendu, des femmes peuvent tout à fait participer à ces masses, mais le plus souvent c’est dans une logique de mecs : « tous pareils ».[19]

Pour autant, une fois ce processus de reconnaissance spécifié, cela ne détermine aucunement la façon dont une femme va s’en débrouiller, va faire avec cette question de la reconnaissance, avec cette structure qui se met en place pour elle puisque cela peut prendre des formes, des modalités très différentes. Cela dépendra de la tresse dont elle est capable. Elle peut se plaindre toute sa vie de ce que sa mère ne lui a pas donné, non pas un pénis bien entendu, mais l’insigne du manque dans l’Autre, l’insigne du désir de l’Autre. Elle peut l’attendre d’un homme, après l’avoir attendu de son père, si elle a fait le choix de la féminité. Et puis, elle peut aussi se plaindre toute sa vie de cet homme qui ne lui garantie rien, rien de plus que sa mère. Elle peut aussi préférer être mère. Elle peut choisir d’être un homme. Elle peut choisir de s’aimer, plutôt que d’être aimée, etc. Elle peut aussi revendiquer la parité. Cela dit, dans tous ces possibles la question est de savoir si c’est de structure ou non, puisque quoi qu’on lui donne, là encore cela ne sera jamais suffisant, si c’est bien d’un manque du manque qu’elle manque. Cela ne lui garantira jamais sa place en tant que place féminine ; en tant qu’autre de l’un.

Certaines tentent de croire en quelque chose qui ferait unité, en s’engageant dans un Idéal de façon d’ailleurs souvent beaucoup plus radicale que les hommes, de façon bien plus Une, mais c’est au prix de ne supporter aucune distinction. C’est sur la base d’une imitation sans faille, sans sexe. Il y a plusieurs figures historiques de femmes « Une », bien plus que des hommes, inflexibles. D’autres y participent, mais elles n’y croient pas vraiment. Elles y consentent, mais sans qu’elles y croient tout à fait, sans que cela fasse illusion unaire pour elles.

Cela permet sans doute de rendre compte de cette propension des femmes à faire des arrangements, à faire des ajustements, à travailler la composition multiple de leur image, qu’elles composent sur la gamme des couleurs. Elles tissent, elles tricotent, et elles donnent une couleur au monde. Sans les femmes, le monde serait non seulement monochrome, mais sans doute sans harmonie. Ce n’est pas pour rien si elles sont représentantes de la beauté.

Cela dit, il n’est pas sans importance de rappeler que le stade du miroir, et la façon dont cela se passe dans l’expérience de la structure spéculaire pour d’une fille dans ce processus de la reconnaissance prégénital, se distingue d’une identification secondaire qui relèvera d’une entrée, ou non, dans l’ Œdipe. Comme l’a très bien situé Freud, cela demande une autre opération qui a lieu, ou pas, dans un second temps. Cependant, comme la clinique en témoigne, celle-ci se fera sur le trame de cette structure spéculaire de l’image du corps. C’est dire qu’il n’y a pas encore pour une fille, à cette étape spéculaire, ce qui relèvera d’une castration secondaire et d’une « père version » du désir.[20]

Cette question de la reconnaissance, telle que nous avons tenté de la relire, est peut-être également susceptible de nous renseigner sur les coordonnées logiques de la jouissance supplémentaire des femmes.

En conclusion, est-ce que tout ceci serait susceptible de nous permettre de faire quelques distinctions dans la conduite et la conception de la fin d’une cure d’un homme et d’une femme ? Ce qu’un homme met le plus souvent au travail dans une cure à partir d’une demande qui est celle de la reconnaissance de son désir, c’est ce qu’il ne voit pas, que son désir c’est le désir de l’Autre, qu’il y est aliéné en tant qu’objet de ce désir. C’est ce que recouvre son fantasme, et ce qu’il peut savoir dans sa traversée. C’est ce qui constitue son ek-sitence.

Une femme, le plus souvent, elle le sait. Elle sait qu’elle est l’objet du désir de l’Autre, au point de se poser sans cesse la question de savoir si ce qu’elle désire c’est bien son désir à elle ou celui de l’Autre. Ce qu’elle méconnait c’est que l’Autre ne saurait lui transmettre l’insigne de son unité, de sa féminité. Ce qui pourrait être considéré comme une fin d’analyse pour une femme, comme l’indique Charles Melman, c’est qu’elle réalise qu’elle ne peut s’autoriser que d’elle-même, puisque rien ni personne ne peut lui donner quelque chose pour combler son « desêtre », celui qui l’organise. Pour reprendre les propos de Lacan, « l’union sexuelle n’existe qu’en elle et par hasard » … « elle est interne à son filage »[21]. Ce n’est pas nécessairement un dol. Cela peut aussi se considérer comme une liberté à assumer, là où un homme doit la conquérir, s’en créer une, face à la surdétermination de son aliénation au lieu de l’Autre.

Quoi qu’il en soit, ce modeste travail, qui nécessiterait de nombreuses autres explorations, mises à l’épreuve, et sans doute ajustements, témoigne néanmoins d’une tentative visant à interroger certaines difficultés cliniques rencontrées dans la conduite de la cure. Cet essai n’a pour objet que de soutenir la possibilité de faire un pas de côté et par là même de dégager peut une mise en perspective. Ce n’est qu’après coup que nous verrons si ce pas de côté constitue, au moins pour ceux qui le tentent, un pas en avant.

[1] Cet article est une reprise des propos que j’ai soutenu lors de la séance du 23 octobre 2013 du séminaire que j’anime avec Annie Gebelin-Delannoy à Lyon « Qu’est-ce que le féminin aujourd’hui ? »

[2] Charles Melman, Que veut une femme ?, Paris, Revue : Le bulletin Freudien N°5, 1985

[3] Jean-Paul Hiltenbrand, Les voies du féminin, Conférence faites à Chambéry en mars 2009

[4] Colette Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Paris, Editions du champ lacanien, 1997

[5] Cela a été démontré dans les travaux de Spitz sur l’hospitalisme.

[6] Stéphane Thibierge, Le nom, l’image, l’objet, Image du corps et reconnaissance, Paris, PUF, 2011

[7] Jacques Lacan, Les non dupent errent, Paris, Editions de l’ALI (publication hors commerce), 2010, p.231

[8] Jean-Luc de Saint-Just, L’identification féminine, des tresses et des couleurs, 21 aout 2013, disponible sur le site de l’ALI : www.freud-lacan.com

[9] Jacques Lacan, Le stade du miroir comme fondateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience analytique, p.93 à 100 ; il en précisera la construction dans un autre article du même ouvrage, Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : psychanalyse et structure de la personnalité, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 647 à 684.

[10] Il n’est pas impossible qu’un tel travail ai été fait ailleurs, par d’autres. Je ne suis pas en mesure de l’affirmer.

[11] Charles Melman, ibidem

[12] Conférence à Sainte Tulle le samedi 6 avril 2013.

[13] Intervention du 28 septembre 2013 à Paris. Journée préparatoire aux journées de l’ALI à Marseille « La parité : est-ce un progrès d’être tous semblables ? » qui auront lieu les 29 et 30 mars 2014.

[14] Jacques Lacan, Les non dupent errent, Leçon du 15 janvier 1974, Paris, Editions de l’ALI (publication hors commerce), 2010

[15] Jacques Lacan, Ibidem

[16] Cette question du fantasme pour un femme mériterait d’être reprise, ailleurs, et plus précisément, mais elle a priori des mêmes effets de distinction structurelle.

[17] Hypothèse déjà évoquée par Annie Gebelin-Delannoy lors des journées de l’ALI du 20 et 21 octobre 2012 à Paris sur la castration féminine, dans son intervention « La possibilité d’une mère ».

[18] Jacques Lacan, La troisième, Congrès de Rome, octobre 1974

[19] Est-ce susceptible de nous faire entendre un peu différemment la remarque de Jésus : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Evangile selon Saint Luc (23 : 34) ? C’est ce que nous dit Freud dans la psychologie des foules. Un homme dans une foule ne sait pas ce qu’il fait, il ne raisonne plus, oublie complètement sa singularité.

[20] Ces voies de la féminité, c’est ce qu’explore de façon très éclairante Jean-Paul Hiltenbrand dans son intervention de Chambéry.

[21] Jacques Lacan, Les non dupent errent, Leçon du 15 janvier 1974