Le messianisme comme utopie réaliste : défi ou dilemne maïmonidien ?
05 janvier 1994

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ELBAZ Shlomo
Textes
Religion



Figure centrale de la pensée juive, Maïmonide ne cesse de hanter
l’homme juif, d’intriguer le philosophe, d’interpeller tout un chacun, se faisant
chaque fois plus actuel, stimulant ou irritant selon les cas. Serait-il, d’une
part, le paradigme du judaïsme dans sa pluralité déroutante
et d’autre part et contradictoirement, dans sa cohésion et son unité,
aussi permanente que relative ?

Homme à plusieurs facettes, exhibant mainte coupure, mais proposant
également mainte suture, ce géant du judaïsme – dont les
idées ont largement débordé le cadre juif, branché
qu’il était et en osmose avec la pensée grecque, l’Islam et, dans
une moindre mesure sans doute la chrétienté – ce penseur tous
azimuths a exercé une emprise aussi forte qu’ambiguë sur les communautés
juives à travers l’histoire. On l’admirait, on le respectait (il a été
et reste une autorité en matière de législation et de jurisprudence
halakhiques) tout en redoutant ses audaces et ses affinités avec la philosophie
profane, toutes choses qui de lui autant un phare spirituel qu’un foyer de quasi-subversion
théologique.

La controverse autour de sa pensée, sous sa forme aiguë, a occupé
plus d’un siècle et s’est poursuivie souterrainement jusqu’à nos
jours. Avec Maïmonide s’ouvre au sein du judaïsme cette déchirure
que constitue l’antinomie : Foi vs. Raison, qui a mis fin à une certaine
dimensionalité (toute relative du reste) de la pensée juive, créant
ainsi deux confrontations : celles des sources juives face aux sources non-juives
et celle des références à la vérité révélée
face à la réalité historique, confrontations corrélatives
et découlant toutes deux de l’intrusion d’idées étrangères,
telles celles de " rationalité ", " nature ", "
histoire ", " causalité ", etc., dans l’espace judaïque.

Bien que controversé ça et là, parfois contesté
et mis partiellement au ban, il n’en a pas moins mérité le titre
de Aquila Synagoga et la prestigieuse comparaison avec Moïse ("
de Moïse à Moïse, il n’y eut pas d’égal à Moïse
"). C’est surtout en tant que codificateur systématique de la Loi
avec Moïse, donc en tant que conservateur de la Foi juive étayée
par une praxis orthodoxe et méticuleuse, qu’il s’est taillé une
place au sein du judaïsme et non comme philosophe aristotélicien
ou réformateur rationaliste ou rationalisant.

Pourquoi le messianisme ?

Deux raisons ont présidé au choix du messianisme dans le cadre
de ce colloque consacré à la relation entre la foi et la raison
chez les trois penseurs médiévistes (Averroès, Maïmonide,
saint-Thomas) qui, chacun dans son milieu confessionnel et à sa manière,
a tenté d’intégrer la pensée d’Aristote à son propre
monothéisme :

1. Le thème du Messie semble refléter assez éloquemment
la complexité, voire la dichotomie, de la pensée maïmonidienne
et illustrer exemplairement l’acrobatie rhétorique (et autre) du philosophe-théologien-législateur,
c’est-à-dire la façon magistrale dont il gère les contradictions
inhérentes à un sujet aussi fondamental pour le judaïsme
que celui de la rédemption messianique.

2. Le messianisme est toujours à l’ordre du jour en Israël et dans
certains cercles mystiques juifs de la Diaspora.

Ressenti au premier abord comme un défi, parce que dépassant
apparemment la dichotomie foi/raison, ou utopie/réalisme,
ou révélation/nature, le traitement du thème messianique
par Maïmonide s’avère, à l’examen des textes appropriés,
être plutôt un dilemne, oscillant entre une contradiction
évidente et une synthèse passablement instable sinon franchement
impossible. On est, dès lors, en droit de se demander comment une aporie
(tel était le terme qui figurait dans sa première esquisse du
colloque) peut devenir filiation (titre définitif). Si filiation
il y a, dans quel sens va-t-elle ? Qui est fils et qui est père ? C’est
une tension que nous avons là, tension qui, dans le cas de Maïmonide
et malgré ses efforts, est loin d’être résolue.

La thématique messianique est abondamment présente dans l’oeuvre
de Maïmonide et, de manière explicite et détaillée,
dans les ouvrages suivants :

Le Guide des Égarés (divers passages),

Le commentaire de la Mishnah (dans l’introduction au chapitre "
Helek ")

Misneh Torah (Lois " royales " et autres passages),

Épître au Yémen,

Article sur la Résurrection.

Le Messie vu par Maïmonide

La conception messianique de Maïmonide est diversement interprétée
par les spécialistes en Israël et hors d’Israël (I. Tversky,
S. Pinès, Y. Leibovitz, D. Hartman, A. Funkenstein, Aviezer Ravitzky
et d’autres), en se fondant sur les différents écrits et passages
où le thème est évoqué, traité, discuté
par Maïmonide avec, plus d’une fois, des écarts qui frôlent
l’antinomie.

Pour voir un peu plus clair dans cet imbroglio, je ferai surtout référence
à l’étude la plus récente parue sur ce sujet. Il s’agit
de l’ouvrage d’Aviezer Ravitzky, intitulé Al Daat ha-Makom (en
hébreu)1 qui, tenant compte des avis des autres chercheurs et leur opposant
ses propres objections, tente de faire le point sur la question.

Selon Ravitzky, Maïmonide exhibe un modèle à trois étages
:

le niveau national (les " temps messianiques ", en hébreu
: " yemot ha-mashiah ") qui concerne en premier lieu le
salut du peuple juif
, c’est-à-dire explicitement la restauration
de sa souveraineté politique dans sa patrie. C’est la dimension politico-historique.
Dans cette perspective, le vrai Messie se reconnaîtra à ceci qu’il
réalisera effectivement cet objectif réaliste, terrestre : libérer
les Juifs de l’exil et du joug étranger. C’est d’ailleurs la raison,
selon Maïmonide, pour laquelle Jésus ne saurait être considéré
comme le vrai Messie, étant donné qu’il n’a pas mis fin à
l’exil du peuple de Dieu. (Autre raison de la non-messianité de Jésus,
avancée par Hartman, Funkenstein et d’autres, c’est que lui et/ou ses
disciples ont osé attenter à l’intégralité et à
l’immutabilité de la Torah).

le niveau universel (la " fin des temps ", en hébreu
: " aharith ha-yamin "), c’est-à-dire la rédemption
de l’homme
, le salut des nations qui interviendra comme le corollaire, la
conséquence pour ainsi dire naturelle, du stade précédent.
C’est la perspective utopique, la réalisation de la Promesse messianique
au sens large de ce terme.

le niveau individuel (le " monde à venir ", en hébreu
: " olam haba ") en tant que but vers lequel doivent mener
les " temps messianiques " et le stade suivant (" la fin des
temps "). Ce serait l’objectif ultime de tout le processus messianique
qui doit assurer la primauté de l’esprit, l’éternité de
l’âme, la contemplation de Dieu. C’est là la véritable rédemption
spirituelle à laquelle Ravitzky propose d’appliquer la désignation
de " gan-eden " (Eden, Paradis).

Trois niveaux donc, ou étapes, de la rédemption : salut national
(du peuple d’Israël), salut universel (des nations), rédemption
spirituelle (de chaque individu). Cette analyse, véritable tour de force
pour se frayer un chemin dans la forêt maïmonidienne touffue de catégories
bibliques, talmudiques, grecques ou arabes, etc., met en lumière les
traits suivants :

1. Le messianisme a une double face : il vise aussi bien la libération
collective hic et hunc que la perfection spirituelle qui adviendra seulement
à l’ère messianique.

2. La tendance générale de Maïmonide est d’inscrire l’évolution
vers les temps messianiques dans un processus historique réaliste et
continu. Il est, en effet, persuadé qu’un cadre politique rationnel est
seul en mesure d’assurer le salut, le bien-être de l’homme et de la société.
Ravitzky cite à ce propos Philon d’Alexandrie qui déjà
avait avancé que le salut politique d’Israël entraînera ipso
facto
le salut des nations.

3. L’argumentation de Ravitzky tente de concilier les lois messianiques de
Maïmonide et ses conceptions philosophiques, en faisant découler
la foi messianique (un des articles de foi fondamentaux du judaïsme que
Maïmonide a fait siennes) non pas de ses convictions philosophiques (lois
de la nature, rationalité, etc.) mais de sa fidélité profonde,
inébranlable, axiomatique, aux sources juives. Quant aux contenus messianiques
(éthique, valeurs, etc.), ils nous sont présentés comme
conformes aux positions intellectuelles de Maïmonide.

Ce modèle messianique, tel qu’il a été décrit par
Ravitzky, souligne, au passage, l’importance de la distinction, mais non moins
de l’interdépendance, du facteur corps (le terme hébraïque
" tikun ha-guf " = bien-être et sécurité
physique) et du facteur esprit (le terme hébraïque "
tikun ha-nefesh "
= perfectionnement de l’âme) au niveau individuel
aussi bien qu’au niveau collectif : la gestion optimum de l’État et le
bien-être de ses citoyens (corps collectif) est la condition première
et sine qua non pour arriver au stade du perfectionnement harmonieux
de l’âme collective.

La relation entre les deux facteurs : physique-politique et intellectuel-spirituel
serait une circulation à double sens. Les hommes libérés
du joug oppressif et vivant en paix, peuvent alors s’adonner à l’étude,
accéder à la connaissance de la vérité et atteindre
la contemplation de Dieu. Mais dans l’autre sens aussi, la perfection spirituelle
peut favoriser la sécurité et le bonheur du genre humain.

Étant le dernier dans la chaîne des commentateurs de Maïmonide
et particulièrement de sa conception du messianisme, A. Ravitzky doit
affronter les prises de position des autres penseurs et chercheurs qui l’ont
précédé. C’est ainsi qu’il reproche à David Hartman
de s’être apesanti sur le modèle politique-historique, négligeant
l’autre pan, celui de la rédemption spirituelle de l’homme : la vision
messianique de Maïmonide offre, en effet, une solution totale, ne fût-ce
que comme mission infinie, horizon indéfiniment reculé, mais à
signification normative néanmoins (c’est le sens de l’expression maïmonidienne
typique qui revient souvent : " kefi koah ha-adam " = selon
les capacités de l’homme).

A Leibovitz qui minimise sinon abolit l’importance de l’idée messianique
elle-même chez Maïmonide, Ravitzky objecte que, pour ce dernier,
ce n’est pas l’idée qui est au centre de ses préoccupations, mais
les détails (le mot hébreu est " dikdukim "),
c’est-à-dire les événements réels. Ravitzky affirme
(et il n’est pas le seul) que Maïmonide refuse les phénomènes
anti-naturels et que les visions messianiques des prophètes (loup et
agneau ensemble par exemple) sont à prendre au sens allégorique.

Repoussant l’idée de Gershon Sholem selon laquelle Maïmonide nous
présente une conception messianique " restauratrice "
(restauration d’un passé idéalisé selon la formule hébraïque
traditionnelle : " hadesh yaménou kekédem "),
en opposition avec une conception messianique utopique visant à
créer une réalité nouvelle, inédite, Ravitzky soutient
que s’il est vrai que la vision de Maïmonide fait référence
au passé, elle n’en est pas pour autant la copie de ce qui a été,
mais plutôt de ce qui aurait pu être. Il y aurait dans la pensée
de Maïmonide deux niveaux : le symbolique (retour aux temps paradisiaques,
au premier Homme d’avant le péché originel qui serait la norme)
et le pratique (concernant les stades réels, les progrès
et avancées vers une réalité souhaitable, souhaitée).

Cette façon de voir se fonde d’ailleurs aussi bien sur l’interprétation
traditionnelle d’un Isaac Abravanel que sur l’opinion de spécialistes
contemporains comme I. Tversky, à savoir : dans l’oeuvre de Maïmonide
et tout particulièrement dans son code Mishneh Torah, on trouverait
les deux éléments : restauratif et utopique, la rédemption
devant se faire en deux temps :

l’ère messianique qui verra la restauration nationale, le rassemblement
des exilés, la reconstruction du Temple etc.,

le monde de la résurrection qui verra le miracle de la résurrection
des morts et le règne de la paix et de la sagesse.

Réalisme et utopie

La désignation du messianisme selon Maïmonide comme " utopie
réaliste ", je la dois à Amos Funkenstein qui s’en explique
dans son ouvrage Maïmonide : Nature, histoire et messianisme2, traduit
de l’hébreu et basé sur une série de cours radiodiffusés
sous l’égide de l’Université de Tel-Aviv et de la chaîne-radio
de Tsahal.

Ce qui frappe dans la présentation d’A. Funkenstein, outre sa clarté
(il s’agit d’une " vulgarisation " au sens noble du terme), c’est
sa tentative de dégager les différents types de messianismes selon
l’axe utopique/réaliste et l’axe passif/actif, sa conclusion étant
que la thèse maïmonidienne, avec ses variantes et ses contradictions,
vise à un type de messianisme, apparemment impossible, qui soit à
la fois réaliste et actif. Pour se faire, il établit, entre autres,
une distinction entre les vrais miracles relevant du surnaturel, donc inexplicables
rationnellement et auxquels il faut croire même si on ne les comprend
pas (ils sont d’ailleurs relativement rares) et les autres, qu’il appelle les
" miracles de la catégorie du possible " et qui seraient les
vrais moteurs de l’histoire. Ils émanent de ce que Maïmonide appelle
la " ruse divine " (en hébreu : " ormat ha shem outvounato
"
, littéralement : la ruse et la raison de Dieu). La "
ruse " réside en ceci que Dieu " exploite " la contingence
du réel pour diriger le cours de l’histoire, non pas contre la nature
et ses lois, mais dans le cadre de celles-ci en vue de changer la réalité
concrète. A cette catégorie appartient le phénomène
messianique.

Mieux encore : l’histoire de la pensée occidentale moderne pourrait
être décrite comme le compromis entre l’utopie et le réalisme,
de sorte que la société utopique apparaît comme découlant
nécessairement de l’Histoire (cf. la thèse marxiste par exemple).
L’utopiste moderne se présente comme le vrai réaliste. Il aura
été précédé, toujours selon l’interprétation
de Funkenstein, par Maïmonide qui décrit l’ère messianique
en tant que société idéale, découlant de
processus historiques et notamment de la manière dont l’histoire
aspire à la monothéisation du monde. Dieu dirigerait l’Histoire
vers la monothéisation de l’humanité, et cela indirectement cependant,
c’est-à-dire en utilisant les forces historiques et les lois naturelles
: c’est cela la " ruse de Dieu " (préfigurant, d’après
Funkenstein, la " ruse de la raison " de Hegel). Maïmonide aura
été l’exemple médiéval, et le premier exemple dans
l’histoire, de ce compromis entre utopie et réalisme.

Actualité du messianisme

Israël, pays des prophètes (vrais ou faux) est aussi le pays où
le Messie, le vrai, est censé se manifester, décliner son identité,
ses titres de créance et entreprendre sa tâche de rédemption
du peuple juif d’abord, de l’Humanité tout entière ensuite.

L’imminence de l’échéance messianique hante, ces derniers temps,
les esprits de certains milieux en Israël et en Diaspora. Ce n’est pas
la première fois que, malgré l’interdiction formelle de "
forcer ", d’accélérer la venue du Messie, on calcule, on
suppute, on scrute les signes avant-coureurs des Temps Futurs. Cette fois-ci,
cependant, le phénomène d’auto-suggestion collective a atteint
des proportions exceptionnelles, prometteuses pour certains, cocasses voire
inquiétantes pour d’autres. Ainsi la question du Messie se trouve actualisée,
nous donnant à voir toute la problématique messianique et nous
offrant, peut-être, l’occasion de mettre à l’épreuve les
thèses maïmonidiennes à cet égard : quelle est la
part de " raison " dans ses croyances et convictions religieuses et
quelle est la part de " foi " dans son supposé rationalisme
aristotélicien ?

Et, tout d’abord, comment se manifeste cette propension plus ou moins spontanée
d’une partie croissante des Juifs d’Israël et de la Diaspora ? Il y a quelque
temps déjà et parallèlement au phénomène
de " retour " à la religion, la devise " le Messie maintenant
" sur le modèle de " la Paix maintenant " a commencé
à se faire voir et entendre. La crise et la guerre du Golfe et d’autres
bouleversements politiques et militaires en différents points du globe,
sans parler des dangers nucléaires et autres qui pèsent sur la
planète, sont interprétés comme des signes précurseurs
de la venue du Sauveur. Celle-ci, selon la tradition, sera précédée
de cataclysmes et de souffrances désignés comme les " douleurs
d’enfantement " du Messie. L’apogée de cette attente, suscitée
et orchestrée surtout par la secte hassidique de Habad (Lubavitch), sur
une grande échelle et à l’américaine, avec les procédés
médiatiques les plus modernes, se situait comme par hasard le jour même
du 90e anniversaire du grand et vénéré maître de
ce mouvement, le très mystique et très médiatique Rabbin
Schneerson de Broocklyn. Des dizaines de milliers de disciples de ce dernier
aux États-Unis, en Israël, en France et en d’autres points du globe
(et jusqu’au lointain Népal) ont attendu jour après jour, heure
après heure, la date fatidique. Le jour " J " est passé,
le Messie n’est pas venu. Mais l’espoir demeure, l’attente continue…

Ce qui nous intéresse dans ce phénomène, au-delà
de l’anecdote, c’est l’intensité et la pérennité de l’espoir
messianique que rien ne réussit à éroder, pas même
la rationalité d’un Maïmonide. Les chefs spirituels des sectes piétistes
sont des mystiques aussi loin du rationnel et du réalisme que le ciel
de la terre. Ils vivent dans l’idée du surnaturel, aspirent à
l’extase et l’atteignent souvent, niant la réalité politique et
sociale et attendant l’apparition miraculeuse du Messie. Et pourtant – là
est le paradoxe – ils se réfèrent à Maïmonide le "
rationnel " par excellence, trouvant dans ses écrits de quoi nourrir
leur espoir de la Fin des Temps. Paradoxalement donc, la conception " réaliste
" du Messie avancée par Maïmonide est mise à profit
par ces rêveurs peu réalistes pour promouvoir leur prétention
que le Sauveur n’est autre que leur maître spirituel, puisque Maïmonide
a écrit explicitement que le Messie sera un homme en chair et en os.
L’autre idée maïmonidienne selon laquelle l’avènement de
l’ère messianique aura lieu conformément aux lois de la nature
et de l’histoire et non par le truchement d’actes miraculeux et surnaturels,
cette idée, occultée, ne semble pas le moins du monde les gêner.
L’ambiguïté est intégrée par une sorte d’acrobatie
intellectuelle et spirituelle.

C’est donc dans l’ambivalence même de l’idée messianique (tout
particulièrement dans sa version maïmonidienne), dans la complexité
et les contradictions des différentes théories sur le messianisme,
que chacun trouve matière et appui pour entretenir, étayer, attiser,
les espoirs millénaires d’une rédemption dont on pouvait comprendre
la nécessité et l’urgence avant la création d’un état
juif, mais dont on est en droit de s’étonner aujourd’hui, si tant est
que l’aspiration messianique était avant tout une réponse à
la détresse du peuple en exil et à la merci de l’arbitraire et
de la tyrannie.

L’Épître au Yémen

Parmi les oeuvres de Maïmonide où le thème messianique
est traité ou évoqué de manière substantielle, il
en est une qui occupe une place à part : l’Épître au
Yémen
, un des quelques écrits circonstanciels destinés
à répondre à un besoin précis lié à
un problème contemporain en un lieu déterminé, en l’occurence
la situation dramatique des Juifs au Yémen pendant les années
70 du 12e siècle, persécutés par le régime chiite
et confrontés à l’apparition d’un candidat-messie.

Le caractère exceptionnel de cette épître provient non
seulement du fait que le thème du messianisme y est traité plus
abondamment qu’ailleurs, mais aussi et surtout de l’écart idéologique
et théologique qu’elle présente avec les autres textes traitant
du même thème. Ici, en effet, il est question de miracles, de Révélation
sinaïtique, d’intervention surnaturelle, de signes apocalyptiques, etc.

Tout se passe comme si, face au danger (l’apostasie ou la mort) qu’encouraient
les Juifs yéménites et qui a donné lieu à la requête
désespérée du rabbin de cette communauté, Rabbi
Yaacob Al Fayoumi, Maïmonide, conscient de ses responsabilités de
leader et de guide spirituel incontesté, laissait de côté
ses convictions de philosophe aristotélicien et ses préoccupations
de législateur rationnel, songeant avant tout à encourager, relever
le moral, exalter la foi et l’espoir. Il fallait dans une telle situation d’urgence
agir en éducateur vigilant et efficace afin de soustraire une communauté
au désespoir en même temps qu’à la tentation de suivre un
prétendu sauveur.

Ayant ainsi une visée pédagogique, l’auteur de l’´Êpître
adopte un discours édifiant, émotif, voire excessif, et un ton
polémique, passionné – ce qui est tout à fait inhabituel
chez Maïmonide. Le portrait qu’il fait du Messie exigeant de lui des qualités
supra-humaines y compris la capacité de réaliser des miracles
(ce qui est contraire aux affirmations de Maïmonide à ce sujet dans
ses autres écrits) est destiné à détruire la prétention
du faux messie, mais il fallait en même temps préserver la foi
et la pratique des fidèles. C’est moins un philosophe qui parle qu’un
prédicateur, un maître spirituel. Pour cela, tous les moyens sont
bons : l’homélie est au rendez-vous, l’interprétation des textes
sacrés appropriés (Isaïe, Daniel surtout) est on ne peut
plus traditionnelle, conformiste, maniant l’allégorie et même la
méthode numérique de l’alphabet (pour prévoir l’échéance
messianique) sans compter le recours pléthorique aux citations bibliques
et talmudiques3. L’argument suprême dans l’argumentation n’est plus la
raison, mais les Écritures. Les événements, dans ce cas
les souffrances des Juifs au Yémen, sont présentés comme
étant l’expression de la volonté divine et comme épreuve
expiatoire dont la compensation aura lieu ici-bas et dans l’au-delà.

Qu’on est loin des conceptions maïmonidiennes sur l’histoire, sur les
réalités politiques et autres et sur le messianisme en tant qu’événement
réaliste !

Au demeurant, l’assistance de Maïmonide aux Juifs du Yémen ne s’est
pas limitée à les exhorter platoniquement à garder foi
et confiance : il est intervenu effectivement auprès des autorités
de ce pays pour alléger leur sort. Leur gratitude et leur vénération
pour Maïmonide jusqu’à ce jour, on les trouve concrétisées
par l’inclusion dans le texte le plus important de la liturgie juive, le "
kaddish ", du nom de Maïmonide à côté du nom de
Dieu.

La plupart des commentateurs de Maïmonide s’accordent à penser
que l’Épître au Yémen est comme une ombre au tableau
de l’oeuvre maïmonidienne, en ce qu’elle met l’accent, outrancièrement,
sur la dimension irrationnelle de la foi et de l’obéissance aveugle à
la lettre des Écritures, au détriment de la rationalité,
du sens de l’Histoire et des réalités politiques. Leur insistance
sur le caractère exceptionnel, circonstanciel et didactique, de l’Épître,
laisse transparaître leur malaise et leur souci d’excuser, pour ainsi
dire, son auteur d’avoir, par nécessité louable certes, commis
une sorte d’entorse à sa propre pensée, mettant une sourdine à
ses convictions intellectuelles les plus profondes.

Ne pourrait-on pas plutôt avancer que l’image très généralement
répandue d’un Maïmonide rationaliste à tout crin a quelque
chose d’excessif ? Notre philosophe, certes influencé par la pensée
grecque et les théologies arabes, avait peut-être besoin de ce
gauchissement, de ce correctif, pour livrer sa personnalité dans toutes
ses dimensions et ses contradictions, pour décliner son identité
juive dans sa totalité.

La complexité de l’homme, du Juif et du philosophe, les tensions intellectuelles
et spirituelles qui se partageaient sa triple personnalité, son écartèlement
entre une foi intégrale, orthodoxe (reposant sur des certitudes quant
à la perfection des lois de Moïse et à la supériorité
de la religion juive sur toutes les autres) et son adhésion aux principes
et aux méthodes de la pensée philosophique, cette image polyvalente
et déroutante était quelque peu simplifiée par bien des
commentateurs. Ceux-ci, en effet, faisant trop pencher l’approche maïmonidienne
vers le pôle de la rationalité, manquaient de faire justice à
la composante juive traditionnelle du portrait spirituel du maître de
Cordoue. L’Épître au Yémen redresse quelque peu l’équilibre
en offrant au guide spirituel qu’était Maïmonide l’occasion d’affirmer
sans ambages, en même temps que son autorité morale, sa fidélité
totale et indiscutable non seulement à l’esprit mais aussi à la
lettre de la loi de Moïse et des textes sacrés.

C’est, en fin de compte, cette Êpître qui m’a fait douter de la
justesse et de la pertinence de la formule " utopie réaliste "
et m’a montré à quel point l’investissement de Maïmonide
dans la foi et la tradition juives l’emporte de loin sur son implication dans
la philosophie profane.

En guise de conclusion

Disons que le rationalisme de Maïmonide et son approche réaliste,
tout en constituant pour le judaïsme et son époque, une véritable
révolution, sont plutôt relatifs, le recours aux catégories
et aux méthodes philosophiques étant soumis à la primauté
absolue de la foi, de la révélation et des textes sacrés.

Maïmonide n’était pas Spinoza, ni Leibowitz qui, à la veille
du Colloque de Cordoue auquel il n’a pas pu assister physiquement mais dont
certains débats reflétaient la pensée, me confiait que
:

– la religion n’a rien à voir avec l’histoire, laquelle (et là
il citait Voltaire) n’est qu’un amas de folies, de crimes et de ruines…

– le messianisme, c’est le malheur, le fléau du judaïsme : il a
produit le christianisme, le sabbataïsme et le très actuel Goush
Emounim – alors qu’en vérité il est dans l’essence même
du Messie d’être toujours " futur ", un messie contemporain
ne saurait être qu’un faux messie. C’est que l’idée du Messie appartiendrait
au futur éternel.

Mais sans Maïmonide, Leibowitz ou tout autre penseur juif rationaliste
ou agnostique contemporain eût-il été possible ? Et pour
compliquer les choses ne voilà-t-il pas que ce savant éclairé,
ce philosophe on ne peut plus rationaliste qu’est Leibowitz, est néanmoins
un Juif parfaitement orthodoxe, homme de foi et de loi (la loi étant
la Torah et ses préceptes), croyant convaincu et pratiquant pointilleux
?

On y perd son latin et son hébreu…

Conclusion : le " sujet " Maïmonide exigerait beaucoup de circonspection
et de modestie. La complexité et les antinomies inhérentes à
la pensée et à l’oeuvre du maître n’autorisent nullement
les affirmations péremptoires à son endroit, ni les portraits
simplistes ou désinvoltes dont on le gratifie périodiquement.