Jacqueline Pasmentier – Fellini, comme on peut le voir, a découpé quelques pages, soit pour les offrir, soit pour en faire un troisième volume, qui peut-être paraîtra un de ces jours.
Dans leur ensemble, les deux tomes englobent trois décennies. Le premier livre concerne la période 60-68, le second, 73-82, et autour des années 70, Fellini cessa de transcrire ses rêves, et nous en ignorons les raisons.
Fellini avait fait une analyse avec un freudien, je ne le savais pas quand je me suis offert ce très beau livre, étant fan de films de Fellini, je ne savais pas qu’il avait fait une analyse, là j’ai été vraiment très surprise en découvrant cela, donc il a fait une analyse avec un freudien, Emilio Cervatio, qu’il abandonna en 1954, pour reprendre un travail 6 ans plus tard avec Ernst Bernhardt, qui était un élève de Jung, et ce, de 1960 à 65, date de la mort de Bernhardt. Travail analytique qu’il a poursuivi avec la propre veuve de Bernhardt qui s’appelait Laura Friedlander.
Alors, il est peut-être possible que nous arrivions à dégager de ces dessins et explications de dessins, appelés Analyse par Fellini lui-même, quelques traits qui nous intéressent, car c’était le matériel même de ses séances régulières avec Bernhardt. Ces séances, ainsi que les dessins qui leur correspondent, sont totalement notés en fin de volume, donc on peut les lire et les voir.
Alors c’est quoi ce livre ? Ce n’est pas un comic book, ce n’est pas un recueil de récits, ce n’est pas un story bord aux scénarios en images de ses films, même si de nombreux personnages et dessins sont repris. Nous pouvons dire que c’est une sorte de journal intime et de dessins humoristiques, dans le style de ce qu’il fournissait à un journal lorsqu’il avait 20 ans, sous forme de bulles, de bandes dessinées.
Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que juste avant de dessiner ses rêves, Fellini se posait la question de savoir comment mettre en scène le protagoniste principal, c’est-à-dire lui-même. Ainsi, il se représente sous forme d’un petit bonhomme, de dos en général, tout noir ; il est présent dans chacun des dessins, il a environ 30 ans au début, il a des cheveux ; plus tard il est trapu, chauve, angoissé, assis dans un fauteuil roulant ; c’est une transformation de soi, ce qu’il dit, et qu’il tient à rendre présente jusqu’à la fin, atteint par une maladie rare, le syndrome de Sannarelli-Schwartzman, je ne sais pas très bien ce que c’est. Ernst Bernhardt avait demandé à Fellini de noter quotidiennement ses rêves dans un carnet qui se trouvait à proximité sur sa table de chevet. Noter ses rêves, visions diurnes, émotions. Ce travail de notation passait au premier plan pour Bernhardt. Ne rien laisser perdre du travail nocturne, c’était déjà ce que faisait Jung, qui trouvait salutaire sur le plan thérapeutique de rendre conscientes les images qui se cachent derrière les émotions. C’est ce que faisait Fellini, chaque matin, méthodiquement ; au milieu du brouhaha des tournages, acteurs et machinistes, il dessinait. Étaient-ce ses rêves qu’il reproduisait ? Était-ce une illustration de ce qu’il avait écrit ? Ce que nous savons, en tout cas, c’est que Fellini traita souvent dans ses œuvres cinématographiques, la réalité comme si elle était rêvée. Contrairement à son grand ami, Akira Kurosawa, qui lui, réalisait ses films entièrement avec ses rêves, Dandream 0513, par exemple en I990.
Il faudrait reprendre chaque récit, chaque dessin, chaque rêve, mais c’est une forêt complexe de fantasmes, précognitions, hypothèses surréalistes, figures de sa connaissance, grands de ce monde politique, artistique, religieux, avec des sous entendus, par exemple, admirez Jean XXII et le méchant Paul VI qui voulait empêcher la sortie de La Dolce Vita. Et puis des personnages imaginaires, avec qui il aimait s’entretenir, comme Jung, dans son opposition à Freud, également présent, et j’y reviendrai.
Nous avons également toujours avec ces rêves de très nombreuses informations inédites, autobiographiques, des confidences rapides, des secrets dévoilés comme par surprise et puis cachés, où se dévoile par exemple son angoisse d’être père – ça c’est moi qui le dit, car on voit un dessin et un rêve montrant Giulietta Masina accouchant d’un crocodile.
Sa vie émotionnelle et pulsionnelle semble également très riche et présente, les objets pulsionnels sont matérialisés dans de nombreux dessins, sein, fèces, voix, regard, son angoisse de la vieillesse et de la mort est représentée à de nombreuses reprises, de même que des paysages dévastés, catastrophiques, naturels et autres. Les femmes occupent dans sa vie nocturne et diurne une place importante, et nous connaissons tous cette typologie fellinienne de la matrone plantureuse, que vous pourrez voir tout à l’heure, à moins que des gros bras veuillent bien lever le livre…
B. V. – Ah oui !! Qu’est-ce que tu veux que je montre ?
J. P. – Alors cette typologie fellinienne de matrones plantureuses : elles sont nombreuses et de tous âges, sans inhibition, d’un goût douteux, souvent à la limite de la pornographie ; elles tournent autour de lui, se donnent à lui, le distraient ; de nombreuses actrices célèbres ont joué ces deux rôles nocturnes et diurnes dans la vie de Fellini, Sofia Lauren, Rita…
B. V. – A la limite de la pornographie ?
J. P. – Oui
B. V. – Il y a en a des maigres !
(rires dans l’assistance)
J. P. – Il y a eu beaucoup d’actrices qui ont joué ces rôles, tant dans ses rêves que dans la réalité, mais finalement c’est Giulietta Masina, qui pendant cinquante ans a été sa femme, qu’il représente dans Juliette, dans Ginger, et qui a été le seul effort de Fellini, disent ses biographes, pour pénétrer la nature profonde féminine.
Évidemment, tout ça, c’est très extraordinaire, parce que vraiment il y a des choses extrêmement intimes, il y a des dessins très intimes, bon !, et je crois que c’est vraiment la marque du génie artistique que d’offrir au monde entier ce qui était son intimité la plus secrète, et il a réussi, parce que ça plait à tous finalement ; dans le monde entier les films de Fellini sont appréciés. Ce que nous savons par ailleurs, c’est que, petit déjà, Fellini aimait le sommeil et le rêve, il organisait son lit avec quatre coins, avec des morceaux de papier, et quand il se réveillait, quelquefois il changeait de coin .
B. V. – Home tivi, ça veut dire quoi ?
J. P. – Toi, justement qui est latiniste
Roland Chemama – C’est de l’Italie, je crois
B. V. – C‘est des petits hommes vivants. Elle se ballade avec un plateau sous les seins, et il y a plein de petits bonhommes dedans (Rires) Elle donne à manger, elle distribue des petits hommes vivants. Ça doit être ça.
J. P. – On dit qu’il aimait le sommeil et le rêve, il favorisait beaucoup ses moments de sommeil, et il disait qu’il acceptait ses rêves comme un éclair fugitif de révélation sur l’inconnu, et il n’en demandait pas plus.
Cette notion de révélation m’a semblé, à un certain moment, nous renvoyer à Jung, mais ce n’est pas évident. Je suis quand même de mauvaise foi en disant cela, d’abord j’étais passionnée parce que j’adore Fellini, et puis deuxième temps, j’ai découvert qu’il avait fait une analyse, et troisième temps, je me suis dit « Bon, puisqu’il a été analysé par Jung, cherchons les trucs de Jung », donc j’étais de mauvaise foi en essayant de lire tout cela, mais on va voir que ça retombe bien, c’est quand même un grand artiste.
Alors je ne sais pas tout à fait quoi dire de ce transfert et de cette adresse très présents à Ernst Bernhardt car en même temps il y a ce petit personnage, ce lui-même, ce soi également toujours présent. Fellini disait qu’il se considérait comme l‘analysé et l’analyste, et son ami et biographe disait qu’il en riait comme d’une bonne blague.
J’ai du mal à penser que les dessins et explications que Fellini a livrés soient effectivement et essentiellement du matériel de ses séances. Ses séances d’analyse n’étaient peut-être composées que de ses rêves. Par ailleurs, je pense n’avoir aucune possibilité d’interpréter ses rêves car l’interprétation des rêves n’est pas une activité isolée ; elle reste prise dans le travail de l’analyse, nous savons que ce qui est important, voire essentiel, est la tension de la résistance dans le déroulement d’une cure.
Qu’en est il par ailleurs de la suggestion, ou de l’influence possible de son analyste jungien ? Et quelle est l’aptitude d’un patient à recevoir les suggestions de son analyste ; transfert, direction de cure, structure du patient ?
Dans ces planches et récit, je n’ai noté que quelques références isolées, vite abandonnées : un professeur de théosophie, le jeu de Ji King, cher à Jung (c’est un jeu fait de pièces de monnaie qui lui permettait de lire des oracles). La tendance de Fellini à s’intéresser aux sciences occultes n’était pas favorisée par Bernhardt, toujours est il que ces traits ne s’intégraient pas au réseau associatif orienté vers quelque archétype, mandala ou autre, tel que Jung le préconisait dans sa doctrine. Il me semble, avec les bémols qu’il convient de mettre que les mythes que les jungiens proposaient ne recouvraient pas la structure ici, de Fellini. Et qu’il y avait là, me semble-t’il un transfert sans analyse, voire une auto analyse. J’en dirai quelques mots plus tard.
Enfin, au point où j’en suis après avoir lu quelques textes indigestes, je crois pouvoir dire que finalement il n’y a aucun rapprochement à faire entre l’inconscient freudien et l’inconscient jungien. Les sons sont les mêmes mais cela recouvre des notions totalement différentes. De même pour ce qui concerne la psychanalyse, puisque il s’agit chez les jungiens d’une psychologie du conscient, avec un déterminisme rigide qui prend appui sur un inconscient collectif, c’est à dire impersonnel. Je ne vois rien de tel dans les productions de Fellini, même si le statut de ces planches ne m’est pas très clair, dans la mesure où le voisinage, voire la coexistence du rêve et de la réalité ne m’est pas facile à préciser.
Mais pour finir et conclure, je vais vous lire ce rêve où Fellini met en scène Jung et Freud.
Page 558. « Je voyais Jung venir à ma rencontre dans une attitude de victoire. C’est lui qui a gagné ! Dans le rêve, cependant, Jung avait l’apparence du professeur Verginelli. En bras de chemise, il me sourit, et il a sur son visage la satisfaction de quelqu’un qui me prouve que la conclusion favorable de la bataille avait été prévue. Jung/Verginelli est à ma gauche. A la place des mains, il a deux étuis qui me semblent être en bois, en sémati ou en plâtre, enveloppés dans de la gaze. En même temps que l’apparition joyeuse de Jung, Freud apparaissait à ma droite ; le petit vieux en manteau et haut de forme noir, était accompagné de deux infirmiers qui le conduisaient tout droit à l’asile. Quelqu’un disait « Voilà les terribles crises de Freud, regardez la drôle de transformation de son visage, voyez les bêtes sauvages qu’il a en lui ». Et il me semblait comprendre quand je me suis réveillé, que le résultat victorieux pronostiqué et attendu par Jung, était précisément celui-ci : l’arrestation et l’internement de Freud, dans un asile ».
En final, on va voir l’image du rêve qui représente Jung et Freud, c’est très intéressant parce que dans la plupart de ces dessins, on reconnait tous les personnages, les artistes, le pape, etc. Sauf là ! Ni Jung, ni Freud ne sont reconnaissables, c’est très pauvre comme dessin,
B. V. – Voilà, c’est » Freud à l’asile »
J. P. – Voilà, c’est très pauvre comme dessin. Il y a vraiment rien, c’est très bizarre
B. V. – Peux-tu expliquer ?
J. P. – Non,
R. C. – Où est Freud ?
J. P. – Voilà ! Justement !
(L’assistance cherche où est Freud : « il est à sa droite ; il y a quatre paires de dos ; il y a son visage »
B. V. – Ils sont tous sans visage…. Ah non, il y a en un avec deux yeux, là !
J. P. – En tout cas, cela ne correspond pas du tout à l’ensemble de ses dessins.
On suppose que Fellini était informé des querelles doctrinales entre Jung et Freud Si Jung reconnaissait le mécanisme du refoulement, il n’en reconnaissait pas le contenu, à savoir la sexualité. Et c’était avec les archétypes, l’essentiel de leur discorde.
Pour Fellini en tout cas, le jour et la nuit, le sexe s’en donne à cœur joie.
Enfin, que pouvons-nous dire de la présence de Freud avec ces traits de bête féroce, et de fou ? Peut-être mes hypothèses sont-elles farfelues, mais cette identification à Freud me semble significative dans la mesure où, quelle qu’ait été l’influence de Bernhardt dans le transfert, l’inconscient de Fellini a rejoint celui de Freud, ce fou furieux.