Le droit à l’enfant
20 février 2023

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HAMAD Nazir
Séminaire d'hiver
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Séminaire d’hiver 2023
Pourvu qu’on s’aime
Samedi 14 janvier 
Intervention de Nazir Hamad

Le droit à l’enfant

 

Peut-on considérer l’amour pour l’enfant comme la référence absolue de l’amour ? On peut répondre par oui quand on lit les témoignages écrits ou tenus par des écrivains qui ont marqué leur temps.

Dans Les chênes qu’on abat, A. Malraux écrit :

« Je me souviens de nouveau de ce que dit Einstein, le violon sous le bras : le mot progrès n’aura aucun sens aussi longtemps qu’il y aura des enfants malheureux. »

Dostoïevski, plus tragique encore, écrit : « Si le monde permet le supplice d’un enfant innocent par une brute, je rends mon billet. »

Le chagrin et le désespoir de Camus sont à leur comble devant la souffrance d’un enfant frappé par le mal qui ravage la ville. Dans La Peste, il décrit avec la précision d’un scientifique l’agonie de toute une population, mais seule la mort d’un petit enfant le révolte contre l’arbitraire et l’indifférence du ciel qu’il finit par récuser.

L’humanité a trouvé une consolation pour atténuer la douleur que les parents éprouvent face à la mort de leurs enfants. Les petits enfants qui meurent montent au ciel pour devenir des anges.

Cependant, ni la révolte d’un Camus, ni le désespoir d’un Dostoïevski et encore moins la réaction d’horreur de l’opinion publique devant tout ce qui met à mal l’enfant ne semblent le protéger de l’agressivité, parfois meurtrière, de son entourage. Car en effet, les mauvais traitements, les infanticides et les abandons sont souvent l’œuvre des parents eux-mêmes.

Nous savons qu’environ 220 000 IVG sont pratiquées bon an mal an en France. 29 000 IVG concernent des femmes de 15-19 ans, dont 11 670 de mineures. Deux femmes sur trois de celles qui ont recours à l’IVG prennent des contraceptifs. Sont-elles mal renseignées quant à l’usage des contraceptifs ? Peut-être ! Mais, il y a lieu de croire que beaucoup de ces femmes désirent la grossesse mais pas l’enfant. J’ai connu des candidates à l’adoption qui ont eu recours trois fois à l’IVG avant d’entreprendre une démarche vers l’adoption. Elles justifient cette démarche par l’amour qu’elles éprouvent pour l’enfant qu’elles espèrent obtenir et le désir fort qu’elles ont pour devenir mère. Ce désir d’enfant arrive parfois tard, et l’adoption devient le seul accès possible pour elles d’avoir un enfant. Bref, un enfant hors sexe.

Le droit à l’enfant maintient ainsi l’espoir d’en avoir un quand l’horloge biologique s’affole chez des femmes qui ne souhaitent pas rester seules. Les hommes aussi éprouvent un désir de paternité comme nous le voyons chez des personnes homosexuelles qui choisissent de pratiquer une sexualité stérile sans renoncer pour autant au désir d’avoir un enfant. Le droit à l’enfant ne confronte plus personne à l’impossible : impossible par exemple d’avoir un enfant comme le fruit d’une sexualité stérile. L’adoption, le recours aux mères porteuses, le don d’ovules et de spermes ont tendance à motiver leur demande au nom de leur amour pour les enfants et du désir qu’elles ont d’en élever un seules ou avec un compagnons potentiel. L’amour prétendu pour les enfants est-il si facile à comprendre et à admettre comme quelque chose qui va de soi ?

Je ne crois pas. L’amour pour l’enfant ne va pas de soi et ceux qui sont les mieux placés pour le protéger se transforment parfois en monstres meurtriers. De temps en temps, un fait divers atroce vient nous rappeler la fragilité du lien entre l’enfant et ses parents. Et bien que nous ayons tendance à sacraliser ce lien et en faire le symbole de tout attachement affectif, il n’en reste pas moins qu’entre parents et enfants, les choses n’ont jamais été simples.

Je retiens ici deux faits divers particulièrement significatifs qui illustrent les difficultés qui président à l’analyse dans ce genre de drames. Le premier fait divers est celui du meurtre de l’enfant Grégory Villemin et la mise en cause de sa mère. Je ne reviens pas sur cet infanticide pour rabâcher encore quelque chose qui risque d’être absolument inutile dans une histoire déjà suffisamment sordide, mais pour parler de Duras. Est-ce que vous vous souvenez de l’article de Marguerite Duras au sujet de l’affaire Villemin ? Si je vous en parle, c’est parce que beaucoup d’auteurs avaient pris position concernant cette affaire dont M. Duras. En 1985, à la demande de S. July, directeur du journal Libération à l’époque, Duras se rend à Leponges-sur-Vologne afin de mener sa propre enquête et de donner son avis sur cette affaire. Le 17 juillet 1985, Libération publie une tribune signée Duras. L’écrivaine a produit cet écrit sans avoir rencontré Christine Villemin. Elle parle d’elle en tant que meurtrière sans preuves concrètes, pis encore, sans respecter la présomption d’innocence.

Duras est convaincue qu’elle a affaire à une mère filicide. Elle ne la condamne pas. Au contraire, elle vient à son secours. A ses yeux, madame Villemin incarne la Femme dans une histoire longue d’injustice perpétrée par les hommes contre le sexe faible. Duras fait le procès de l’Histoire non pas en vengeresse froide, mais en femme qui se reconnaît dans cette mère victime des hommes, d’elle-même et surtout, de l’Histoire. Tout au long de cet écrit, Duras parle d’elle-même à la troisième personne. Elle raconte cette femme comme si elle l’habitait. Elle vit ses faits et gestes en son corps propre. La vérité objective de ce fait divers ne l’intéresse pas et pour cause : elle sait, c’est tout. Petit à petit, elle réinvente Médée et fait de son geste meurtrier un véritable acte de révolte contre le destin millénaire des femmes.

Duras écrit : « Dès que je vois la maison, je crie que le crime a existé. Au-delà de toute raison… On l’a tué dans la douceur ou dans un amour devenu fou. » Elle rajoute plus loin : « Aucun homme au monde ne peut savoir ce qu’il en est pour une femme d’être prise par un homme qu’elle ne désire pas. La femme pénétrée sans désir est dans le meurtre. Le poids cadavérique de la jouissance virile au-dessus de son corps a le poids du meurtre qu’elle n’a pas la force de rendre : celui de la folie. »

« Les progrès de ce malheur, elle ne le voit pas se faire, c’est certain, elle ignore de plus en plus où elle va. Une nuit qui descendait sur Christine Villemin innocente qui peut-être a tué sans savoir comme moi, j’écris sans savoir, les yeux contre la vitre à essayer de voir clair dans le noir grandissant du soir de ce jour d’octobre. »

Inutile de dire que cet écrit a suscité beaucoup de réactions dont celles de Françoise Sagan, de Benoîte Groult d’Alette Armel, de Laure Adler sans oublier les nombreux anonymes qui tenaient à participer à ce débat. Mais aussi bizarre que cela puisse paraitre, ces femmes connues pour être féministes ne sont pas venues au secours de Duras. Elles étaient tantôt indignées des propos de Duras et l’accusaient d’avoir inventé un mythe durassien séduisant mais inutile à l’établissement de la vérité dans cette affaire dramatique.

Des lecteurs dont l’Evénement du Jeudi avait publié les lettres, ont donné l’impression d’avoir entendu Duras là où les femmes écrivaines étaient restées sourdes. Ils ont écrit répondant à Laure Adler dans un style on ne peut plus critique en la rangeant parmi « ces femmes écrivains, grenouilles de bénitiers qui n’ont pas le courage d’assumer la violence de leur féminité. »  Ils ont cité Madame Bovary, Violette Nozière pour défendre Duras dans ce qu’ils considéraient comme une tentative de transformer le réel afin de mieux le transcender.

Christine Villemin n’était pas Médée. Sans doute, Marguerite Duras l’était. Son écrit n’a eu que mépris de la part de celle qu’elle croyait soutenir en en faisant le symbole des femmes. « Le problème de ce crime est un problème de femmes, le problème des enfants est un problème de femmes, le problème de l’homme est un problème de femmes. L’homme l’ignore. Tant que l’homme s’illusionne sur la libre disposition de sa force musculaire, matérielle, la profondeur de l’intelligence ne sera pas masculine. Seule la femme sera avertie de l’erreur de l’homme sur lui-même. »

Christine Villemin a traité Duras de folle et a porté plainte contre Libération et contre l’écrivaine. Innocente ou coupable, les choses pour elle relevaient du domaine judiciaire et pour cette raison, elle était peu sensible à la dimension du réel là où Marguerite Duras s’était placée. En Villemin, Duras a raté son objet, mais en tant qu’écrivaine, elle a donné à ce fait-divers la dimension du drame grec.

Congeler les bébés comme on congèle les embryons

Le deuxième fait divers est celui du couple Courjault. Le 22 août 2006, à Seoul, Véronique Courjault avoue le meurtre de trois de ces enfants et reconnaît qu’elle avait préservé leur corps dans le congélateur sans réussir à convaincre quant à la raison pour laquelle elle avait décidé de garder ainsi leurs corps entre gigot et cornets glacés.

Son mari plaide non coupable et avance un argument qui ne cesse d’étonner : il ne s’est aperçu de rien. Tout s’est passé à son insu. Les autorités judiciaires l’ont innocenté.

Véronique Courjault, par trois fois, une fois à Paris et deux fois à Seoul, se débarrasse de son bébé nouveau-né et elle le congèle à l’insu de tout son entourage. Beaucoup a été dit à son sujet. Le déni de grossesse associé ou pas à un état dissociatif psychotique est revenu souvent comme diagnostique.

A examiner les faits plus attentivement, il est possible d’affirmer que Véronique Courjault s’était trompée de temps. Son temps subjectif ne coïncidait pas avec le temps de ses grossesses. Pour ces trois enfants, elle a procédé comme dans les laboratoires où on pratique la fécondation in vitro.  Elle gardait ses bébés au froid exactement comme on le fait avec les embryons en trop qu’on garde à l’intention des parents concernés ou encore ; comme le font des jeunes femmes qui congèlent leurs ovules pour en faire des enfants plus tard.

Désir d’enfant ou désir de grossesse

Tous les travailleurs sociaux ainsi que les psychologues qui travaillent dans les Services de l’Action Sociale à l’Enfance ont connu l’expérience de ces femmes qui tombent enceintes malgré toutes les précautions qu’ils prennent avec elles pour leur éviter de nouvelles grossesses. Ces femmes tombent enceintes comme par miracle. Elles désirent la grossesse sans désirer l’enfant. J’ai connu le cas d’une femme qui a engendré vingt et un enfants qui ont suivi le même chemin, celui de l’A.S.E.

La question que les travailleurs sociaux se posaient à l’époque, une interrogation qui reste actuelle : « Jusqu’où peut-on aller pour empêcher une femme de tomber enceinte ? » Nous connaissons des pays qui ont stérilisé par force des groupes de femmes psychotiques ou débiles mentales, afin de leur permettre d’avoir une vie sexuelle sans avoir des enfants.

Peut-on recourir à de telles pratiques et si oui, où faut-il s’arrêter ? Nous savons que de nos jours, il y a des pays qui stérilisent des minorités jugées étrangères dans le corps de la nation.

Cependant autant cette pratique condamnable peut servir d’excuse à des hygiénistes fanatiques pour stériliser des femmes psychotiques autant le recours à l’IVG par des femmes normalement constituées et tout-à-fait conscientes de leur geste, nous met devant l’embarras de répondre à cette question.

Peut-on pour autant dire qu’on pourrait satisfaire toutes les demandes d’adoption si des femmes qui ont recours à l’IVG acceptaient de mener leur grossesse à terme et de consentir à donner l’enfant à l’adoption ? Pour moi, cela relève de l’impossible pour la simple raison qu’une femme qui méne sa grossesse jusqu’au bout et qui donne naissance à un enfant est dans le désir de mettre un enfant au monde, qu’elle l’élève elle-même ou qu’elle le donne à l’adoption, tandis que, pour une femme qui choisit délibérément d’interrompre sa grossesse, il est difficile d’affirmer qu’elle soit dans ce désir.

Nous avons là une difficulté majeure à répondre aux questions des enfants adoptifs quand ils nous questionnent sur le pourquoi de leur abandon ? Comment peut-on leur dire que leur mère désirait mettre un enfant au monde, mais ne désirait pas l’enfant de la réalité. Cet enfant-là est donné à l’adoption, et cela n’a rien à voir avec l’amour ou le rejet.

Désir d’enfant entre homme et femme          

Si on reprend le mythe d’Œdipe qui a présidé à la découverte de Freud de son fameux complexe on note que l’oracle dit aux parents qu’ils auront un enfant qui tuera son père et couchera avec sa mère, ou encore, qui causera la ruine de sa cité, ou abolira l’autorité du maître ou du roi. Un tel oracle fait-il forcément le père infanticide ?

Le père infanticide, c’est Hérode. Hérode ordonne le meurtre de tous les enfants de moins de deux ans. Comme il ne sait pas situer l’enfant qui.. il ordonne de tuer tous les enfants comme seule condition d’échapper à sa propre destitution. Hérode n’a d’autres références que ses propres lois tyranniques. Il dicte ses lois, niant ainsi les lois de la vie, celles qui font que tout homme est mortel même s’il s’appelle Hérode, et que les générations se succèdent. Hérode cherche à éliminer l’enfant, l’héritier potentiel, parce qu’un maître n’a pas d’héritier ou du moins, ne peut se projeter narcissiquement dans un héritier. Se projeter de la sorte implique la reconnaissance de ses limites, et admettre ses propres limites nous inscrit dans la castration.

L’oracle parle. « Ton fils te tuera » dit-il à Laïos.  « Paris causera la ruine de Troie », dit-il aussi à Priam. L’oracle dit vrai dans la mesure où père et fils reçoivent le message sans le moindre recul. Le père prend tout à la lettre. Le père inverse le message, il veut tuer le premier. Seulement, le père a souvent le tort de confier cet acte à quelqu’un d’autre, à un de ses domestiques par exemple.  Le domestique est normalement pris au piège de ses affects et cherche à sauver l’enfant.

La question qui se pose alors est la suivante : alors que le fils reste en vie grâce à la complicité de quelqu’un, celui qui a la charge de le mettre à mort, pourquoi faut-il qu’il porte l’oracle comme une injonction ? Œdipe est adopté tout petit. Il est élevé par des parents affectueux et aimants, et alors que tout semble aller bien pour lui, il échoue minablement à la première épreuve, celle concernant la révélation sur son adoption.

Comme jadis pour le père, le signifiant tuer est reçu comme une injonction par le fils. ‘Tuer’ se lit toujours pareillement dans les deux générations et Œdipe réussit là où le père avait raté.

L’oracle lie père et fils par un contrat tacite dont les termes sont régis par la jouissance et l’ignorance. Père et fils ne savent pas lire ‘Tuer’ pour comprendre que ce signifiant peut se lire autrement : ‘tu es’. Cela Lacan le pointe clairement dans son séminaire de 61/62, l’Identification. Il nous dit, l’enfant, désiré ou pas, « rappelez-vous qu’il arrive souvent que le fond du désir d’un enfant c’est simplement ceci, que personne ne dit, « qu’il ne soit comme pas un, qu’il soit ma malédiction au monde. » Leçon de 28 mars, P.220 

Est-ce qu’il s’agit de la même chose chez la mère ?

Médée

Michèle Dancourt, dans son livre « Prénom Médée », paru aux éditions des femmes en 2010, présente Médée comme une figure multiple d’autant plus intéressante qu’elle stimule le fantasme de l’homme. Elle écrit : « En plus de quatre cents œuvres (théâtre, romains, récits, films, opéras, elle évolue et change au gré des intentions des auteurs, presque tous masculins, mais aussi des époques et du paradigme métaphorique dans lequel elle s’inscrit. » Michèle Dancourt souligne le fait que Médée est l’œuvre des hommes et de ce fait, elle incarne pour eux, la Femme.

Nous savons que Médée et Jason s’enfuient et sont accueillis par le roi de Corinthe, le Roi Créon. Jason tombe amoureux de Creuse, la fille du Roi et se marie avec elle. Médée se venge en tuant sa rivale en lui offrant une robe magique qui la brûle ainsi que son père. Elle incendie par la suite le palais.

De tels actes ne s’arrêtent pas là, cela culmine par le meurtre de ses enfants, de ses propres mains, comme une vengeance ultime contre Jason. Celui-ci meurt de chagrin sur son bateau.

La saga de Médée continue. Le livre de Michèle Dancourt relate tous les détails de sa vie. Il s’agit d’une histoire à rebondissement où Médée revient chaque fois pour accomplir des prouesses et étonner par son art. Médée est « la femme », nous dit Lacan.

Duras qui crie fort disant tout dans l’histoire de Villeman est problème de femmes, Dancourt par contre, fait de Médée un fantasme masculin qui pose et repose, à partir de ces nombreuses créations artistiques masculines, la question chère à Freud : que veut une femme ?  Et nous voilà devant un fait terrible, l’enfant est le fruit de ce malentendu incontournable que je résume par une phrase : la femme reproche à l’homme de ne rien comprendre et l’homme lui reproche de ne pas savoir ce qu’elle veut.

    

     Le sujet barré n’est ni homme ni femme

 

     Nous savons que Freud fait de l’arrivée d’un enfant la réponse naturelle aux vœux de l’homme de se perpétuer en tant qu’individu et en tant qu’espèce. Il lie l’individu à l’espèce dans une continuité autant logique que nécessaire à leur survie. Quant au désir d’être mère, nous apprendrons qu’il y a chez une femme un rapport entre l’enfant et le penis-neid et de ce fait, il est facile de conclure que la mère est celle qui l’a et la femme est celle qui ne l’a pas. Autrement dit, le désir d’enfant devient un désir féminin à cause de l’absence de pénis.

     Mais rester dans cette lecture simple, l’enfant court le risque de devenir un objet quelconque de la demande équivalent au vœu phallique imaginaire d’une femme ou au vœu de toute puissance d’un homme. Sur le plan imaginaire, Le phallus est le symbole de la toute-puissance, alors que sur le plan symbolique le phallus inscrit le manque dans le psychisme de l’homme et de ce fait, le phallus désigne la loi universelle de la castration. Le désir d’enfant s’inscrit dans cette articulation qui fait de lui un insigne de la toute-puissance imaginaire des parents ou celui qui introduit par son arrivée leur castration.      

     Il est évident, et l’expérience clinique le prouve, que le père comme la mère d’ailleurs, ne sont pas une continuité obligatoire d’être homme ou femme. La paternité et la maternité sont susceptibles de déclencher des séismes psychiques dont les conséquences sont parfois difficiles à calculer. Tous ceux qui travaillent ou qui ont travaillé dans le service de l’ASE savent que ce qu’on appelle le désir d’enfant n’est autre qu’une demande d’enfant et que cela ne fait pas toujours le père ou la mère et encore moins la famille. Le droit à l’enfant fait de lui un objet de la demande surtout lorsqu’il s’agit d’une stérilité pathologique ou issue d’un choix homosexuel. L’enfant devient un dû en tant qu’objet de réparation. Une femme stérile tend à vivre sa stérilité comme une deuxième privation du phallus imaginaire et l’homme comme une castration réelle.

       Je termine mon intervention par cette hypothèse : On peut envisager le désir d’enfant comme un désir pour un homme ou pour une femme qui entre dans la vie d’un partenaire sexuel.  Ce désir double s’articule autour d’un trait qui déclenche le désir d’être comme son père ou sa mère. La demande suscitée par la stérilité par exemple, a un objet de revendication, l’enfant. Peut-on dire la même chose au sujet du désir ? Non, les objets de la demande ne sont que des ersatz de l’objet du désir.

     J’ai eu l’occasion pendant les longues années que j’ai passées dans les services de l’A.S.E. de rencontrer beaucoup de femmes qui abandonnent leurs enfants quand elles sont abandonnées par les hommes avec lesquels elles ont eu (ou pas d’ailleurs) des enfants. Elles arrivent à assurer leur rôle de mère auprès de leurs enfants au quotidien tant qu’elles sont accompagnées, mais dès qu’elles se retrouvent seules, sans le soutien d’un homme, ce même rôle devient impossible pour elles.

     Tout fonctionne pour elles comme si le fait d’être reconnues et aimées en tant que femmes par un homme, leur place de mère auprès de leurs enfants tenait de surcroit.

     Combien de fois n’avions-nous eu affaire à une jeune femme qui, abandonnée par le père de son enfant, se mettait à errer confiant son bébé à des membres de sa famille, voire à des amis de passage. Et bien qu’elle ait accepté le placement de son enfant à contre cœur, le retour d’un homme dans sa vie rendait le placement insupportable. Tous les travailleurs sociaux et les juges des enfants connaissent de tels cas. Les scènes déchirantes que ces mères jouaient devant les juges, ou en présence des assistantes sociales et éducateurs, sont de nature à rendre les choses d’une complexité extrême.

     Les recevant parfois dans mon cabinet d’analyste, je n’avais d’elles qu’une plainte, souvent la même : elles cherchent un appartement pour s’installer avec leurs enfants, et un travail et m’apprennent parfois qu’elles vont se marier et faire d’autres enfants etc. La difficulté avec elles est toujours de savoir si ces femmes sont dans leur discours ou pas ? Autant leurs demandes sont ce qu’il y a de plus légitime, autant ces demandes sont vaines car ces femmes sont vraiment perdues.

     Dès qu’un homme entre dans la vie d’une telle femme et lui fait entendre qu’il est prêt à s’engager avec elle, elle devient mère comme par enchantement, et se met à revendiquer son ou ses enfant(s), faisant fi de tous les conseils qui l’invitent à rester prudente.

     Malheureusement pour elles, autant que pour leurs enfants, ces rencontres avec « l’homme de leur vie », comme elles ont tendance à dire, se révèlent souvent sans fondement. Les hommes qu’elles rencontrent sont aussi fragiles, et cela n’arrange pas les choses pour elles.

    De telles situations font que les placements familiaux perdurent et n’aboutissent à l’adoption que très rarement.

En revanche, des jeunes femmes issues de l’immigration donnent plus facilement leurs bébés à l’adoption. Elles sont censées rester chastes jusqu’au mariage et faire des enfants dans un cadre familial légal. La loi de la famille dont l’objet est de contrôler la sexualité des filles avant le mariage, a très peu de chances de tenir face à la loi du désir. C’est pour cela que des filles tombent enceintes malgré la peur qu’engendre la surveillance étroite d’un grand frère ou d’un père.

Trois scénarii sont fréquents. Le scénario extrême consiste à chasser la fille d’autant plus quand elle refuse de se faire avorter. Le deuxième est l’accouchement sous X, ou le placement familial, le troisième est de faire en sorte que la grossesse arrive à terme et l’accouchement a lieu dans le secret. La famille fait semblant qu’elle ne s’est aperçu de rien. La mère continue à voir son bébé placé en secret et ne le reprend que quand elle rencontre un homme qui veut bien d’elle et de son bébé.

     Nous avons eu l’occasion de suivre les trois sortes de situation, et nous savons combien c’est difficile pour ces jeunes femmes d’être mère quand elles sont obligées de cacher leur statut de mères célibataires que ce soit au sein de leur famille ou dans leur groupe social.

     Est-ce que ces femmes deviennent Médée pour autant ?

Oui, d’une certaine manière. Nous comprenons l’importance que prend un homme pour chacune d’elles d’autant plus quand cet homme reconnaît l’enfant et sort la mère de sa honte d’avoir été fautive et mère indigne. Rencontrer un tel homme la réconcilie avec son enfant et l’aide à renouer avec sa famille qui ne demande qu’à tourner la page d’une histoire difficile à porter.

On peut imaginer aussi la valeur que prend un homme pour ces femmes. Reconquérir grâce à lui son statut social, son droit à être mère et autonome face à une famille qui exige d’elle de renoncer à son désir comme prix à payer pour vivre ensemble. Rencontrer un tel homme représente pour elle une véritable renaissance. Et c’est pour cela qu’il est facile d’imaginer ce que le départ d’un homme pourrait signifier pour ces femmes ! Nous comprenons ce qu’être abandonnée représente pour elles. On peut imaginer que son monde est condamné à s’effondrer et le cauchemar recommence. Un enfant qui casse son meilleur jouet parce qu’il est déçu de sa mère, est une scène à la fois fréquente et symboliquement importante. Médée tue ses enfants parce qu’elle est déçue de l’homme qui l’abandonne.

Nous avons suivi des jeunes femmes qui avaient accouché sous X ou qui plaçaient leurs enfants par haine de soi. Elles ne voulaient pas entraîner leurs propres bébés dans les galères qui étaient leur vie à ce moment-là. Elles voulaient une vie meilleure pour eux. Leur donner une chance ailleurs, parce que pour elle, la chance ne leur avait jamais souri. C’est pour cela d’ailleurs, qu’il y a encore des adoptions internes en France. On en compte encore un millier.

Ces femmes ne pouvaient pas élever leurs bébés parce qu’elles n’étaient jamais portées elles-mêmes par le regard d’une mère aimante et encore moins par un père présent pour leur mère et pour elles à la fois. Quand elles donnaient leurs enfants à l’adoption, elles le faisaient par mépris pour leur vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

               

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le film de Claude Miler, 2009 : « Je suis content que ma mère  soit vivante », est une parfaite illustration de cette question. Un garçon, Thomas, séparé trop tôt de sa mère biologique avec son petit frère, garde à l’égard de ses parents adoptifs une rancune sans bornes. Il n’a qu’une idée en tête : retrouver sa mère. Il finit par trouver son adresse et   se présente chez elle. La rencontre est mitigée. La mère reste quelque peu froide à son égard, mais accepte de l’accueillir. Elle vit sa vie, exactement comme elle faisait au moment où elle abandonna ses enfants. Thomas ne se laisse pas décourager. Un jour, il trouve dans un tiroir une photographie de nu d’elle. Il montre la photo à ses amis, la présentant comme sa petite amie. Il veut rattraper le temps perdu, il veut se mettre à son service, tellement à son service, qu’il ne tolère plus le moindre écart qui ne soit conforme à ce qu’il estime être dorénavant leur vie ensemble. Fils et mère sont pris dans une sorte de surenchère au cours de laquelle une complicité incestueuse les rapproche et les éloigne en même temps. Leur première rencontre allait se transformer en enfer où le fils est dépassé lui-même par ce qu’il pense construire avec elle, ou simplement par ce qu’elle éveille en lui. Il veut savoir, mais aucune réponse n’est la bonne pour lui. Ce face à face va devenir terrible, tellement terrible qu’il tente de le rompre en lui portant un coup de couteau et s’en va la laissant pour morte.

 

Nous y reviendrons plus tard, mais nous pouvons dire d’ores et déjà que c’est classique dans l’abandon et dans les placements familiaux.

Les Argonautes arrivent en Colchide à la recherche de la Toison d’or. Ils y arrivent sous le commandement de Jason. La Toison est détenue par Eétès, le roi et qui n’est autre que le père de Médée. Le roi est d’accord de la céder mais à la condition que Jason accomplisse des tâches absolument impossibles pour lui. Médée est touchée par la détresse de cet homme. Elle est plutôt amoureuse de lui. Elle vient à son secours et l’aide à surmonter toutes les embûches posées par le père. La Toison d’or conquise, Jason et Médée fuient vers l’ouest. Le père furieux les poursuit avec sa flotte. Médée use de tous les stratagèmes afin de ralentir sa progression. Elle tue son frère cadet Apsyrtas et le découpe en petits morceaux qu’elle sème dans la mer, obligeant son père à s’arrêter afin de ramasser les morceaux et d’offrir à l’héritier du trône une sépulture digne de sa personne.

Pélias profite de l’absence de Jason pour tuer son père et se débarrasser de sa famille. Les filles de Pélias, voulant rajeunir leur père, font appel à la magie de Médée. Celle-ci, ayant fait la démonstration avec un bélier qu’elle tue, découpe et fait bouillir dans une marmite tout en prononçant des incantations. Elle ressort un agneau. Elle conseille aux filles de faire pareil. Elles tuent leur père et le découpent. Mais Médée refuse de prononcer les incantations pendant que les filles le bouillent, trompant les filles qui ont perdu ainsi leur père.