Avant d’aborder cette question avec les concepts analytiques dont se soutient notre réflexion, nous rendrons hommage au travail des anthropologues qui ont considérablement enrichi notre abord de la question, à savoir M. Mauss et M. Leenhardt, sans lesquels ce travail n’aurait pu se faire. Donc dette symbolique, symboliquement par ces mots, payée.
Cette question du don en amène généralement immédiatement une autre: tout don implique-t-il une dette ? Question qui peut se décliner de deux manières: tout don a-t-il pour origine une dette du donateur, mais aussi: tout don entraîne-t-il une dette de la part de celui qui reçoit ? Autre question : donner implique-t-il une perte, c’est-à-dire la perte est-elle une des conditions du don ?
Notons tout d’abord que si l’existence occasionnelle de dons chez certains primates n’est pas impossible ( un chimpanzé peut parfaitement donner un fruit à un autre chimpanzé, par exemple) le don dans la dimension de la réciprocité en tant que système social est spécifique de la seule société humaine, c’est-à-dire des êtres parlants. Ce qui signifie qu’il implique le registre du symbolique, et donc en conséquence la mise en place par le langage de l’Autre. Une des manifestations de cette corrélation du don avec l’Autre est la fréquente association du don avec le sacré (avec ou sans dieu(x)), catégorie supportant cette instance du Autre.
Partons donc de cette dimension symbolique du don. Pour cela, nous étudierons successivement deux institutions de la société kanak, l’une contemporaine, l’autre appartenant à un passé révolu.
La première institution se nomme "la coutume". On dit : "faire une coutume". Il s’agit d’une rencontre protocolaire entre plusieurs parties pour des raisons très diverses : accueil dans une tribu, accord après un conflit, réconciliation après un meurtre ( récemment, une coutume a réuni, afin de permettre leur réconciliation après plusieurs années, les familles des leaders indépendantistes Jean-Marie Tjibaou et Yéweiné Yéweiné, de leur assassin et du garde du corps qui avait abattu l’assassin ) etc… Il y a au cours de cette rencontre dons de différents objets sans valeur marchande marquée, souvent les mêmes (par exemple, quelques paquets de cigarette, un manu (un paréo en polynésien), quelques billets de francs pacifiques) et échanges de discours. Ce qui est intéressant est le lien entre les paroles et les objets. Les objets ne valent pas par eux- mêmes, ils ont peu de valeur marchande. Ils valent donc en tant qu’ils sont inclus dans un circuit d’échange avec l’autre à qui l’on parle et qui nous parle, c’est-à-dire le Autre, en tant qu’ils sont adressés à ce grand Autre ou reçus de lui. Ce grand Autre, celui de la parole, va recevoir et donner les objets, et c’est cette prise dans la parole qui donne valeur à ces dons. Il convient de rappeler que, dans cette société, la parole (no) signifiait aussi bien : la parole parlée c’est-à-dire le contenu du discours, un objet fabriqué par les humains, une action , une pensée précise (donc potentiellement efficace), et enfin la substance circulante de ce qui est dit, toutes ces acceptions ayant en commun de constituer différentes modalités de manifestation de l’être humain.
En ce qui concerne la coutume des temps anciens, lors des offrandes de vivres (taros, ignames, produits de la pêche) au cours d’une cérémonie nommée le pilou, fête familiale ou clanique, le clan paternel disait aux maternels : "recevez ces vivres, elles sont notre parole" . Ou encore, en montrant les monnaies, jades, coquillages échangés pendant les discours, les Kanak disaient : "ceux-ci sont les paroles qui ont été dites". Donc, par et dans le don, l’objet devient parole . Qu’est-ce que cela signifie ? En quoi un objet fonctionne-t-il comme parole ?
Qu’est-ce qu’une parole ? Dans la parole, il y a : l’objet voix, le signifié, le signifiant, et éventuellement l’engagement dans un pacte symbolique de celui qui parle. On peut penser que, dans cette cérémonie coutumière, le véritable objet du don, de l’échange par excellence, c’est la parole. Alors, la parole peut- elle être ou devenir un objet ? Quels sont les rapports entre objet, symbolique, et signifiant ? Y a-t-il du symbolique qui ne soit pas du signifiant ? Quand je donne un objet au cours de ce style d’échange, cet objet peut-il être dit symbolique, et si oui en quoi ? Est-ce une sorte de signifiant ? Est-ce le représentant du signifiant ? Ou bien l’objet serait-il une sorte de corps de la parole, comme la lettre, dans l’écriture, est un corps du texte ? N’oublions pas qu’il s’agit d’une société sans écriture. Il y aurait alors un autre mode de support de la parole qui serait inscrite dans la matérialité physique, dans le réel de l’objet qui devient à ce moment là symbolique d’être pris dans cette circulation , ne valant pas par lui-même, mais par ce qu’il signifie au-delà de sa propre matérialité dans ce circuit où toute chose donnée devient élément d’une parole. De surcroît, il ne peut être exclu que cet objet – parole fonctionne également comme représentation du don : regarde ces ignames, ces manus que je te donne, cette parole qui se voit. Alors, comme nous ne pouvons pas passer à la trappe le réel de cet objet ( je le tiens là , irréductible à une nomination et une représentation, avec son poids, sa matérialité, son odeur), nous pouvons dire qu’il s’agit d’un fonctionnement de l’objet dans les trois registres, avec cependant une prévalence du symbolique. Est-ce que la parole est un objet, un objet reçu de l’Autre et ensuite rendu à l’Autre, dans cet échange? Ça repose la question de ce qu’est la parole de la mère pour l’enfant : que lui donne-t-elle lorsqu’elle lui parle ? Cette intrication objet / parole peut évoquer ce qui se passe lorsque la mère, nourrissant le tout-petit, lui parle dans le même temps, et qu’il se nourrit tant du lait que de ses paroles, et que la nourriture devient signe de son amour par le truchement de la parole. L’objet par excellence qu’on donne, n’est-ce pas cette parole qui circule d’un orifice buccal à un orifice auditif ?
Passons maintenant à ce que les Kanak nommaient "mi", ou "adi" un objet constitué d’un enfilement de pointes de coquillages coupées et usées contre une pierre jusqu’à ce qu’elles forment de petites perles (ça ressemble à un chapelet) de couleur variable (plus elles sont sombres, plus elles sont précieuses car rares), rattachés à ce que l’on nomme la tête de la monnaie, représentant l’ancêtre (sculptée dans du bois ou tressée). Les colons ont traduit ceci par "monnaie", et cet absolu contre-sens est symptomatique de la différence entre ces deux sociétés : la monnaie kanak n’a aucune valeur spéculative, aucune valeur vénale. Ces "mi" sont de longueur variable. Elles sont données et reçues dans diverses circonstances de la vie familiale, guerrière et sociale.
Pour résumer. Soit il s’agit de circonstances (cérémonies de naissances, circoncisions, levée de deuil etc) dans lesquelles le clan paternel est en relation avec le clan utérin : les paternels offrent de longues monnaies aux maternels, pour les remercier de leur présence, gage de sécurité. Ceux-ci soit n’offrent rien en échange, soit marquent leur acquiescement et leur bienveillance en offrant à leur tour une toute petite monnaie. Lors d’un deuil, les parents paternels du mort recevront présents et monnaies.
Soit il s’agit d’un accord entre deux parties (serment de mariage entre deux cousins croisés, réconciliation après une guerre ou réparation après une insulte etc.) : là, il y a échange de deux ou de plusieurs monnaies de longueur égale. Lors d’un serment, les deux monnaies sont les deux parties d’un même lien : il y a nouage. Il s’agit là d’un réel, pas uniquement d’une figuration. Si l’une des deux parties ne respecte pas l’engagement, il existe un dommage qu’aucune monnaie ne peut réparer . Pour que le dénouement se fasse, il faut que la partie coupable et la partie lésée rendent ce qu’elles ont accepté. Dans les réconciliations, la dysharmonie est terminée lorsque, après le don d’une monnaie par celui qui est en tort, celui qui est lésé donne à son tour une monnaie en échange de celle reçue, rétablissant l’équilibre. Dans la réparation de l’injure, considérée comme un dommage potentiellement mortel du fait de la puissance de la parole, la monnaie donnée ne vient pas en dédommagement, en paiement proportionnel à la valeur de l’injure, mais elle marque le premier terme d’un contrat de réparation dont le second terme sera l’objet donné par le lésé réconcilié. Lors des réparations après une guerre, il y a échange de monnaies entre les deux clans pour chaque mort au combat, les deux monnaies étant de longueur rigoureusement égale.
Soit il s’agit d’un pilou, fête familiale (petit pilou) ou sociale et politique (grand pilou) : il y a nécessité d’une valeur égale de ce qui est reçu et donné ( vivres, étoffes, monnaies) par chaque clan sauf le clan utérin…
2) Relations de guerre : il existe tout un langage de noeuds de balassor (un végétal) et de bouquets d’herbes et de feuilles tressées qui signifient des propositions ou ordres de guerres, de meurtres, de pièges (paroles torses), d’alliances, de paix, d’offres d’hospitalité, de rencontre en territoire neutre, d’adoption de prisonniers, et sont portés par un messager de la part du chef à un autre chef. Le destinataire répond par le même langage, par exemple en modifiant l’agencement du tressage pour signifier que l’action demandée a été accomplie. Ce qui nous intéresse consiste en ceci : la valeur des déclarations faites par ce langage réside dans la monnaie qui l’accompagne. En l’absence de monnaie accompagnatrice, on considère qu’il n’y a aucun engagement de celui qui parle.
On retrouve donc de manière disjointe l’une de l’autre: le signifié, ici un code porté par un objet, et d’autre part l’engagement symbolique, porté par un autre support. Donc il s’agit là d’un objet purement symbolique, c’est-à-dire utilisé dans la seule fonction d’engagement et d’échange, et qui est là dégagé de toute fonction de représentation ou de figuration.
3) Cas particulier : la monnaie peut être utilisée pour des achats de valeurs essentielles et difficiles à acquérir : silence du témoin d’un événement qui doit rester secret, pierres pourvues de vertu magique, secret de magicien… Nous noterons qu’il s’agit de valeurs impossibles à quantifier, c’est à dire pour lesquelles déterminer un équivalent par le troc n’est pas possible.
À propos de cette monnaie donnée lors des pilous, la question se pose de savoir si elle possède également une dimension de représentation, de figuration. Voici quelques fragments de discours lors des échanges de monnaie. Les Maîtres du pilou : "cette monnaie est à vous. Elle doit continuer l’homme père (défunt) et mes enfants auxquels on a appliqué le bagayou… (c’est-à-dire qui ont été circoncis)…" Réponse des oncles utérins : "Les grands fils, mes enfants, ont étendu sur ce tas la parole de… Elle sera le trésor et la monnaie qui demeurent et permettent de plier le balassor, de manger les ignames et les taros amoncelés… À la place d’où vous avez tiré ces trésors, vous mettrez la monnaie qui est couchée là, monnaie qui comme dans le centre d’un grand remous va et vient par les échanges, les alliances avunculaires, foyers, tapis de paille que nous changeons doucement.". Pour Leenhardt, ce va et vient par les échanges figure, mais aussi incarne, supporte le va et vient de la vie : "elle est la liane qui rattache l’homme au pays de ses maternels. Elle revient vers ces derniers leur rapporter le dernier souffle du descendant (en effet, lors d’un décès, la famille donne à l’oncle maternel une petite monnaie représentant le souffle du défunt, souffle qui lui a été insufflé par l’oncle) et elle sert à figurer et à assurer dans les rapports familiaux et sociaux, le rythme de la vie, le flux et le reflux.". Cette monnaie conjoint donc également là en elle, en plus de registre symbolique, les registres du réel et de l’imaginaire.
Dans le Nord surtout, on appelle parfois les jeunes filles "mi", ce qui exprime parfaitement la fonction d’échange des femmes ainsi que la manière dont, sur ce point précis, vont se nouer la dette et le don, dette sur laquelle est construite cette société. Le modèle d’alliances est le suivant : au départ, il y a constitution d’une alliance nommée "vibé" entre deux clans, par le biais du mariage: deux hommes de deux clans différents se marient chacun avec la soeur de l’autre, qui quitte donc son clan pour vivre dans celui de son mari. Donc le clan du mari est en dette, car une femme lui a été donnée et doit être rendue. Alors, la fille issue de chaque union sera donnée en mariage au fils de son oncle maternel pour rembourser la dette, faisant retour dans le clan de sa mère, lequel clan devra à son tour donner la fille issue du mariage au clan dont est issue la femme reçue etc. La société repose sur cette dette corrélative du don des femmes, et nul paiement ne viendra jamais éteindre cette dette, consécutive à la transmission de la vie. Je ne pense pas cependant que la place centrale de la dette dans cette société repose simplement sur l’échange des femmes : en effet, s’il ne s’agissait que de cela, les choses seraient relativement simples : je te donne une femme, tu me donnes une femme, et l’on est quitte. La dette tient à la représentation de la fonction du sexe et de la transmission de la vie, transmission matrilinéaire, c’est-à-dire à une mythologie, qui est la suivante : le ko, flux de vie, est hérité du totem, ancêtre mythique du clan, et se transmet uniquement par le sang féminin, le canal de vie utérin, donc par la lignée maternelle, le mari étant là non pas pour féconder sa femme mais pour la mettre en état d’être fécondée par les gènes présents dans certains lieux sacrés de la brousse. C’est donc le clan féminin, dit utérin qui permet en donnant la femme au clan paternel de transmettre la vie dans ce clan. C’est à partir de ce mythe de la transmission de la vie, de cette représentation de la vie sexuelle que s’enracine la dette structurale de cette société qui est celle du clan paternel envers le clan utérin. C’est donc dans cette spécificité de la lignée utérine, seule fondée à transmettre la vie, que réside le principe de la dette qui est celle du clan paternel à l’égard du clan utérin, dette jamais éteinte, qui vectorise toute l’organisation sociale, y compris les échanges économiques. En effet, Leenhardt insiste beaucoup sur ce déséquilibre permanent, lié à cette dette. Il avait calculé que, si l’on considérait les échanges économiques entre les deux clan unis par un vibé, 70% des dons se faisaient des paternels vers les utérins, et 30% en sens inverse. Alors, on pourrait dire : puisque en échange de la femme donnée, une autre femme est venue de l’autre clan transmettre la vie, mettre ce ko au service du clan de son mari, pourquoi cette dette ? Un flux de vie équivaut à l’autre. Mais je pense que la psychanalyse nous autorise à dire que l’une n’équivaut pas à l’autre, car nous sommes dans un système signifiant où tout ne s’équivaut pas: le signifiant totémique qui vaut pour chaque clan est celui de son totem, non celui d’un autre. Lorsque la femme quitte son clan, elle emporte le signifiant totémique avec elle, et c’est dans l’autre clan que ses enfants hériteront du totem maternel. C’est dans l’autre clan qu’elle va le transmettre. Évidemment, à la génération suivante, sa fille ramènera le signifiant totémique, mais ce ne sera pas la même femme, il y aura le décalage d’une génération, quelque chose aura été perdu, définitivement. Si l’homme était au principe de la transmission du ko ou de l’appartenance totémique, le transmettant ainsi à l’intérieur de son propre clan, le va et vient des femmes n’entraînerait pas une telle vectorisation de la dette.
Que nous dit cette mythologie ? Elle nous dit que pour gagner une alliance, c’est-à-dire pour nouer un pacte symbolique, il faut savoir perdre celle qui transmet et supporte le signifiant totémique, elle nous introduit à une dialectique de la perte acceptée, dialectique symbolique, construction d’un discours social.
Ce système s’origine donc d’une perte: il manque la femme donnée, elle est perdue : donc ici le don entraîne la perte. Alors que, dans le paiement, on donne ce qu’on lui doit à quelqu’un et l’on est quitte, dans ce style de don, on perd ce que l’on donne et cette perte doit être réparée, mais elle ne pourra jamais l’être, faisant de celui qui reçoit l’obligé, le débiteur de l’autre à vie. On n’est jamais quitte. Que donne-t-on avec cette jeune fille permettant la transmission de ce flux de vie, valeur suprême, sacrée, essentielle dans toute la représentation du monde que se fait la société kanak ? Eh bien, on donne quelque chose du phallus, une des modalités de la fonction phallique, puisque ce flux de vie est reçu du totem maternel qui constitue une instance phallique proche de ce que nous pourrions appeler chez nous "le nom du père.". Je dirais que ce que l’on perd, c’est un phallus imaginarisé, ou encore une imaginarisation phallique, cette forme féminine chargée d’une telle valeur.
Je rapprocherais ceci du don d’enfant, pratique habituelle dans la coutume. Or l’enfant est, selon l’équation de Freud, un équivalent phallique. Alors, ce don de femmes, d’enfants, on pourrait le lire comme une modalité culturelle de circulation du phallus, dans les termes du don, de la perte et de la dette. On note ici comment c’est la société, le discours social qui institue le manque, la perte comme telle de la femme "totémiquement phallicisée", manque nécessaire pour que s’établisse une circulation de l’objet alors symbolisé. Et ceci se met en place à partir de la représentation imaginaire de l’origine, de la transmission de la vie, et de la différence des sexes. La possibilité du don implique une symbolisation de ce qui est donné, mais la possibilité de cette symbolisation, nous dit Lacan, n’a pu se faire qu’au prix d’une perte première. Je dirais que, psychanalytiquement, c’est cette perte qu’actualise, que rappelle sans cesse la dette envers les utérins, en particulier envers l’oncle utérin, le "kanya", réceptacle du totem et délégué masculin à cette fonction phallique totémique.
Par ailleurs, à côté de la question du don avec ou sans dette, il existe deux autres modalités de circulation des objets : le paiement et la transmission. Pourquoi le paiement éteint-il une dette, et pas le don ? Quelle est la différence entre le don et la transmission ?
Le paiement permet d’éteindre la dette : on paie le prix reconnu par les deux parties, et l’on est quitte. Il s’agit d’une structure ternaire, mettant en jeu les trois termes suivants: le binôme acheteur- vendeur, l’objet, et le prix, troisième terme indépendant valant par lui-même, différent de ce qui a été acheté, dégagé d’un lien de similitude. Il ne s’agit pas "du même" comme dans le don (ignames rendues pour ignames reçues, ou "mi" contre "mi"). Dans le troc, il peut s’agir de coquillages contre taros, par exemple, et ceci implique un détour par le troisième terme de la valeur estimée. Par ailleurs, en principe, on paie son dû, c’est-à-dire que l’on doit ce que l’on paie. Pas de perte brute.
Dans la transmission, prenons l’exemple de la transmission de la chefferie kanak, il s’agit de ceci : le grand fils, c’est à dire le chef, a reçu de son propre père, la chefferie, dont il n’est pas propriétaire, mais dépositaire, elle ne lui appartient pas, et il la transmettra à son tour à son fils. Ici, pas de perte, et de nouveau une structure ternaire, avec les trois termes : la succession des dépositaires (qui reçoivent en dépôt puis redonnent), l’objet du dépôt indépendant de ses dépositaires (qui leur survivra, et sur lequel il n’ont pas de droits : pas question d’en faire ce qu’ils veulent), et le tiers terme, le garant (Autre) au nom de qui se fait cette transmission : la loi coutumière du clan.
Dans le don avec dette, il me semble y avoir deux situations différentes. La dette structurale de la lignée paternelle à l’égard des maternels est inépuisable / inextinguible, car c’est la dette de l’origine de la vie. Elle reste, même maintenant, très présente, et il n’est pas rare d’entendre des jeunes se plaindre des exigences de l’oncle maternel car elle tend à prendre souvent une dimension essentiellement économique (perdant par là même son sens). Elle relève d’une asymétrie absolue, celle des lignées paternelle et maternelle. L’autre figure du don avec dette pourrait s’énoncer ainsi : je te donne l’équivalent de ce que j’ai reçu de toi, en sachant que tu me rendras l’équivalent de ce que je t’aurais donné. On peut se demander dans un tel système pourquoi tout don implique une dette de la part de celui qui reçoit . Nous noterons l’importance de la réciprocité à parts égales qui est une obligation absolue chez les kanaks, comme s’il ne fallait pas qu’il y ait de reste, en trop, ou en pas assez. Les modalités du don y sont soumises à la stricte condition de l’identique. Pourquoi cette nécessité ? Il s’agit à la fois d égalité et d’identique. Dans une réconciliation, les monnaies données et reçues doivent être égales, ce qui permet de dire : "nos coeurs sont pareils", et c’est à partir de ce "pareils" que peut se faire la réconciliation. Dans les pilous, tous les cadeaux remis à l’issue du pilou doivent représenter une valeur égale à celle des dons reçus, ce qui implique une égalité de longueurs des monnaies. Exception faite pour les utérins, mais par ailleurs, lorsque les utérins se partagent les objets reçus par eux au cours du pilou où ils sont invités, l’un d’eux note par des noeuds sur une cordelette chaque chose reçue, afin qu’au pilou qu’ils donneront chez eux, quelques années plus tard, ils puissent offrir en retour les mêmes objets dans les mêmes conditions . Voici le discours prononcé par un chef du groupe paternel lors de l’offrande d’une igname aux invités : "S’il y a en outre quelque ancien pilou au- devant duquel nous n’ayons pas été, là- bas, chez les Wi…, etc,… parmi tous les clans qui sont ici, cette igname s’y précipite comme autrefois une igname pareille est venue de chez eux chez nous, une allée semblable a été faite, une foule d’hommes pareille a été alignée, une parole a été dite, identique à celle que nous vous adressons ce jour." Cette nécessité de rendre à l’identique peut se lire de différentes façons. La première solution nous est donnée par Leenhardt : il rapporte que la dette était, chez les Kanak, considérée comme dette de vie. Si un homme était en dette à l’égard d’un autre, et que cet autre mourrait, l’on voyait, dit-il, le débiteur apporter, avec sa sympathie, sa dette, afin de ne pas laisser cette parcelle de vie entre les mains du mort. Donc tout reste dans les échanges étant un reste dû de vie, toute inégalité, toute surenchère serait dangereuse. D’autre part, cette nécessité de gommer tout déséquilibre, toute dissymétrie nous renvoie analytiquement à un fonctionnement a contrario en symétrie, en miroir, dans lequel nous repérons la marque de l’imaginaire, dans une société définie par une certaine gémellité, un fonctionnement en doubles ( cf notre travail sur le narcissisme dans la société kanak , et cf la fréquence des contes mettant en scène des paires de frères ou de soeurs.) C’est une société de semblables, de frères. En effet, dans ce style de don, chacun renvoie indéfiniment à l’autre identique à lui-même, c’est-à-dire au petit autre, dans un mouvement en miroir incessant, la pareille de ce qui a circulé dans l’autre sens. Comme nous le savons, l’imaginaire, le miroir, sont caractérisés par la dimension de l’ambivalence, de la rivalité, et de l’agressivité. Or, évidemment, le don joue aussi dans ce registre. Alors, cette manière de codifier les choses, à la fois, je dirais met en évidence cette dimension du miroir, inscrite dans la structure sociale, cette fraternité à l’identique et à l’égale, avec tout ce qu’elle comporte de rivalité, d’agressivité, et dans le même temps, la tamponne, la maîtrise, la codifie, excluant de fait les surenchères qui pourraient aboutir à l’humiliation de celui qui ne pourrait rendre. Je précise bien que nous parlons là de structures sociales et de leurs conséquences, nullement d’intentionnalité.
Ce que ces deux styles de don ont en commun, par-delà leurs différences, c’est qu’ils supposent l’acceptation de la perte, (accepter nécessite en effet tout autant de se laisser symboliquement entamer que donner) pour que s’établisse une relation, un pacte symbolique, (d’alliance) dont le Autre, ici la loi coutumière, est le garant, et dont/ dans lequel la circulation des objets est à la fois le substrat, la représentation, et pure valeur du fait d’échanger. On donne au- delà de ce que l’on donne : donner une femme fait circuler le phallus, quand on donne des vivres, on donne des paroles, rester en dette met en jeu la vie. Il s’agit donc d’un processus métaphorique, métaphorisation qui est d’emblée au coeur de la circulation de l’objet chez les parlêtres, inhérente à la prise dans le langage de ceux-ci, prise dans le langage qui est la condition de cette circulation des objets.