Lire un séminaire de Lacan anime sa clinique. Cela apprend à lire ce qu’elle doit au désir de l’analyste, c’est-à-dire à une présence qui suppose sans cesse un sujet au savoir, pour le déconstruire, pour l’évider de la jouissance de l’Autre[1]. D’où la résistance éventuelle de l’analyste, d’où aussi que toute réflexion partagée sur sa pratique l’implique comme analysant. Comme on le lit par ailleurs dans le séminaire même, il y a toujours deux analystes, celui qui analyse et celui qui théorise ce qu’il fait.
Du dire
« Dites ! ». Que n’ai-je entendu cela de mon analyste ! Cette invitation au dire suppose de mettre le temps chronologique en « veille », et de se débarrasser de ce qu’il y aurait à dire, qui rend muet.
Le « tout dire » engage par soi-même à une rupture avec le symptôme. Il est la clavette qui dégage le rapport entre le réel et le symbolique. Le symptôme vient comme la marque, qui est réelle, que du Symbolique est non noué, d’où alors la nécessité d’un quatrième rond. Mais il cherche aussi à être noué. Il y faut[2] le discours analytique, ne serait-ce que pour apercevoir le symptôme.
Lacan emploie le mot « jaculation », dont[3] il se demande si c’est elle, comme simple phonation des mots, comme seul fait que le dire n’est pas la voix mais un acte[4], qui porterait l’effet de sens dans son Réel. Cependant, la jaculation n’est pas évidente. L’imaginaire s’en mêle, dont l’inhibition. Pourtant c’est souvent quand débute une séance sans n’avoir rien à dire que vient quelque chose dans le dire. Ce « rien à dire »[5] laissé de côté, une barrière s’efface ou se dissout. Parler. Le Symbolique fait le trou, d’où le phallus. « Le symbolique ne consiste que dans le trou qu’il fait[6] ». C’est l’envers inaperçu qu’il y a à voir le langage comme servant à désigner le monde. Le langage borde un Réel (en créant lalangue, receleuse de jouissance), mais ce n’est pas le monde qu’il fait. En est-ce l’abord ?
Face au trou, face au quoi dire, vient peut-être avec plus de simplicité ce qui le borde. « Rien n’existe (comment l’écrire ?) que dans le dire qui va à la rencontre du heurt »[7] (et heur sans doute). Il s’agit vraisemblablement aussi du dire de l’analyste, même si son appui est du côté du su alors que celui de l’analysant est du côté de l’insu, cependant point de rencontre entre eux.
Ce dire, pour aller à la rencontre, est tout dire comme ça vient, sans trier, sans éviter une incidente, tout dire des images et des mots qui viennent à l’esprit. Cela suppose un type de liaison[8] d’une nature différente de la rationalité causale entre les pensées. C’est ce type de lien-là qui est une raison, uneréson, un écho entre signifiants, que la lettre porte.
Ce mot « lien » suppose une cause, quelque chose qui l’organise et le détermine, dont du fait du refoulement originaire on n’a pas d’idée. De quoi est faite cette raison qui assemble les pensées ? Qu’est-ce qui amène la lettre à les lier ? L’objet a, cet « objet dont il n’y a pas d’idée », ni d’image.
Il faut l’interprétation.
Cette « réson », effet de la lettre, participe « de ce fait (que c’est) qu’il y ait l’inconscient que déjà dans ce que l’analysant dit, il y a des choses qui font nœud, qu’il y a déjà du dire, si nous spécifions le dire d’être ce qui fait nœud[9] ».
Le dire est des choses qui font nœud. Cela existe du fait qu’il y a l’inconscient. Qu’est-ce qui spécifierait le dire d’être ce qui fait nœud ? Le fait de parler anime les trois dits-mansions, alors que le dire les noue. On peut là se rappeler la très belle phrase à l’entrée de L’étourdit[10]. Le dire est un potentiel. Mais potentiel de quoi ? D’évidemment la jouissance. Le mathème de base de Lacan, il le reprend d’ailleurs dès les premiers mots de son séminaire, est à mon sens :
a
S1 → S2
Sujet barré
Aussitôt qu’on parle à quelqu’un dans un mouvement d’adresse, un transfert (c’est la réalité de l’inconscient) soutient du possible, qui ek-siste du fait de l’objet a. Le mathème le montre. « Cet objet, dit Lacan[11], fait le noyau élaborable de la jouissance ». Lacan écrit aussi que l’analyste a à « offrir à l’analysant cet objet a comme cause de son désir ». Offrir ce qui chute ? Cela paraît paradoxal, mais l’est moins si on y entend le moment d’une lecture[12]. C’est dès lors de ce qui est serré logiquement qu’il s’agit, qui est et restetoujours à perdre.
Le dire suppose l’interprétation, qu’elle soit de mots ou de simple entente, comme sauvetage de la lettre. Dans un travail social aussi, le dire est parfois difficile à situer dans ce qu’il aurait de légitime, comme scansion de ce qui se dit, parole d’un tiers qui scande aussi sa propre parole, d’où que ce dire se trouve aisément en panne. Au sortir de mon bureau après un entretien avec un adolescent et sa mère, au cours duquel embrouillé dans leur dialogue de sourd je n’ai pas trouvé que dire, j’emporte… mon dossier ! Lapsus en acte manqué, qui ne peut que témoigner d’une lettre en souffrance. L’interprétation est un acte, mais la seule interlocution déjà, le fait de rencontrer un interlocuteur, d’en « trouver » un, l’est. Elles supposent un dire.
Dire et savoir
Dans Les non dupes errent, Lacan disait que « il faut bien que ce soit à son su que l’analyste interprète ». Mais il le fait, parole ou silence, d’une parole de l’analysant qui alors prend relief de dire. C’est ainsi que le dire est acte : il y faut (il y manque donc) l’interprétation.
Le mot « manque » ici fait surgir que le su au nom duquel l’analyste interpréterait n’est pas un savoir réifié, objectivé, rangeable, mais une présence rendue de l’objet de la castration, qui cause le désir. Ce su est traduction ponctuelle du non rapport sexuel (comme foyer[13]). Car que veut dire que le savoir s’invente, si ce n’est ce prendre acte de ce que la castration apporte de responsabilité quant à son désir.
Nommer et dire
S’agissant par le nœud et sa spatialisation de rendre compte du nouage de R, S et I, dans une « réalité opératoire » qui ne serait pas définie par le nom-du-père et la réalité psychique, surgit la question de comment s’articulent nommer et dire.
Lacan écrit n’hommer[14] : comme mettre le nom dans l’homme ? Ou le non ? Ou encore mettre le nom pas dans l’homme, ce qui revient au même si la négation est autre chose qu’une annulation[15] ?
Y a-t-il (dans la cure) précédence du dire sur le nommer, ou coïncident-ils ? C’est peut-être dans ce dernier cas que la temporalité chronologique s’abîme dans une fin.
« La nomination, dit Lacan, est la seule chose dont nous soyons sûrs que cela fasse trou »[16]. Le symbolique consiste à faire trou en nommant. Or le trou est associé au nœud. Et c’est le dire qui noue. Le dire est aller à la rencontre du nom dans le fait de donner place à l’objet a comme cause, qui témoigne d’un certain nouage.
Où est en effet le trou dans le modèle topologique ? On est renvoyé à la nature de l’objet a.
« Pour démontrer que le NDP ce n’est rien d’autre que ce nœud (borroméen à trois), il n’y a pas d’autre façon de faire que de les dénouer »[17]. Il est paradoxal que pour démontrer que le nœud borroméen est le nom-du-père, il faille le supposer dénoué, et qu’un quatrième rond le noue. « D’un rond qui ces trois consistances indépendantes les noue, il y a une façon que j’appelle nom-du-père, c’est ce que fait Freud ». Il continue : « Et du même coup je réduis[18]le nom-du-père à sa fonction radicale qui est de donner un nom aux choses, avec toutes les conséquences que cela comporte… ».
Mais ce rond quatrième est peut-être superflu, comme le dit cette très belle définition du nœud borroméen : « Le nœud borroméen c’est ce qui, pour deux cercles qui se cernent l’un l’autre, introduit ce tiers pour pénétrer dans un des cercles de façon telle que l’autre, si je puis dire, soit par rapport au tiers amené dans le même rapport qu’il est avec le premier cercle »[19]. Dire avec des mots ce que le nœud réalise (car le dessiner est impossible à faire d’un trait). Le résultat est Réel. Il noue mais sans avoir de consistance. Est-ce cela que l’on peut entendre dans ek-sistence ?
Au delà du Père, le transfert ?
« Le NDP en tant que nommant, dont j’ai dit que cela émergeait de la Bible, mais en étant pour l’homme une façon de tirer son épingle phallique du jeu.[20] ». C’est-à-dire d’éviter une difficulté sans perte. L’adjectif phallique fait référence à ce que le phallus soit mis en jeu. Mettre le phallus en jeu confronte à l’ab-sens, à la privation de sens. « Le réel, il faut concevoir que c’est l’expulsé du sens »[21].
Dans l’Annexe II de l’édition, intitulée « À la lecture du 17 décembre », comme si c’était un retour sur, il écrit : « Ce qu’il me faut démontrer, en effet, c’est qu’il n’y a pas de jouissance de l’Autre, génitif objectif ». Génitif objectif, l’objet en position de génitif, donc l’Autre comme objet, l’Autre qui est le lieu de l’inconscient. Le trésor des signifiants, on ne peut en jouir impunément. L’angoisse ?
Il le répète tout au long du séminaire. Entre autre dans la leçon du 11 février : « …une spéciale accentuation du trou dans ce qui fait face au Symbolique… que j’ai essayé d’énoncer comme désignant la Jouissance de l’Autre, génitif non pas subjectif mais objectif, et que c’est là que… se corrige… la notion que Freud a de l’Éros comme d’une fusion, comme d’une union… C’est très difficile que deux corps se confondent ». Dit autrement, le trou est l’interdit de l’inceste, qui noue le couple.
Si le Nom-du-Père est ce qui nomme, peut-il être ce qui noue R, S et I ? Que nomme alors le Nom-du-Père ? Le fait d’avoir été introduit à donner un nom aux choses ? Serait-ce là la marque du refoulement originaire ? C’est à dire qu’il n’y a pas de signifiant qui dise le phallus, mais que tous le disent ?[22]. « Est-ce que le Père est celui qui a donné leur nom aux choses (S) ? Ou bien ce Père doit-il être interrogé en tant que Père, au niveau du Réel (R) ? ». Il faut ici rappeler que le Réel est à la fois une des consistances et Le nœud. Ce qui est difficile à concevoir. À quel titre le Père participe-t-il du nœud ?
Cette question de Lacan permet aussi de penser la et une fin de cure.
Qu’est-ce qui vient dire non ?[23] Ce qui implique un dire que oui, non comme opposé mais comme non contradictoire et imposant par là l’idée de l’invention. Car ce non, qui n’est pas opposable à ce qu’il nie, rend compte du fait qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre (« pas » de négation). C’est au sein de cette négation que l’Autre se constitue comme habitable. Ce non exprime l’interdit, ce qui est entre les dits où l’on retrouve forcément le dire. C’est celui où se fabrique le désir et le fantasme comme trace pour le sujet barré de ce qu’il ne peut, qui se donne comme une nécessité de perdre.
Le quatrième qui noue est-il ce qui vient dire que non, comme inhibition, comme angoisse, ou comme symptôme (pour se référer à la chute du séminaire) ? On trouve une amorce de cela lorsque Lacan parle des points triples qui nécessitent chacune des trois consistances « qui n’en sont que par les deux autres »[24].
Dans un cahier se trouve consigné le récit du bref rêve d’une patiente. Dans mes notes, je retrouve ceci : « Le chiffre apparu dans le livre ouvre la voie à l’écriture du signifiant ». Je fais donc un lapsus, qui parle de lecture. Elle m’a sans doute fait défaut, d’où que j’aie écrit. Comme un dire allant en appel. Mais il y a eu une ponctuation. À la séance suivante, elle « rappelle » ce rêve, comme si quelque chose en avait été entendu.
Au dire s’ajoute ici en son creux l’écrire. Ce qui se fait de travail d’écriture dans le dire l’interprète. Que ce soit, finalement, en parlant ou en écrivant. Mais il y faut du transfert.
Notes
[1] C’est un génitif subjectif ici.
[2] Le mot renvoie tant à falloir qu’à manquer (faillir). Par une sorte d’appel sémantique, là où il y a manque il y a nécessité. Cela rappelle le cas du « sens opposé de mots originaires » évoqués par Freud dans L’inquiétante étrangeté et autres essais.
[3] P. 78 du texte publié par L’A.L.I. Mot désignant un « élan d’enthousiasme », employé seulement dans le contexte des écrivains dits décadents de la fin du XIXème siècle.
[4] P. 126 p.126 C’est lorsqu’il parle du noumène qu’il dit que « Il est strictement impossible de ne pas faire surgir(à son propos) la métaphore du trou. Rien à dire sur le noumène sinon que la perception a valeur de tromperie… c’est nous qui la disons tromperie… car la perception à proprement parler ne dit rien précisément… elle ne dit pas, nous parlons tout seuls… à propos de n’importe quel dire nous prêtons notre voix. Ça c’est une conséquence, le dire, ce n’est pas la voix, Le dire est un acte. »
[5] Il existe un roman intéressant pour adolescent ayant ce titre, de Bernard FRIOT.
[6] Pp. 157 – 158, La graphie ex-siste permet à ce mot partager un rapport au lieu avec con-siste.
[7] Avais-je noté en écoutant Jean-Jacques Tyzsler introduire les journées sur le séminaire Encore.
[8] Il est ici parlé de liaison, de lien. Or un nœud est sans doute autre chose qu’un lien, de la même façon peut-être que le nœud borroméen ne fait pas chaîne. Nouer doit être différent de lier, à quoi il vaut de s’arrêter car le religieux n’est plus loin.
[10] « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». p. 449 dans Autres écrits, Seuil, Paris, 2001
[11] Dans La Troisième, texte suivant les leçons du séminaire sur Les non dupes errent, p. 268 de la publication de l’A.L.I.
[12] Qui est chaque fois en puissance Le moment de conclure, celui où se justifie la hâte.
[13] Voir page 96 du séminaire RSI dans la publication de l’A.L.I..
[14] pp.129,130, « Nommer qu’aussi bien vous pourriez écrire n’hommer. Dire est un acte …»
[18] C’est moi qui souligne.
[20] « p.115. Il n’est pas interdit de penser à une métaphore érotique, note à ce propos le dictionnaire des expressions édité par le Petit Robert.