Le déni au lieu du refoulement
04 mai 2003

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MELMAN Charles
Billets



Jean Pierre Lebrun : Je voudrais revenir sur un autre point, plus théorique, concernant ce processus psychique repéré par Freud, du déni et du désaveu, de la Verleugnung. Il est intéressant de repérer comment, pour Freud, cette opération psychique qui dénie la différence des sexes – ce qui implique qu’à la fois on reconnaisse celle-ci et que dans le même mouvement on refuse de la prendre en compte – est normale chez l’enfant, pour autant qu’elle ne persiste pas. De ce qui lui apparaît comme une incongruité, l’enfant , c’est logique, ne veut d’abord rien en savoir. Progressivement, au fil de la confrontation avec la réalité, il va dans le meilleur des cas, céder sur cette conviction qui désavoue ce qu’il peut observer. Je me demande si ce processus psychique de la Verleugnung ne tend pas à se maintenir de plus en plus longtemps aujourd’hui et de ce fait à se substituer au refoulement. Et donc à se généraliser, dans la mesure où la société – par exemple via la promotion de l’égalitarisme – ne vient plus s’inscrire en faux contre ce déni de l’enfant qui refuse d’accepter la différence des sexes.

Charles Melman : Vous avez parfaitement raison. Le déni est évidemment l’un des grands moyens de faire rentrer dans le champ de la réalité ce qui aurait à en être retranché. Le déni est l’un des moyens de refuser la différence des sexes, la castration. Dans la situation actuelle, ainsi, il est clair que le déni nous permet de ne plus rien nous refuser, puisqu’on peut admettre les choses les plus contradictoires. On peut vivre toute une série de passions grâce à ce recours au déni. Reste le problème que pose la fragilité de cette opération, à un moment où du fait de la récusation grandissante de la dimension du réel, la négation perd son fondement, sa légitimité. Une négation n’est plus alors qu’une figure de style devenue impuissante.

Jean-Pierre Lebrun : N’a t-on pas trouvé là une manière de rendre compte d’un symptôme clinique aujourd’hui très fréquent et banal, et pourtant inédit dans l’histoire, qui consiste en ce que les parents ne disent plus non à leurs enfants. Ils ne s’y sentent plus autorisés.

Charles Melman : En effet. Ils ne peuvent plus dire non, tout simplement parce que, d’une manière générale, on ne peut plus dire non. Qu’est-ce qui nous dit non encore? On a tout maîtrisé, on a tout dominé, on a tout fait, on a tout vu, on a tout exploré, des planètes les plus éloignées aux parties les plus cachées du corps. On a même fait toute la lumière sur les processus de la reproduction. Qu’est-ce qui peut encore nous dire non aujourd’hui? Le terroriste peut-être…

Le déni, la Verleugnung, porte ordinairement sur quoi? Sur cette partie du sujet divisé qui est inavouable. Inavouable à juste titre puisque cette partie du sujet non spécularisable n’a pas à être reconnue comme telle dans le champ de la réalité. Il semble donc légitime de dire « Non, ce n’est pas moi! » Effectivement, ce n’est pas « lui » puisque c’est un « je » qui n’a aucun titre pour être présentifié dans la réalité.

Désormais, ce que le moi a simplement à préserver, c’est sa présence, son unité, sa valeur, d’un point de vue non plus éthique, mais simplement esthétique. Or à partir du moment où on est en face, au regard non plus d’un
tiers, mais d’un autre, dans une dimension seulement duelle, on peut être
dans la fascination. Et l’esthétisme peut parfaitement aider à mettre en valeur un tyran, un bourreau ou un salaud. Car une telle image risque d’être aussi séduisante, voire plus que celle de l’honnête homme qu’on pouvait auparavant faire valoir sous le regard d’un Dieu. S’il s’agit de défendre l’esthétisme dans le regard d’un autre, le déploiement de toutes les figures est possible, depuis celle de la brave fille dévouée qui tout à coup se retrouve vedette de cinéma, jusqu’à celle du franc salaud.

Ceux qui ont admirablement cultivé l’esthétisme, ce sont les nazis. Les défilés de Nuremberg étaient esthétiquement parfaits. L’esthétisme, ça
autorise les crimes les plus crapuleux! Non seulement il peut autoriser les
crimes, mais une fois commis, ceux-ci ne pourront plus être reprochés à leurs auteurs, puisqu’ils auront été perpétrés en toute légitimité.