Le phallus est « le point double et simple à la fois autour duquel est supportée la possibilité même de la structure entrecroisée du cross-cap » (23 mai). C’est un point-trou et il symbolise « ce qui peut introduire un objet quelconque à la place du trou ». La coupure en double boucle sur le cross-cap détache la rondelle de l’objet a qui « conserve le point dont il s’agit à son intérieur » (6 juin).
Dans la topologie du cross-cap, le phallus est ce qui met en place la structure moebienne et l’objet a.
Sur le nœud borroméen mis à plat on trouve au centre non plus le phallus, mais l’objet a, coincé et non découpé. Il est un effet du langage, sans intervention du phallus.
Qu’en est-il alors du phallus ? Comment cette topologie éclaire-t-elle sa fonction ? A-t-il une place définie dans le nœud ?
Dans le séminaire RSI, où les leçons 2, 4, 7, 8 parlent explicitement du phallus, Lacan, après tant d’années, continue d’interroger : qu’est-ce que le phallus ? Une question qui est posée par rapport aux termes d’ex-sistence, de consistance et de trou que le séminaire introduit.
Le phallus, un encombrement
La premère chose qui est dite du phallus dans le séminaire, dans la leçon 2, c’est qu’il est une «charge ».
C’est dit à propos du petit Hans chez qui l’irruption de la jouissance phallique va faire qu’il « se rue dans la phobie, pour donner corps à l’embarras qu’il a de ce phallus ».
Ce phallus c’est l’organe en tant qu’il est un signifiant. Quand on en a la charge, il faut « s’en accommoder ».
La charge, celle de « porter la castration » (leçon 7) incombe à ceux qui sont dits mâles, inscrits qu’ils sont dans la fonction phallique en tant qu’éléments de l’ensemble où tout x est phi de x (leçon 4).
Lacan fait valoir l’aspect comique du phallus : on l’a « en bandoulière », on est « marié avec », on en est « affligé ». Il y reviendra (leçon 7).
En définitive l’homme est « encombré » du phallus (leçon 4). Il le dira à nouveau dans une conférence en Amérique : « le phallus est un manque de rien du tout,un encombrement, personne ne sait qu’en faire »[1]
Il est notable qu’avec la topologie borroméenne il n’est plus question du phallus comme d’un manque et par conséquent d’un trou.
L’ex-sistence du phallus
Dans la leçon 2, il est question de l’ex-sistence du phallus, mais sans qu’il soit nommé .
Il s’agit du Dieu dont la religion dit qu’il ex-siste, en quoi, souligne Lacan, elle dit vrai puisque ce Dieu c’est « le refoulement en personne ». Il est clair qu’il parle du phallus, d’autant qu’il ajoute que « Dieu n’est rien d’autre que ce qui fait qu’à partir du langage il ne saurait s’établir de rapport entre sexués ». Et aussi que « Dieu comporte l’ensemble des effets du langage y compris les effets psychanalytiques ».
Les effets du langage sont les effets de la barre entre signifiant et signifié dont la fonction « n’est pas sans rapport avec le phallus » (Encore, 16 janvier 1973).
Un peu avant dans la leçon, il avait dit que « les trois ronds tiennent entre eux réellement ce qui implique la métaphore tout de même ». Ce qui réfère aussi à la fonction de la barre.
Dans la leçon 4, on entre dans le vif du sujet : il s’agit de situer le phallus par rapport au nœud, et d’en apprécier les conséquences.
C’est la seule fois au cours du séminaire où Lacan écrit la lettre Φ sur une figure. Sur le nœud borroméen mis à plat sont indiqués jouissance phallique, jouissance de l’Autre et sens.
À l’extérieur du nœud, entre le rond du réel et celui du symbolique, est écrit Φ.
Lacan parle de « l’ensemble définissable par cette chose qui est écrite au tableau ». Son point de départ est donc de celui-ci :
Φ est l’au-moins-un, signifiant originairement refoulé qui définit l’ensemble dit des hommes. Il ex-siste à cet ensemble et ainsi le limite.
«C’est pas la jouissance phallique». « Si la jouissance phallique est là, c’est que le phallus ça doit être autre chose ». «Φ ça ex-siste. Φ c’est le phallus». «Qu’est-ce que c’est que le phallus» ? Marc Darmon aux récentes Journées sur la castration féminine situait le phallus au point d’intersection, de surmontement, du rond du Symbolique par celui du Réel.
L’argument semble être le suivant. Le complexe d’Œdipe, quand il est « implicite », c’est-à-dire quand il ne met pas en place un quatrième rond, détermine le recouvrement du Symbolique par le Réel en deux points (leçon 3). Le phallus qui, originairement refoulé par la métaphore paternelle, laquelle fait l’efficace de l’Œdipe, peut correspondre à l’un de ces deux points.
Il me semble toutefois que cet argument ne coïncide pas avec ce qui occupe Lacan à ce moment-là, à savoir l’ex-sistence de Φ.
Ayant affirmé que Φ ex-siste, il pose une question, « pour donner sens, hélas, à cette figure » : le phallus est-ce « la jouissance sans l’organe ou l’organe sans la jouissance ? ».
Il y a un choix à faire :
– faut-il, avec le nœud, situer Φ comme la jouissance inaccessible ? (dans D’un Autre à l’autre, le 14 mai 1969, il disait que le phallus « représente soit ce qui se définit d’abord comme ce qui manque »… « soit ce qu’on pourrait appeler l’énigme de la jouissance absolue »).
– ou faut-il le situer comme l’organe (évidemment l’organe en tant que signifiant) ?
« Je vais sauter le pas, poursuit-il : pour qui est encombré du phallus, qu’est-ce qu’une femme ? ».
En disant que le phallus encombre, il a implicitement répondu à la question précédente : s’il encombre c’est l’organe sans la jouissance et non la jouissance « absolue », inaccessible.
Le terme phallus, qui désigne d’abord dans cette leçon l’au-moins-un qui définit l’ensemble des hommes, désigne ensuite l’organe comme signifiant.
On verra que cette réponse va questionner en retour le point de départ qui était l’ex-sistence du phallus.
À la question « pour qui est encombré du phallus, qu’est-ce qu’une femme ? », la réponse est : « un symptôme ». Par là, la jouissance phallique devient pour une femme « son affaire ».
Ce pourquoi elle a à subir « ni plus ni moins de castration que l’homme », la castration étant la condition de la jouissance phallique. Mais, pas-toute phallique, elle n’a pas la charge du phallus, elle ne s’en encombre pas (leçon 7).
Lacan demande : qu’est-ce qui correspond pour une femme à « cette ex-sistence de réel qu’est mon phallus de tout à l’heure ? ».
Il ne répond pas à cette question. Peut-on y répondre ? Si la question porte sur l’ex-sistence de réel de l’au-moins-un, rien n’y correspond pour une femme. Si elle porte sur « l’organe sans la jouissance », il reste à confirmer qu’il ex-siste.
La consistance réelle du phallus
Dans la leçon 7, Lacan, parlant de la connerie de la tradition religieuse, situe d’abord le phallus comme « point idéal » à l’horizon du plus-de-jouir.
Ce point imaginarise, semble-t-il, l’ex-sistence réelle de l’au-moins-un. Il fait qu’à Dieu on y croit.
Puis Lacan rappelle le caractère comique du phallus, il désidéalise.
Le comique tient à ce que le phallus ne peut s’incarner que comme semblant. C’est donc un comique plutôt triste (la fin de la leçon parlera de « l’affliction du réel phallique » pour l’homme qui sait n’être que « semblant de pouvoir »).
Ensuite il évoque un petit film, vu en 1953 semble-t-il, dont il avait déjà parlé dans le séminaire L’Angoisse, le 27 mars 1963. Un enfant, garçon ou fille, il ne sait plus (en 1963, c’était une fille) y apparaît face au miroir, qui passe sa main devant son pubis.
Dans ce geste Lacan voit « l’élision de ceci qui était peut-être un phallus, ou peut-être son absence ».
Ainsi, qu’il soit anatomiquement présent ou non, l’organe est élidé en tant que signifiant.
Il en devient réel. « Le phallus c’est le réel, surtout en tant qu’on l’élide »
Ici a lieu un tournant puisque Lacan poursuit: « le phallus, ça n’est pas l’ex-sistence du réel (il y a un réel qui ex-siste à ce phallus, qui s’appelle la jouissance) mais c’en est plutôt la consistance ».
On peut penser que l’ex-sistence du phallus, posée au départ dans la leçon 4, s’est trouvée questionnée par ce qui a été ensuite admis implicitement, à savoir que le phallus est l’organe sans la jouissance. Que dire alors de « la jouissance sans l’organe » sinon qu’elle lui ex-siste ?
Il reste comme correspondance possible pour le phallus, non pas le trou puisqu’il encombre, mais la consistance du réel, le « plutôt » semblant indiquer que cela reste à examiner.
En fait, c’est de la consistance réelle du phallus qu’il s’agit dans cette leçon. La conclusion étant que « le phallus ne consiste pas moins chez lui [le parlêtre] en ce qu’il a de femelle qu’en ce qu’il a de dit mâle. Un phallus, comme je l’ai illustré par cette brève vision de tout à l’heure, valant son absence ».
Qu’est-ce qui conférerait au phallus élidé une consistance réelle ? On verra plus loin un élément de réponse.
Quant à la relation du phallus à la consistance du réel elle sera envisagée dans la leçon 8.
Le phallus et la consistance du réel
Dans la leçon 8, presque à la fin, Lacan mentionne le phallus juste avant qu’il souligne qu’il faut « donner tout son poids » à la consistance du réel.
« L’ex-sistence, le jeu de la corde jusqu’à ce que quelque chose la coince,
c’est bien là la zone où on peut dire que la consistance,
à savoir ce sur quoi Freud a mis l’accent, a renouvelé l’accent,
sans doute d’un terme antique, le phallus,
mais comment savoir ce que les Mystères mettaient sous le terme de phallus ? »
Le déroulement de la phrase fait que ce qu’on attendait qui soit dit à propos de la consistance n’arrive pas.
Je fais l’hypothèse que la phrase aurait pu se terminer ainsi : l’ex-sistence, le jeu de la corde jusqu’à ce que quelque chose la coince, c’est la zone où on peut dire que la consistance… se montre (se démontre ?).
La suite indique qu’il s’agit de la consistance du réel. Sur laquelle Freud, avec le terme de phallus, aurait mis l’accent.
« En l’accentuant, Freud s’y est épuisé, mais ce n’est pas d’une
autre façon que de sa mise à plat. Or ce dont il s’agit, c’est de
donner tout son poids à cette consistance (non pas seulement ex-sistence)
Du réel. »
Cette « consistance du réel » n’est pas celle du rond du réel, c’est celle du réel du nœud.
Il semble qu’elle soit produite par le coinçage des cordes.
D’autant qu’un peu avant, Lacan a parlé de « nœud effectif » lorsque « les cordes se coincent », que le tourne-autour d’un rond par rapport à un autre « ne se fait plus à cause de ces points triples dont se supprime l’ex-sistence ». Le nœud prend alors « son poids de réel ».
Si le phallus est la consistance du réel (leçon 4), c’est qu’il intervient sur la structure du nœud.
Le questionnement portait sur sa localisation dans le nœud, il porte maintenant sur sa fonction.
Que tirer de la référence à Freud ? L’emploi freudien du terme de phallus évoque-t-il ce qu’est pour Lacan la consistance du réel ? En tout cas, la référence aux Mystères ne nous éclaire pas, on n’en connaît que la présentation du simulacre phallique, et non le rapport qu’ils instauraient au réel.
Quand Lacan dit qu’« en l’accentuant Freud s’y est épuisé », on peut entendre que Freud est resté dans le tout phallique, qu’il n’a pas pris en compte le pas-tout.
« …ce n’est pas d’une autre façon que de sa mise à plat » semble indiquer que c’est en nouant RSI par un quatrième rond (ce nœud mis à plat a été montré dans la leçon 3).
Lacan poursuit :
« Nommer, nommer, qu’aussi bien vous pourriez écrire n’hommer
Dire est un acte ; ce par quoi dire est un acte, c’est d’ajouter une dimension
(dit-mension) une dimension de mise à plat ».
Ici se pose une série de questions.
Nommer/n’hommer serait-il le moyen de donner son poids à cette consistance, comme la continuité du texte semble l’indiquer ?
Mais en quoi une nomination qui ajoute une dimension de mise à plat permettrait-elle de donner son poids à la consistance du réel ?
Pourquoi l’écriture n’hommer ? Peut-on y lire une négation, négation de l’homme, de son narcissisme foncier, pour laisser la place à la nomination venant de l’inconscient (leçon 7) ?
Et comment se marqueraient les points de coincement qui seraient les lieux de la pesée de cette consistance ?
Dans un article intitulé « Serre-moi fort », Marc Darmon montre que ce peut être par des lettres. Il présente un cas où le jeu des métaphores, en l’occurrence poétiques, produit au niveau du point du sens un coincement marqué par quelques lettres[2].
Le phallus et le faux trou
Que le phallus intervienne dans la structuration du nœud borroméen n’a rien d’étonnant puisque le nœud est un fait de langage et que le phallus est le « support de la fonction du signifiant » comme il sera rappelé dans Le Sinthome (leçon 8).
Mais comment intervient-il ?
Pour simplement ouvrir la question, je rapprocherai un passage de RSI d’un autre du Sinthome. Dans les deux cas il s’agit de ce point qui préoccupe Lacan : la transformation par une droite infinie d’un faux trou (fait de deux ronds pliés) en un trou réel.
Dans la leçon 9 de RSI, il passe de l’évocation du trou réel du refoulement originaire à celle du faux trou qui peut être transformé en nœud borroméen par une droite infinie (dont il dit que c’est « la consistance réduite à ce qu’elle a de dernier »).
Dans la leçon 8 du Sinthome, il parle de la « vérification du faux trou » qui le « transforme en réel » et poursuit : « c’est le phallus qui a ce rôle de vérifier du faux trou qu’il est réel ».
Le phallus est donc ici assimilé à une droite infinie. Peut-être est-ce en cela qu’il a une consistance réelle. En tout cas l’intervention de la droite infinie ajoute une dimension de mise à plat.
Le rapport à la pratique analytique est introduit par les lignes suivantes : « c’est en tant que le sinthome fait faux trou avec le symbolique qu’il y a une praxis quelconque, c’est-à-dire quelque chose qui relève du dire ». Et plus loin : « le seul réel qui vérifie quoique ce soit c’est le phallus » en tant qu’il est le support de la fonction du signifiant.
Il est posé dans RSI que le dire fait nœud (leçon 5). Dans Le Sinthome(leçon 8), le dire est rapproché de la fonction de vérification du phallus qui semble bien être fonction de nouage.
Notes
[1] Scilicet 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 36.
[2] La Revue Lacanienne, Numéro 6, Eres, mars 2010.