Ce texte, traduit en français pour notre site, est paru en italien dans l’ouvrage
Il sapere che viene dai folli (a cura di Nicolas Dissez e Cristiana Fanelli), Roma, Derive Approdi, 2017.
«Une nouvelle espèce de démon rôde dans la ville, invisible, se préparant peut-être pour du nouveau sang». Ainsi commence l’article de Dino Buzzati, journaliste avant d’être écrivain, paru dans le Corriere della Serale 3 décembre 1946. Milan et l’Italie entière étaient bouleversés par le crime de Rina Fort, le fait divers qui a suscité le plus de bruit dans l’immédiat après-guerre[1].
Le 30 novembre 1946 Rina Fort tua la femme, enceinte, de son amant et ses trois enfants, en les frappant avec une barre en fer.
« On dirait que Rina Fort ne voit pas et n’écoute pas. On pourrait même croire qu’elle ne pense à rien », écrivait à cette époque Buzzati. L’impression qu’il en eut pendant le procès fut celle d’une femme inquiétante : ainsi il la voit, la ressent, la décrit[2].
Deux crimes horribles
L’image singulière que Rina Fort nous transmet et le caractère problématique de son silence nous évoquent une autre histoire, une autre femme, Christine Papin, protagoniste avec sa sœur Léa d’un délit qui bouleversa la France des années Trente.
Jacques Lacan, dans son écrit de 1933 consacré à ce cas, intitulé Le crime des sœurs Papin. Motifs du crime paranoïaque[3], parle d’un « mystère » concernant la motivation de ce crime dont l’opacité énigmatique investit la communauté entière.
Les frères Tharaud, journalistes à Paris Soir, suivirent le procès qui passionna l’opinion publique mondiale. Les frères Tharaud essayèrent de défendre les deux sœurs, Léa et Christine, en faisant un appel public aux juges afin qu’ils réfléchissent autrement sur ce cas et qu’ils « reconnaissent quelque chose de plus terrible que le sang versé »[4].
Ce qui rapproche les deux protagonistes du délit (Christine Papin et Rina Fort), n’est pas simplement le retentissement public de l’horreur suscité par leur crime. Grâce au témoignage direct des frères Tharaud et de Dino Buzzati nous apprenons que Christine était « impénétrable », d’une « indifférence absolue » et que Rina était renfermée dans un « silence obtus ». Christine était « discordante ». Rina étonnait par ses « contradictions et ses négations » dont on trouve trace dans les vingt et un procès-verbaux de son interrogatoire. Dans chacun des procès-verbaux, l’histoire du délit était reprise chaque fois dès le début par la protagoniste et chaque fois de façon différente. Christine déclara dans un interrogatoire ne rien avoir à reprocher à ses victimes ; Rina, d’autre part, déclara aimer les enfants qu’elle avait tués. Pour Rina nous n’avons pas trouvé trace de repentir ou de remords. Si après avoir parlé de son « grand crime », Christine reçoit la sentence de la cour à genoux, Rina déclare que le fait d’être incarcérée a été pour elle une libération. « La punition a déjà eu cours dans l’acte »[5].
Pour les deux cas on prononça le mot « passion » ; pour les deux cas, les expertises furent contestées par des psychiatres venus rendre spontanément leur avis dans le cours du procès pour faire entendre leur voix dissidente et leur interprétation des faits. Bien que ces interventions eussent pour but de clarifier au jury l’état mental pathologique, pour l’une, et l’incertitude quant à la responsabilité d’un sujet peu crédible, pour l’autre, les deux accusées furent condamnées à perpétuité. Ce verdict reflétait pleinement les attentes du grand public.
Dans son écrit de 1933, Lacan parle des exigences punitives de l’opinion publique et de « la contagion émotionnelle » produite par de tels crimes. Entre le « grand crime », le « grand procès » et le « grand public », il y a toujours un lien souterrain qui exerce une inévitable pression sur le verdict. Ce nouage n’est pas toujours étranger au climat qui préside les expertises, comme nous essaierons de le montrer par la suite.
Qui est Rina Fort
Caterina Fort, cadette d’une fratrie de six enfants, naquit le 28 juin 1915 à Santa Lucia di Budoìa dans la province deUdine. A la place du prénom enregistré sur le registre de la Mairie, nous avons trouvé le prénom Rina, ainsi tronqué, dans tous les écrits qui la concernent : des articles des journaux aux documents du protocole, jusqu’aux expertises mêmes. La seule exception était les lettres qui lui étaient adressées par ses avocats avec qui elle gardait une correspondance depuis la prison. Nous avons l’habitude d’accepter les noms propres tronqués sans considérer que le sujet s’identifie à l’appellatif ainsi réduit. Quand le nom qui inscrit symboliquement le sujet est remplacé de façon stable, le petit nom devient un diminutif au sens propre. Malgré cette considération, afin de ne pas décontextualiser le personnage, dans ce texte nous utilisons le nom Rina avec lequel elle a traversé toute sa malheureuse existence.
La mère de Cate-rina avait en charge à elle seule le ménage et les enfants, elle jouait donc le rôle de père et de mère, avec le résultat que la triangulation œdipienne était réduite à un duel. Il y a un épisode important concernant le père Clemence personnage fautif et alcoolique, mort dans une chute en montagne. Nous savons de par les expertises psychiatriques que, étant enfant, Rina assista en silence au passage en brancard du corps mort de son père. Il est évident que cette déchéance de Clemence a marqué l’histoire de Rina qui après cet évènement a perdu toute éventuelle loi que la fonction paternelle, lorsqu’elle est exercée, aurait pu instaurer dans son histoire. De cette figure il ne reste donc que la déchéance, étant déjà diminuée en tant que symbole et représentant de la Loi.
Autre catastrophe : il semble qu’à l’âge de dix ans, pendant un violent orage, Rina éprouva un très grand effroi à la détonation de la foudre qui détruisit la maison. En essayant de ramasser ses propres affaires dans l’habitation détruite, l’enfant en ressortit avec un air hagard. Anne, la sœur ainée, raconta que Cate-rina dût être soignée pendant quatre ans avant de pouvoir guérir de cet état.
A 16 ans Cate-rina était devenue une femme charmante, d’aspect sensuel, qui aimait être courtisée et s’imposer sur ses petits amis. Anne la fit venir chez elle à Milan et là-bas pendant quelques temps elle travailla chez des habitants démontrant un « comportement louable ». A 22 ans elle se fiança avec un jeune malade de tuberculose qui mourut peu de temps après que Caterina se fut donnée à lui.
A 24 ans elle se maria avec Giuseppe Benedet, schizophrène violent qui pendant les cinq jours de leur voyage de noce lui fit subir des sévices. Cate-rina n’obtint la séparation légale que quand Benedet fut déclaré inguérissable. Pendant la période de la République Sociale, elle fut renvoyée dans le village de son enfance où elle se lia avec un soldat allemand autrement connu comme « le bourreau de Rovereto ». Suite au développement des hostilités, les allemands la renvoyèrent à Milan pour éviter qu’elle ne tombe dans les mains des partisans.
Rentrée à Milan, elle fut embauchée dans la maison de Varon Vitale, qui deviendra son amant, ami et protecteur jusqu’au jour de l’arrestation. Rina fut chassée de cette maison, lorsque la femme de Vitale découvrit la relation entre la jeune femme et son mari.
Telle est la liste des relations de couple tentées par Rina et dont la conclusion fut malheureuse, jusqu’à la dernière tentative avec Pippo Ricciardi dont nous allons bientôt connaitre les conséquences.
Anna, la sœur ainée, avait honte du comportement instable de Rina et s’en éloigna plusieurs fois. Anna désapprouvait manifestement la vie que sa sœur menait. Elle lui donnait continument des conseils pour vivre honnêtement et s’opposa ferment à la relation avec Giuseppe Ricciardi, qu’on appelait Pippo[7](père et mari des victimes), car il était un homme marié et il avait des enfants. Caterina, toujours ambivalente envers sa sœur, lui avait rétorqué que Pippo était pratiquement célibataire puisqu’il ne s’entendait point avec sa femme qui, elle, restait loin dans sa maison en Sicile.
Comme on peut le déduire de leurs manifestes disputes, Anna (épouse légale et ayant des enfants, travaillant comme concierge) occupait non seulement la place de substitut maternel et de conscience morale pour Rina mais également celle du Moi idéal, avec tout ce que cela comporte d’opprimant et aliénant en tant qu’identification idéalisée[8]. Il reste à évaluer l’importance de cette rivalité, le mélange d’amour et de haine, et son poids dans les choix d’amour tout comme dans la forcede passions de Rina.
Une maternité niée
Dans son séminaire Les psychoses, Lacan interprète ce qui peut paraître de la mauvaise chance en amour comme « une bévue du signal érotique ». Dans des cas bien documentés comme celui-ci le signifiant maître– en italien « padrone », signifiant qui n’est pas sans avoir une incidence dans le cas de Rina Fort – tomberait dans un champ forclos ou bien devenu inaccessible à l’Autre[9]. Dans ces cas nous avons affaire avec l’impossibilité du sujet de s’arrimer au champ déterminé par le signifiant manquant, le phallus[10].
La dégradation de sa vie sexuelle n’était pas la seule chose dont Rina souffrait, la maternité lui était refusée, avec ce qu’elle peut apporter : le statut de mère en tant que pouvoir en soi – un pouvoir encore plus fort que celui d’épouse. Avec la maternité elle n’aurait pas dû craindre de perdre le statut phallique à cause d’une autre femme. Elle n’aurait pas dû entendre le refrain « tu dois rester » ou « tu dois t’en aller ». Dans le ratage de l’arrimage phallique qui se traduit dans les termes d’un ratage d’arrimage à un lieu – un Heim, sa propre maison – peut-être nous avons affaire à ce que, pour les psychoses passionnelles, le célèbre psychiatre français Gaëtan Gatian de Clérambault a appelé le noyau idéo-affectifque Lacan qualifie d’indialectisable. Probablement cette forme de forclusion[11]dans l’Autre a fait en sorte que l’épreuve du dire – dans une situation inextricable – donne lieu à un passage à l’acte.
Maîtresse : un signifiant
Il n’y a pas de doutes quant au fait que Rina se trouve à l’aise dans l’entreprise de Pippo Ricciardi, où elle avait même réussi à créer un chiffre d’affaires positif. Pippo et son frère Ernesto vivaient chez elle. Elle faisait la cuisine, lavait et repassait le linge, bref elle faisait l’expérience d’être la patronne. Ce ne fut qu’après qu’ils soient devenus amants, que Ricciardi lui avoua d’avoir une femme et des enfants à Catane. Son souhait était toutefois de garder Rina avec soi, souhait qu’elle partageait parce qu’il lui semblait avoir trouvé la place, celle de patronne – convoitée depuis longtemps.
Signes et mobile
Le délit n’aurait pas été conçu si Franca Pappalardo, la femme de Pippo, n’avait pas pris un jour la décision de mettre fin à cette relation ; ainsi elle se rendit à Milan, enceinte, avec ses trois enfants. Lisons la déposition de Rina :
« Je m’aperçus que contrairement à ce que Ricciardi disait pour me rassurer, sa femme commandait à la maison et elle faisait ce qu’elle voulait de sa place d’épouse et de patronne ».
Ernesto témoigna du fait que Rina s’était rebellée aux changements provoqués par l’arrivée de la femme de Ricciardi et de son attitude hautaine vis-à-vis de Madame Pappalardo. Lorsqu’il lui avait fait remarquer ce manque de respect, Rina, folle de rage, lui avait balancé à la tête une bouteille et puis un marteau. Un jour, en trouvant Franca Pappalardo dans le magasin, Rina l’avait agressée en lui criant : « Vous avez gagné parce que vous êtes Madame Ricciardi. Mais gardez bien à l’esprit que votre mari ne m’abandonnera jamais. Si je le veux, je peux fermer le magasin ».
Pippo avait raconté à Rina que sa femme les avait menacés s’ils ne se quittaient pas et Rina affirma à son tour – à ceux qui voulaient bien l’entendre, comme en témoigna la vendeuse du magasin – : « j’étais rongée par le ressentiment et l’humiliation… un jour on entendrait dire qu’une vénitienne a tué une sicilienne ».
En trouvant une photographie de mariage des époux Ricciardi, Rina en déchira l’image de l’épouse. « Cette femme (Franca Pappalardo) était devenue folle – raconta la vendeuse du magasin – et criait qu’elle ne lui pardonnerait jamais ».
Une rencontre
Un jour Rina eu l’idée de s’excuser auprès de la rivale pour l’histoire de la photographie. Elle était très agitée, elle commença à transpirer. Nous ne savons pas exactement si ce fut à cette occasion que Madame Franca lui dit : « Chère Madame, vous devez quitter mon mari, il a une famille et des enfants. J’ai un très bon fond, mais si vous me faites tourner la tête, je vous ferai renvoyer à votre village ». Rina devait connaitre l’expression « envoyer quelqu’un au village »[12]et cela résonna pour elle comme une double injure, un tel mépris mis certainement à nu le manque structural d’arrimage de Rina[13]. Elle ne disposait d’aucune parole en mesure de la légitimer. « Famille », « enfants », « renvoyer », ce sont des mots que Rina ne devait pas entendre. Elle se retrouva à ce moment – de presque patronne qu’elle avait été – dépossédée par une autre femme.
Pour Lacan la jalousie ne représente pas une rivalité mais une identification mentale. Freud même a démontré que les délires de jalousie paranoïaques traduisent un désir sexuel inconscient vers le complice incriminé.
Le mobile du délit fut clair à tous dès le début : la jalousie, on disait, avait poussé Rina Fort à attaquer la femme de son amant. Cependant, les paroles « je vous ferai renvoyer à votre village » ont été la cause déclencheuse.
Dans les actes du procès, comme dans un caléidoscope, les images des deux rencontres entre Rina Fort et Franca Pappalardo se décomposent et se superposent en continuation. Les mêmes mots menaçants prononcés par l’épouse et par l’amant, les deux femmes trahies, reviennent pendant la visite à la maison pour les excuses et ensuite le soir de l’agression homicide.
Les yeux de Madame
A un moment donné, pendant l’interrogatoire, Rina éclate en sanglots : « je ne peux pas continuer, je vois trop de sang devant mes yeux, je vois les yeux de Madame Franca grand ouverts et figés ».
Dans la description du délit que Rina donne, il y a bien deux renvois aux yeux et au regard de Madame. Dans le premier elle parle d’un « regard méprisant » et la deuxième fois c’est lorsque lui apparaissent à nouveau « les yeux de Madame Franca grand ouverts et figés ». Personne n’ignore l’importance de l’objet « regard », tellement présent dans la psychopathologie quotidienne qu’on parle couramment « d’un regard qui tue ». Le regard de mépris c’est ce dont souvent se plaignent les paranoïaques, toujours très attentifs à ce qui peut être perçu comme humiliant, sans que ce regard soit nécessairement accompagné par une parole méprisante. Le sujet se « voit » littéralement dans ce regard qui l’angoisse et qui se présente à lui comme un objet hors atteinte.
Les jours précédents le délit
Rina déclare pendant l’interrogatoire qui se déroule en Préfecture que dans les jours précédents le délit, Pippo était parti pour Prato et qu’il avait tardé avant de rentrer. A cette occasion il avait appelé sa femme mais pas Rina. Pippo était un homme à femmes et à Prato il aurait retrouvé une certaineCarmelina, une femme qui avait l’habitude de lui envoyer des cartes postales en les signant « Carmelo » pour éviter qu’elle tombe jalouse.
L’homonymie des noms « Carmelina/Caterina » est un signal pour l’identité vacillante de Rina qui glisse jusqu’à devenir « Carmelo », cet élément prendra toute son importance lorsque, par la suite, Rina accusera quelqu’un qui s’appelle Carmelo de l’avoir poussée au délit. Cette personne apparait et disparait mystérieusement de son récit. Un malheureux portant ce prénom fut en effet accusé par Rina et il sera considéré au procès rien de moins que son complice. Ce dernier, absolument innocent, sera incarcéré après les accusations de Rina et il mourra peu de temps après avoir été relâché, après le procès.
Nous ne pouvons pas ne pas remarquer le glissement des sexes entre le féminin « Carmelina » et le masculin « Carmelo », le transformisme facile dépend du signifiant phallique vacillant, ce signifiant qui agit dans le symbolique pour arrimer le sujet à son propre sexe.
La scène du délit
Madame Franca était enceinte et se trouvait le soir du délit dans l’appartement des Ricciardi avec ses trois enfants, dont le plus petit avait neuf mois. Ils furent tous tués par des coups portés avec une barre en fer qui leur avait fracassé la tête.
Sur la scène du crime, madame Franca gisait le ventre au sol, la jupe légèrement retroussée sur les jambes. Elle avait été frappée dix-huit fois, derrière elle, sur le mur, il y avait des traces de cinq coups portés dans une rage folle. La femme présentait, en outre, la tête et la poitrine écrasées et parmi ses doigts elle gardait une touffe de cheveux noirs ; sa bouche était remplie par des chiffons et elle était sans chaussure. Gisait à côté d’elle un garçon de huit ans, qui avait douze blessures à la tête dont sortait de la matière cérébrale et de la ouate dans la bouche. Sur la chaise haute fut retrouvé le corps du petit enfant sans chaussure, étouffé par les couches qu’on lui avait mis dans la bouche et, près de lui, gisait une enfant elle aussi bâillonnée.
On retrouva différents objets, comme des restes diurnes d’un cauchemar qui avait envahi le lieu ou alors comme des indices d’un rebus : une paire de chaussures ensanglantées, un jeu de clés, une bouteille de liqueur au col brisé, deux verres avec des traces de rouge à lèvres.
L’interrogatoire
L’interrogatoire à la Préfecture se déroula pendant une semaine. Rina fut tapée, menacée, raillée par les policiers. Elle était de plus en plus confuse. On lui arracha de nouvelles déclarations qui étaient l’une différente de l’autre et dont la structure resta bizarre mais stable : tout avait été mis en scène pour feindre un vol, cela aurait été le projet mis au point par Ricciardi et auquel Rina aurait dû participer pour recevoir et garder chez elle les marchandises prélevées du magasin situé en dessous de l’habitation de la famille Ricciardi.
Rina transpirait, elle s’interrompait, mais les agents de police qui l’interrogeant était déterminés à la faire avouer à tout prix. Ce qu’elle racontait n’était que peu convaincant, surtout parce qu’elle se contredisait et chaque nouvelle déposition était différente de la précédente.
Les phrases suivantes sont quelques-unes des phrases confuses de Rina tirées des procès-verbaux de la police, des phrases interrompues par des considérations et des descriptions appartenant à des interrogatoires passés afin de reconstruire l’épisode. Nous n’avons pas la certitude qu’il s’agisse des phrases prononcées réellement par Rina ; c’est un langage de bureaucrate qui est employé dans ces circonstances.
D’une voix aigüe, elle s’exclama : « Pippo connait cet individu, son cousin, mais Pippo est un lâche et il ne parle pas. Malheureusement je l’aime encore, en sachant toutefois que j’aime ses enfants et que je ne voulais pas tuer – j’ai été obligée par cet inconnu – il devrait m’aider à trouver son cousin ».
C’est donc le cousin qui a exercé sur elle une force de persuasion, Rina a été dirigée dans son acte.
« Personne ne peut m’enlever de la tête que ledit cousin a été envoyé par Pippo ». Elle est convaincue que Pippo est le mandataire de la tuerie, mais elle ajoute : « Je ne crois pas que ce soit lui-même l’individu, plutôt un des deux individus qui se trouvaient avec moi dans l’appartement ». Elle doute d’elle-même dans le déroulement de la scène, tout comme elle doute de celui qui serait le complice. A ce moment, elle se calme et reprend le récit : « le cousin tient dans sa main les chaussures à sept semelles de Pippo. Je tentai de le frapper mais il m’immobilisa. J’ai essayé à nouveau de frapper cet homme mais c’était impossible. Le troisième individu éteignit la lumière dans la pièce où j’étais avec le cousin. Lorsque l’autre individu éteignit la lumière, je ne vis que son ombre ».
« A l’aide misérable, mais je te pardonne parce que Pippo t’aime, mais je te recommande mes enfants » aurait dit dans son dernier souffle Mme Pappalardo. A ce point Rina éclate en sanglots : « je ne peux pas continuer, je vois trop de sang devant mes yeux, je vois les yeux de Madame Franca grand ouverts et figés ».
L’ombre du coupable
« Le 30 novembre le cousin de Pippo se présenta chez moi. Puisque je prévoyais que ses intentions ne devaient pas être honnêtes, je lui dis : j’espère que vous n’allez pas faire du mal à un des habitants de votre village.
« Je rencontrai ce même cousin le lendemain, je glissai violemment le pardessus sous mon bras. Je lui dis : as-tu fait quelque chose de mal à ta cousine ? ».
Dans le récit nébuleux de Rina apparait à nouveaux le pardessus neuf qui lui avait été confectionné par sa sœur Anne.
Le cousin lui avait offert une cigarette, elle avait eu un malaise et cela lui avait enlevé toute sa volonté. Elle avait suivi son cousin comme un automate et elle s’était senti docile et tranquille. Un inconnu avait poussé Rina dans l’appartement de Mme Pappalardo et il lui avait donné deux coups de poings sur la tête.
« J’eu la sensation que Gianni, l’enfant de 8 ans, avait appuyé sa tête contre moi ».
« Étourdie par le coup reçu à la tête j’ai vu Mme Pappalardo se débattre sous les coups qu’elle recevait. Avant de me saisir par les cheveux, elle m’a regardé d’un regard méprisant. Je ne peux pas ni admettre ni exclure que dans un état d’incohérence j’ai pu sans le vouloir m’acharner contre les enfants ».
« Pour faire rentrer Madame en Sicile il fallait juste simuler un vol, lui faire peur. Entre moi et le cousin il ne fut jamais pris aucun accord pour tuer Mme Pappalardo et d’autant moins les enfants. Ce fut moi seule, lorsque je perdis la raison ; je ne peux pas comprendre pourquoi, étant donnés les accords, il ne m’a pas empêché de le faire et au contraire il l’a fait, lorsque la dame l’appela assassin : quand il lui est monté dessus avec les pieds… le cousin prit Madame et la tourna sur le ventre et avec les chaussures il lui monta dessus en lui écrasant le dos et la tête ».
Elle affirma que l’inconnu et le cousin l’avaient portée dehors en la prenant de tout son poids sous les bras (nous apprenons de la vendeuse du magasin, témoin, que Rina fut amenée de cette même façon en dehors du magasin par Pippo quelques jours avant le délit, lorsqu’elle se présenta en nuisette).
« Lorsque je repris connaissance j’étais assise sur les escaliers de la cave avec un pardessus gris plié ou posé sur le bras ».
« Je jetai le survêtement dans le jardin (il s’agit peut-être du jardin qui se trouve entre via San Gregorio et la gare Centrale, dans les environs de l’habitation de Rina). Arrivée chez moi, je m’aperçus que mon survêtement était sali par du sang. Je l’ai lavé et repassé ».
Elle déclara à la Police que sa mémoire était « offusquée par la frayeur de cette soirée-là ».
Après une semaine d’interrogatoires, on eut une déclaration plus fiable et aussi plus révélatrice de la « confusion spectrale de la série de moi », qui défile à travers sa parole : « J’étais seule dans la maison des Ricciardi. Pippo tardait à rentrer, il avait appelé sa femme, mais pas moi, tout pour moi était désormais fini. J’étais aveuglée par la jalousie, mais pourquoi voulait-on m’envoyer ailleurs ? Je pris le fer dans la cuisine, je descendis et je revins dans l’appartement, j’enfilai les chaussures à sept semelles de Pippo et une veste de Pippo sur mon manteau et je passai sur elle avec tout mon poids ».
Les jours avant
Certains détails émergent comme des restes diurnes du noir de cette nuit, restes des jours antécédents qui n’ont pas été absorbés, signifiants qui reviennent, traces, morceaux déconnectés d’un discours : le pardessus, les chaussures, les bâillons, le cousin et puis Carmelo.
Rina se souvient que le 28 novembre elle avait téléphoné à Madame Pappalardo pour la prévenir que le cousin allait venir.
La vendeuse Somaschini lui avait recommandé de ne pas oublier le pardessus neuf fait pour elle par la sœur.
« Je dinai chez ma sœur Anna cette soirée-là ».
« Je me rendis chez le cordonnier et je commandai une paire de nouvelles chaussures ».
Au cours des entretiens elle fut invitée à enfiler les chaussures « sept semelles » de Pippo et, étant donné la petite taille de son pied, Rina exécuta facilement cette tache sans enlever ses chaussures. Scarpaest un signifiant puissant parce que « avoir les chaussures serrées » ou bien « faire les chaussures à quelqu’un »[14], voilà des expressions qu’elle devait connaitre et qui, dans ces moments particuliers, ont émergé dans le Réel. Et puis un détail assez brutal : écraser la victime déjà agonisante en marchant sur elle avec les chaussures de son homme. Il est possible qu’à l’époque des bagarres avec Ernesto, le frère de Pippo, Rina ait pu dire : « je commande avec la pointe de ma chaussure ».
La « clémence » de Rina consiste dans le fait de vouloir rendre plus brève la souffrance : « Je versai du liquide pour les sauver ou bien pour qu’ils n’agonisent plus, je chaussai à nouveau mes chaussures et je m’en allai (le liquide c’était de l’ammoniaque). Cet acte de « clémence » est le seul qu’on peut lui attribuer vis-à-vis de ses victimes. Clémence, signifiant du nom de son père, est réapparu de façon inattendue précisément dans le silence de son acte et dans le noir. « En sortant j’ai éteint toutes les lumières ».
« Je dois ajouter que je souligne l’implication morale de Ricciardi car le cousin s’est rendu chez moi. Pourquoi le cousin ne m’a pas empêché de tuer ? ».
L’énigme persiste ainsi également pour Rina. L’énigme de son propre sexe se tisse avec cette partie de son discours qui est considéré « normal ». Comme on peut le lire dans ses lettres de la prison, la vacillation entre ce qu’elle « croit » et ce « qu’on ne peut pas comprendre » persistera longtemps.
L’explication ne cessera de lui échapper car la représentation de l’acte reste impossible à imaginer ou bien à mettre en mots. L’insistance de l’énigme démontre avec évidence qu’il ne s‘est pas agi d’un simple « raptus », comme l’expertise psychiatrique a voulu faire croire.
Une leçon
Rina voulait, semble-t-il, donner une leçon à sa rivale. Elle a en effet mis en acte une scène qui rappelle la violence subie par elle-même dans ses expériences passées de l’acte sexuel et l’humiliation écrasante qui est restée toujours liée à cette violence. Si elle avait pu démontrer à Madame Pappalardo (épouse légitime et mère) qu’elle aussi, Rina, était la patronne, peut-être aurait-elle pu arrêter le mépris menaçant qui la persécutait. En portant la veste et les chaussures de Pippo elle montrait qu’elle savait « faire l’homme ». Cela fut encore un moment de vacillation sexuelle comme nous l’avions repéré déjà dans le glissement des noms « Carmela/Carmelo ».
Dans la thèse consacrée à Aimée, une patiente qui souffrait d’un délire de jalousie, Lacan écrit : « Pour comprendre un délire de jalousie il faut éviter d’imputer à la patiente jalouse d’une autre femme une construction déductive ou inductive plus ou moins rationnelle, mais comprendre que sa structure mentale l’oblige à s’identifier à sa rivale »[15]. L’identification de Rina à Madame Pappalardo était certaine.
Pulsion agressive homicide
Lacan soutient que la pulsion agressive homicide constitue le désordre fondamental de la psychose : comme toute pulsion, elle est inconsciente, et pour devenir consciente elle doit nécessairement être masquée. Le délire est-il le masque la pulsion ? Le délire aurait la fonction « d’expliquer » aux autres, autant qu’à soi-même, ce qui se produit, selon la formulation poétique d’Enrico Altavilla, « en dehors du rayon de lumière de la conscience ». Enrico Altavilla fut un de ceux qui intervint spontanément pour tenter d’expliquer ce qui apparaissait comme une grande énigme.
Citons à ce propos l’expertise de M. Altavilla, professeur d’anthropologie criminelle à l’Université de Naples, il publia sur la « Rivista Penale »[16]un article dont le titre était, Le raptus émotionnel, reconstruction à partir de l’expertise psychiatrique de la personnalité de Caterina Fort. M. Altavilla écrit : « Ce qui semble un mensonge banal n’est qu’une explication que le délinquant (sic) essaie de donner de sa propre action qu’il trouve, le premier, disproportionnée ; il n’arrive pas à trouver en lui-même l’explication (puisque l’introspection ne fournit pas la possibilité de compréhension de ce qui est accompli en dehors du rayon lumineux de la conscience) et il recherche donc des raisons externes imaginaires qui pourraient justifier l’insuffisance des causes ».
Selon cette reconstruction, Rina Fort serait le délinquant – c’était la conclusion à laquelle arrivaient également d’autres experts confrontés à des crimes aussi atroces.
En effet, nous pourrions considérer les différentes tentatives de reconstruction du crime, les différentes versions enregistrées par la police comme autant de tentatives de donner, et surtout de se donner, une explication pour un acte dont le sujet, en tant que sujet de parole, est absent. Le Réel, inimaginable, n’est pas symbolisable, en étant au-delà de la parole.
Métaphore délirante
Nous pouvons émettre l’hypothèse que dans les paroles « mettre en scène un vol » soit à l’œuvre une métaphore délirante. Si l’hallucination est toujours verbale et non pas acoustique ou visuelle, de telles paroles ont pu fournir le motif sur lequel Rina a tissé son délire. Un délire qui prospère sur un projet qu’elle suppose être le projet de Pippo et qui a été peut-être pensé avec la collaboration de ses amis ou ses proches – les complices Siciliens, les différents « Carmelo ». La façon dont le mot « vol » a pu activer le délire et produire l’orgie violente que nous connaissons, correspond effectivement à la métaphore délirante de Rina, à sa façon de lire le mot « vol ». Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire pour elle un vol dirigé contre sa rivale si ce n’est pas le ravage de sa personne ? Etant donné l’acharnement sadique sur le corps de Franca Pappalardo, nous pourrions penser que le mot « vol » était pris au pied de la lettre, c’est-à-dire : voler ses enfants et son sexe même qui sera en effet violé dans un acte atroce. Elle n’était pas seulement convaincue de pouvoir disposer de cette femme, de cette belle image, de la même façon que les autres avaient disposé par le passé d’elle en la violant ou la torturant, mais elle était aussi convaincue de pouvoir se venger de ces hommes en s’habillant avec une veste et des chaussures d’homme. Qui était en train de voler quoi et à qui ? Il est évident que la femme de Pippo lui volait tout ce que Rina désirait. L’occasion se présentait pour la punir et pour se venger du vol, du vrai. Cependant, qui frappait-elle par-delà l’image de cette femme ?
« C’est l’affect et la haine qui m’ordonnaient de frapper cette femme », s’expliqua Rina en nous dévoilant ainsi comme l’ordre lui était imposé par l’extérieur et comme le célèbre « motif » est contenu précisément dans la phrase en question. Rina n’arrive pas à expliquer la contradiction qu’elle éprouve. L’inconscient – ici venu à la surface – ne connait pas de contradiction. Dans le Séminaire Les psychoses, Lacan se demandait en effet pourquoi l’inconscient revient dans le Réel[17]. On pourrait plutôt se poser cette question : comment ou pourquoi se produit le passage de l’inconscient au Réel, le passage du savoir qui ne peut se dire, dont l’issue mystérieuse est le passage à l’acte ?
Quant au bâillon sur la bouche des victimes, il s’agit encore de sa propre parole restée coincéedans la bouche ; une façon de faire comprendre qu’elle aussi est sans voix et sans voix elle n’a même pas les paroles qui peuvent la sauver de l’agir.
Rina ne s’arrête pas de chercher une explication. Elle déclare que « la seule explication c’est que Pippo n’est pas sûr d’avoir envoyé son cousin pour tuer ou si c’est lui qui a tué (ou c’est lui qui a voulu tuer) ; ce qui est sûr c’est que Pippo sait ».
Si Pippo sait– ou si n’importe qui sait – cela veut dire qu’elle a le devoir de déchiffrer la signification. Rina continue de chercher une explication. L’explication n’arrêtera pas de lui échapper parce que la représentation de l’acte reste impossible à mettre en mots.
Avant et après
L’expertise menée à Aversa par Giovanni Amato et Filippo Saporito en 1948 (c’est-à-dire bien deux ans après les faits) recueillit plusieurs témoignages qui décrivaient l’abattement et la désolation de Rina au cours des jours précédents le délit. Nous découvrons ainsi qu’elle avait fait parvenir à son amant Pippo Ricciardi un paquet avec deux bagues nuptiales comme signe de rupture et nous pouvons ajouter, rupture au sens fort. Ricciardi se serait exclamé : « Cette femme est en train de devenir folle ». Dans les jours précédant le délit, tant lui que d’autres témoins remarquèrent un changement de Rina. Les experts aussi repérèrent un comportement bizarre à cause d’un évènement curieux survenu pendant le mois de novembre lorsque Rina s’était présentée dans le magasin habillée d’une nuisette sous les manteaux.
Pina Somaschini, l’employée de Ricciardi, déclara que dans la période précédant le délit, Rina aurait parlé plus d’une fois de suicide. Elle apparaissait déprimée, abattue, et elle avait comme projet de se rendre sur le tombeau de sa mère, dans son ancien village.
Le jour après la découverte du carnage, lorsqu’elle fut arrêtée – car les suspicions de culpabilité tombèrent tout de suite sur elle – Rina se montra impassible et indifférente. Son récit était confus et contradictoire. Lorsqu’on l’amena dans la maison, ils trouvèrent, outre les restes du diner (deux œufs à la poile avec des gressins), toutes les lumières allumées, la porte grande ouverte et la radio allumée. Rina ne fut pas en mesure de donner des explications, elle déclara : « elle voulait m’envoyer ailleurs ».
Carmelo
Il y avait une amnésie manifeste que pendant l’interrogatoire la police essaya de « percer » en la frappant et en la gardant réveillée pendant des jours entiers. En se rendant sur la scène du délit avec Pippo Ricciardi au cours d’une inspection, Rina éclata en sanglots. Ricciardi lui dit : « ne pleure pas, sinon tu te sentiras mal comme l’autre soir ». « Quel soir ? » lui demanda le policier qui les accompagnait. « Le soir du serment », répliqua Rina. Peut-être Rina fait allusion à sa rencontre avec le cousin de Pippo, le monsieur sicilien nommé Carmelo et à ce qu’elle appelle un serment : celui de ne pas révéler son nom ou faire allusion à leur pacte.
A propos de l’allusion de Rina au soir du « serment », Ricciardi se hâta de répondre : « Je me référais à un soir d’il y a longtemps ». Ensuite, pendant l’interminable interrogatoire, Rina commentera : « je n’ai donc rien dit ».
Rina ne nie pas l’observation de Ricciardi ; elle a l’air confuse, elle s’abstient du dire. La phrase je n’ai donc rien ditnous révèle son vide en tant que sujet : nous pouvons reconnaitre ainsi ce que Marcel Czermak a appelé la « mort du sujet ». Nous pourrions le traduire comme ceci : « je n’y étais donc pas ».
Selon son récit au commissariat, le soir de la rencontre il y avait beaucoup de brouillard, à cause de cela elle ne vit pas bien le visage de la personne que Pippo lui avait présentée. La conversation entre Pippo et son cousin, observait Rina, s’était déroulée en argot sicilien, raison pour laquelle elle n’avait pas pu comprendre tout ce qui avait été dit. Le pacte consistait dans le fait de mettre en scène un vol dans le magasin, le rôle de Rina était de cacher la marchandise volée chez elle.
Carmelo vint la chercher le soir du crime pour l’accompagner dans l’appartement de la famille Ricciardi. Ce serait lui avec un autre complice resté dans l’ombre qui l’aurait poussée dans la maison et qui aurait dirigé son agir. Là nous avons un élément délirant clé de sa déposition, un élément que Rina gardera toujours et qui va orienter sa défense dans le procès. Un des problèmes majeurs que nous rencontrons dans la recherche des paroles effectivement prononcées par Rina, c’est la déformation de toutes ses déclarations par le langage administratif et bureaucratique. Ce sont les rares traces auxquelles nous pouvons faire crédit, ceci non pas seulement au cours des interrogatoires de la police mais également dans le cas de l’expertise psychiatrique.
Mort du sujet
La formulation ce ne fut pas moi, qui manifeste l’absence du sujet, se retrouve aussi dans une des lettres écrites en prison – Rina écrivait beaucoup, elle entretint au cours des années des échanges épistolaires avec ses avocats, Gaetano Geraci et Antonio Marsico.
Lorsqu’elle écrit : « Dieu seul sait ce que j’ai éprouvé », nous pourrions traduire : « Il y a quelqu’un qui sait mais ce n’est pas moi ». Nous retrouvons encore cette allusion à la fois à un savoir caché et à la certitude qu’il existe.
Entre ce qui est trop dense – le savoir– et le dire, entre l’intention, la signification et la parole il y a un vide. Nous tenons de Lacan que ce mode de formulation du ce n’est pas moirévèle la modalité typique de la paranoïa, de la structure paranoïaque du moi. Si ce n’est pas Je[18]qui sais alors c’est Lui ou bien Tu ou bien un autre. Dans ce cas le Jeoccupe la place d’un sujet absent.
Le cas de Rina Fort
Pourquoi parler encore de ce cas tellement célèbre en Italie – célébré au point d’en raviver la mémoire périodiquement dans les journaux, chose en elle-même exceptionnelle ? A plusieurs reprises la date du délit, celle de la sentence de condamnation à perpétuité, celle de sa sortie de la prison et celle, pour finir, de sa mort en âge avancé ont été rappelées au grand public. Les livres consacrés aux crimes violents passés à l’histoire, ceux consacrés aux femmes assassines et aux énigmes judiciaires irrésolue s et encore ceux sur les procès célèbres traitent le cas de Rina Fort. Comme pour les sœurs Papin, dont s’occupa le jeune psychiatre Jacques Lacan, nous avons l’impression pour Rina Fort d’avoir du mal à saisir tout ce qui a été dit, et commenté, concernant des femmes qui avaient perpétré des crimes si atroces.
Confrontés à l’énigme de leur acte, à leur silence impassible face aux questions que les autres se posent, c’est en effet aux autres de parler d’elles, pour elles, en cherchant les mots qu’elles ne prononcèrent jamais pour expliquer des actes d’une cruauté incompréhensible. Malgré les défauts de parole et leur impossibilité à dire, Christine et Rita arrivèrent à leur façon à transmettre une version de l’énigme qui les tourmentait en trouvant la solution dans l’acte même. Pouvons-nous parler de transmission pour Rina comme cela avait été évoqué pour Christine Papin ? Les ombres qui, suivant les déclarations de Rina, l’auraient accompagnée sur la scène du délit nous orientent dans cette direction.
Les cas souvent violents des psychotiques sont très suivis à cause justement de leur caractère énigmatique. Le « non-dit » (interprété d’habitude comme réticence de la part de l’inculpé) alimente le caractère énigmatique du délit.
La violence de l’acte est rapprochée de l’apparente normalité de l’après, à l’apparence inerte de ceux qui en sont tenus pour responsables, même avant le verdict. Mais responsables ils ne le sont que très rarement (si pour « responsable » nous nous référons à la liberté de choisir ses propres actions, ou encore de dire sa propre énigme) : l’énigme en effet se niche et se développe avant tout chez qui ne pourra y répondre qu’en empruntant une arme pour détruire l’image qui le tourmente.
L’analyse des cas de paranoïa démontre que l’image du corps sur laquelle se constitue le moin’est pas l’image du corps du sujet mais c’est une image composite, un « tableau » qui réunit plusieurs personnages et objets ou bien de parties isolées du corps humain. Il s’agit d’un corps fragmenté mais pris comme un tout, même dans sa fragmentation. En rencontrant cette image du moipersécutrice, l’agent du passage à l’acte intervient au titre d’agresseur, pour la détruire.
Si folie il y avait dans le cas de Rina Fort (et sur ce point les expertises optent pour une toute autre direction) cette folie semble concentrée dans le passage à l’acte[19].
Les expertises psychiatriques menées à Anversa (réunies en quelques trois cents pages) avaient pour visée de déterminer si la conscience de Rina était défaillante au moment du crime. Mais la procédure mise en place finit par mesurer la « capacité de discernement et de volonté » de cette femme aussi dans les moments qui précédèrent et qui suivirent le crime. Comme si le fait de la lui reconnaitre pouvait démontrer l’existence de cette capacité pendant les faits contestés. Nous connaissons le phénomène de résolution spontanée d’un délire à la suite d’un passage à l’acte. Dans le cas d’Aimée il lui fallut 20 jours.
La culture dominante dans la psychiatrie italienne de ces années était empreinte de l’enseignement de Cesare Lombroso, de ses théories sur l’origine biologique des plus graves délits et surtout de « l’indissoluble lien entre phénomènes psychiques et déviations organiques ». Ce qui prévalut dans l’expertise d’Anversa est imbibé de ce conformisme. Les experts ne trouvèrent pas de traces de persécution ou de délire. Le crime, quatre homicides, aurait été pour eux « une décharge de colère réprimée »[20]. Ce ne fut qu’incidemment et sans lui accorder une place particulière qu’ils remarquèrent que Rina se plaignait que ses mérites ne soient pas reconnus par la femme de son amant, la nouvelle patronne l’humiliait. Le point est crucial : la question de l’humiliation est très importante dans ce cas. Souvenons-nous que pour Daniel Schreber c’était justement la méconnaissance de ses mérites de la part du Dr Fleschig ce qui le poussa à entrer dans la prolifération délirante dont il ne sortira plus. C’est la même méconnaissance et humiliation, liée à l’impuissance qui caractérise le rapport imaginaire duel, qui amène Rina à identifier la persécutrice dans la figure de la patronne-rivale ; trop arrogante, lui ressemblant trop tout en étant une mère, un modèle de femme et un modèle de vie. Sur ce fond, peut-être qu’un seul mot fut suffisant pour déchainer l’irréparable. Lequel ? Peut-être la réponse est dans la première phrase que Rina arriva à formuler au cours de l’interrogatoire de la police : « elle voulait m’envoyer ailleurs ».
L’énigme
A propos du langage de l’écrivain irlandais James Joyce, Lacan dit que l’énigme est un énoncé sans énonciation. Longtemps le crime commis par Rina Fort a constitué une énigme. Longtemps, nous n’avons pas pu donner un sens aux multiples points d’interrogation suscités par ce cas parce qu’aucun sens ne peut satisfaire l’énigme du passage à l’acte et ainsi mettre fin à la recherche du sens. Le Réel de l’acte est impensable et c’est pour cela qu’il ne permet pas d’accéder à un sens qui appartient au registre symbolique, à la parole, à la limite réelle vers laquelle tend l’épreuve du dire et à celle imaginaire nécessaire pour nouer les deux autres registres qui déterminent la structure subjective.
Aucun observateur ne pourra témoigner de ce qui s’est réellement passé pour déchainer l’acte homicide. Nous ne connaissons que ce qu’on a pu reconstruire à partir du récit des différents protagonistes des évènements, après le passage à l’acte. Passageaussi dans le sens d’être passé dans une dimension impossible à imaginer ou expliquer. L’obscurité, les ombres continuaient à marquer l’évènement d’une trace onirique et la reconstruction de l’acte est à la charge du lecteur.
L’enseignement lacanien sur le passage à l’acte dans les psychoses nous invite à reconnaitre ce « bout de Réel » qui est à l’œuvre et qui nous permet d’écrire le mot « fin » sur cette douloureuse histoire.
Conclusions
Le dernier mot des experts sera le suivant : « L’anomalie de Madame Fort se situe dans l’échelle d’une variation individuelle du caractère, elle se situe dans le champ de la psychologie et en dehors du champ de la psychiatrie ». Phrase qui révèle l’impuissance de la psychiatrie de l’époque à dénouer « les multiples énigmes » suscités par ce cas, énigmes dont tous avaient la perception mais pour lesquelles personne n’avait la réponse. Aucun enseignement n’avait été tiré de ce cas qui continuait toutefois à interroger psychiatres et avocats. On continuait à préférer l’idée, agaçante, que Madame Fort ne disait pas tout, qu’elle ne révélait pas les noms de ses complices, qu’elle ne montrait pas de signes de repentir, qu’elle insistait et niait avoir tué des enfants et répétait qu’elle les aimait.
La grâce ne lui fut jamais concédée (elle purgea en prison la peine de 30 ans) parce que la condition posée par la famille des victimes fut que Rina révèle le nom du complice. Nous pouvons en déduire que sa version rocambolesque du crime (d’abord racontée par bribes, ensuite retirée et puis consolidée et jamais plus abandonnée) n’était pas encore devenue une histoire connue. Il vaut la peine de le dire à nouveau, Rina avait agi seule.
Postscriptum
En 1948, quelques années après la condamnation de Rina Fort à perpétuité pour le crime commis en 1945, un autre délit fut perpétré par une femme. Ce dernier également fut classé comme « crime de jalousie » mais il s’inscrivait dans un milieu social différent du premier. Rina Fort appartenait à la classe du bas prolétariat, elle provenait d’une famille de paysans et travaillait en tant que domestique avant de rencontrer Pippo Ricciardi, « terrone »[21]de la petite bourgeoisie mercantile de Milan. Sa vie se déroulait dans le quartier multi-ethnique, entre Corso Buenos Aires et la Gare, habité par des « intrigants » et des marchands. Le cas de Maria Pia Bellentani se déroule par contre dans la haute bourgeoisie et petite aristocratie qui fréquentait la Villa d’Este sur le lac de Come. Pour l’homicide du cas Bellentani – elle avait tué son amant infidèle – ont été décidés dix ans d’hôpital psychiatrique judiciaire à purger à Aversa qui ont été ensuite réduits à sept (dont trois ont été tout de suite remis).
Filippo Saporito, professeur de psychiatrie à Aversa (où on établit l’expertise de Rina, tout comme celle de Madame Bellentani) a établi que Maria Pia Bellentani était victime d’un mal héréditaire qui lui avait provoqué, enfant, des états confusionnels et des pulsions suicidaires. Elle obtint la grâce et quitta l’hôpital psychiatrique en 1955.
Toujours à Aversa et toujours selon le Professeur Filippo Saporito, l’expertise sur l’état mental de Rina Fort – menée à deux ans de distance du procès, en laissant donc le temps à des éventuels processus délirants de se dissiper – tranchait en faveur du « raptus ». Aucun désordre mental ne lui fut reconnu, on ne lui concéda pas la grâce ni aucune diminution de peine qu’elle a donc purgée intégralement. On ne lui accorda non plus la « clémence » : la peine dura 30 ans.
[1]Comme on le sait, le régime était fortement opposé à la divulgation et censurait la chronique des faits violents. La nouvelle Italie fasciste n’admettait pas des comportements antisociaux contraires aux idéaux de l’homme nouveau qu’elle exaltait. Cette politique permettait en outre au grand public d’ignorer les déviances embarrassantes, tels les excès perpétrés par la famille même du ducecomme par exemple celui des jeux de hasard compulsifs de sa fille Edda. Au même titre, le régimene pouvait pas se permettre de mettre en avant les femmes infidèles ou dissolues ou bien des femmes qui s’émancipaient du rôle d’épouse et de mère. Les notes de bas de pages sont de l’Auteure.
[2]D. Buzzati, Cronache nere, par les soins de Oreste del Buono, Edizioni Theoria, Roma-Napoli 1984.
[3]J. Lacan, Le crime des sœurs Papin. Motifs du crime paranoïaque, « Le Minotaure », décembre 1933. En version italienne: J. Lacan «Motivi del delitto paranoico: il delitto delle sorelle Papin» in Id., Della psicosi paranoica nei suoi rapporti con la personalitàseguito da Primi scritti sulla paranoia, Einaudi, Torino 1980, pp. 357-366.
[4]F. Dupré, La « solution » du passage à l’acte, Erès, Toulouse 1984. Mon intérêt pour le cas de Rina Fort date de la lecture de ce volume. Les auteurs parcourent et examinent le cas des sœurs Papin, très célèbre en France, en s’inspirant de la brève étude, presque contemporaine aux faits, publiée par Jacques Lacan dans la revue surréaliste Le Minotaure. Ils réalisent ainsi une analyse exhaustive de tout le matériel disponible de l’époque, en puisant leurs sources dans les journaux, les expertises et les témoignages ; ils fondent leur analyse du cas sur l’énigme posée par un passage à l’acte aussi cruel quecelui de deux bonnes, apparemment sans histoire, qui tuent leurs patrons. Ce texte m’a sollicitée et encouragée à adopter la méthode ci-exposée et les références nécessaires pour une lecture adéquate des cas énigmatiques autour du passage à l’acte, isolés à première vue de toute pathologie psychiatrique.
[5]J. Lacan, Le crime des sœurs Papin, op. cit., p.361. Dans l’édition italienne la phrase est rendue comme ceci: «Il delirio scompare con la realizzazione degli scopi dell’atto». [En effet dans le texte de Lacan cité nous n’avons pas retrouvé cette phrase – telle qu’elle apparait dans le texte de Mme Drazien – mais celle qui correspond en effet à la traduction italienne donnée en note par l’Auteure : « le délire s’évanouit avec la réalisation des buts de l’acte » (NdT)].
[6]Même si Marcel Czermak nous invite à ne pas « psychologiser », nous nous appuierons sur certains éléments autobiographiques que nous estimons utiles dans ce cas.
[7][Dans les articles de journaux que nous avons consultés en ligne, Giuseppe Ricciardi est plutôt désigné par le diminutif Pino(NdT)].
[8]Freud attribue au Moi idéal, en tant que premier état d’omnipuissance du narcissisme infantile, les fonctions de censure et d’idéalisation. Pour Lacan, l’image du corps propre dans le miroir est le support de l’identification primaire de l’enfant à son propre semblable et cela constitue le point inaugural de l’aliénation du sujet dans la capture imaginaire ainsi que la matrice des identifications secondaires.
[9]Dans la théorie de Jacques Lacan, l’Autre est le lieu de la parole, là où les paroles sont articulées selon la nécessaire disponibilité de ces paroles dans l’ensemble de signifiants dont dispose chaque sujet.
[10]Le phallus, concept fondamental de la théorie psychanalytique, est le signifiant auquel renvoie toute signification, celui qui assure l’assomption de son propre sexe.
[11]Le concept de forclusiona été articulé par Jacques Lacan à partir de sa propre expérience avec les patients psychotiques. Il s’agit de l’impossibilité pour un parlêtre, un être parlant, d’intégrer dans sa structure subjective les signifiants indispensables à assurer la possibilité de donner signification aux mots, de symboliser le Réel. L’Autre se distingue de l’autre avec un petit a – c’est-à-dire le prochain, le semblable – et serait pour Lacan le lieu même de la parole, en ce que nos discours proviennent et retournent dans ce lieu. L’Autre est aussi le trésor des signifiants, le lieu d’où proviennent nos possibilités d’articuler toute demande et tout désir. La forclusion ou l’absence dans l’Autre du signifiant Nom-du-père marque la structure qui sépare la névrose de la psychose : dans la psychose ce signifiant est forclos.
[12][Il s’agit d’une phrase idiomatique, le « village » en question étant l’enfer, le royaume des morts(NdT)].
[13]J. Lacan,Une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, in Ecrits vol 2, Seuil, Paris 1966. Le terme d’ancrage nous renvoie à la métaphore du « point de capiton » qui traduit la nécessité d’assurer, comme fait le tapissier, que deux surfaces du tissu tiennent bien ensemble. Dans le langage, le point de capiton rappelle que signifiant et le signifié doivent rester cousus ensemble pour ancrer le sujet au Symbolique, c’est-à-dire à la possibilité d’accéder à des significations.
[14][Expressions idiomatiques : être jalouxet éliminer réellement ou métaphoriquement quelqu’un(NdT)].
[15]J. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité,op. cit., p.139.
[16]«Rivista Penale», Terza Serie, Fasc. N. 7, Roma, luglio 1949.
[17]J. Lacan, Le séminaire. Livre III, Les psychoses (1955-1956), Seuil, 1981 Paris, p. 21.
[18][Le pronom personnel « Io » peut être traduit selon le cas soit par Je,soit par Moi, (NdT)].
[19]Ce qu’on apprend des lettres que Rina a écrites de la prison, c’est que certains traits de la structure ne permettent pas la guérison – nous empruntons ce terme à Lacan qui l’a employé dans son pronosticsur Aimée, la patiente de sa thèse.
[20]F. Saporito, G. Amati, Sullo stato di mente di Fort Caterina Fu Celeste, expertise psychiatrique, Hôpital Psychiatrique Judiciaire d’Aversa, Aversa le 27 septembre 1948. Je me suis rendue sans succès à l’Hôpital d’Aversa dans l’espoir de recueillir quelques témoignages. J’ai toutefois pu obtenir des archives de l’expertise en question et la photocopier.
[21][Dépréciatif qui indiquait les habitants du sud de l’Italie (NdT)].