Dans un travail précèdent, de 1998 plus exactement, j’avais analysé certains textes de la littérature brésilienne du XIX siècle et du récit socio-historique des années 30 afin de déployer la question de l’identité nationale.
Les oeuvres littéraires analysées m’amenaient à comprendre qu’il y avait trois phénomènes liés, à savoir : la formation de la littérature brésilienne comme système, la construction de l’idée de Nation libre et l’auto définition du peuple brésilien. Cette espèce de « nationalisme littéraire » engagée provenait de ce qu’Antonio Candido a défini comme la spécificité des écrivains latino-américains, d’être souvent pris par un « sentiment de mission » peut-être fortement produit par l’idée qui émergeait après l’indépendance de ces pays, celle de Nation et de peuple libre. Au Brésil, nous avions la spécificité d’être Nation libre depuis 1822 et d’avoir la permanence d’un système esclavagiste jusqu’à 1888.
Je reprendrai l’hypothèse majeure de ce travail et je vous demande donc de me donner un crédit car je ne reviendrai que d’une façon très abrégée sur l’analyse des oeuvres qui l’a inspiré. Ce que je voudrais aujourd’hui c’est pouvoir avancer et vous montrer par rapport à la question de l’identité, les ruptures très significatives qui se sont produites par rapport au passé. Les idéaux ont changé et cette reprise nous aidera peut-être à mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
Concernant l’identité nationale ce qui se réactualisait en permanence c’était la nécessité de récupérer à travers l’idéalisation les pères fondateurs de la culture. Autrement dit, les différents ancêtres qui composaient la civilisation brésilienne, et qui ont été plus ou moins exclus du processus historique par la colonisation et l’esclavage, faisaient retour dans la représentation artistique d’une façon idéalisée.
Je vous rappelle cela très brièvement : Dans le Romanisme et sous la plume de l’écrivain majeur de ce mouvement, José de Alencar, l’Indien est devenu le héros national par excellence, en particulier dans deux de ses romans : O Guarani, 1857, et Iracema, 1865. L’Indien d’Alencar ressemblait peut-être plus à un Noble gentleman européen qu’à l’Indien du temps de la Découverte ou à ceux qui habitaient l’intérieur du pays à l’époque et qui restaient à la marge de l’histoire de la Nation. L’idéalisation ici visait à unifier les traits distinctifs de la rencontre de la civilisation Indienne et Européenne.
Ensuite, dans ce moment de transition à la fin du XIX, après l’abolition de l’esclavage en 1888 et l’instauration de la République l’année suivante, il y a eu une grande exaltation de la figure du « caboclo », le descendant légitime de l’Indien et du Portugais. Cela a été le cas dans une oeuvre aussi capitale qu’Os sertoes (1902) d’Euclides da Cunha, – écrivain fortement influencé et tiraillé par les idéologies scientifiques et les préjugés de l’époque. Rien n’y manquait, les races inférieurs, le désir de les améliorer et le contacte avec la race supérieure. Malgré ces contradictions, E. da Cunha vient à inverser le schéma scientifique de l’époque selon lequel « la race fondait la Nation » pour dire que « la Nation brésilienne était en train de constituer une nouvelle race, une race historique, la race sertaneja« .
Mais, il a fallu attendre les années 30 pour que la dette envers l’esclave noir et la culture africaine puisse être finalement payée, sur le plan des productions artistiques, bien sûr, et dans le fil droit de cette quête de synthèse concernant l’identité de peuple brésilien. Gilberto Freyre, sociologue et historien, est le grand divulgateur chez nous et ailleurs de l’aspect positif du métissage et son Métis, le vrai représentant du peuple brésilien, était un curieux mélange des traits distinctifs de trois civilisations, l’Indienne, la Noir et la Blanche, à savoir : la propreté et sensualité de l’Indien, l’affection et la gaîté de l’Africain et l’aptitude au métissage et la sensualité du Portugais.
Ce qui nous voyons ici c’est, d’un côté, l’exclusion réelle de certains ancêtres du processus historique du pays et, de l’autre, leurs retour par idéalisation dans la culture à travers la tentative de fonder une unité de traits constituant un idéal du moi nationale. Autrement dit, cette synthèse finale élaborée dans l’oeuvre de G. Freyre visait fonder un type idéal à qui on pouvait finalement s’identifier sans exclure ni colonisateur et colonisé, ni maître et esclave ; car pour se reconnaître brésilien il fallait d’abord reconnaître la place des ancêtres dans la filiation nationale, cela a été le cas de l’Indien, du caboclo et de l’Africain. Cette tentative de créer un trait unaire du côté de l’imaginaire par l’idéalisation s’inscrivait dans nos productions symboliques et visait à suppléer un ratage originaire. Charles Melman a défini la colonisation par cette absence de pacte symbolique lors de la rencontre des civilisations différentes. J’avais également évoqué dans ce travail l’hypothèse de Contardo Calligaris selon laquelle il s’agissait moins d’Intégration que d’Untégration nationale, néologisme inventé par lui afin de soulever cette difficulté nationale concernant le trait unaire.
Deuxième volet de mon propos d’aujourd’hui.
Donc, que se passe-t-il actuellement par rapport à la question de l’identité ? J’avais l’impression en 98 que l’identité nationale comme telle était déjà une question datée. Il me semble que ces idéaux qui cherchait l’appartenance et la filiation symbolique d’une collectivité ont perdu leur valeur et actuellement on constate plutôt un rabattement de cela du côté du corps. Je m’explique : parfois on a tendance à aller un peu trop vite et à lire les choses soit du côté du réel du corps avec ces tendances modernes de coupure réelle à travers la chirurgie esthétique, le marquage du corps par le tatouage, le piercing, la scarification, etc ; soit du côté de l’image du corps à travers la tendance contemporaine à investir narcissiquement la belle forme.
Or, il est probable que nous n’avons pas besoin de trancher, car ces deux aspects sont étroitement liés, notre culture moderne est plutôt narcissique et tout cela oscille entre imaginaire et réel. Ce que je voudrais vous proposer et ajouter c’est qu’il ne s’agit pas d’une absence d’idéal comme on entend le plus souvent. Si j’ai repris ce travail sur l’identité nationale c’est pour essayer de vous montrer que les idéaux dont la valeur symbolique portait sur l’idée de Nation et peuple semblent avoir été déplacés vers des idéaux personnels et privés dont le support majeur est le corps. De plus, ces idéaux modernes relèvent d’une volonté de maîtrise des forces vitales et cette fois-ci l’idéalisation porte sur le corps comme le représentant majeur de la vie, et parfois même comme la seule vraie valeur de la vie. Si on fait attention aux discours qui les accompagnent, ils ne tiennent pas seulement compte du corps beau, celui de la belle forme, mais du corps en bonne santé. Toutes les préoccupations actuelles de soins du corps avec les régimes alimentaires, la fitness, etc, visent l’image du corps mais aussi sa vitalité, sa santé physique, sa longévité, etc. Pour certains, le corps obscène ce n’est plus celui de la nudité, de la sexualité, mais le corps en désaccord avec cet idéal de beauté et santé. Roland Chemama, en reprenant Ehreberg, a déjà attiré notre attention sur le fait que différemment de la névrose, la dépression comme phénomène moderne est plutôt conséquence de l’insuffisance du sujet par rapport à l’idéal du moi.
On peut constater également que ce même corps exalté par ces idéaux modernes peut être exposé à toute sorte de violence directe. Notre cartel envisage pour la continuation du cycle prochain de travailler peut-être le phénomène de la violence urbaine, c’est par ce biais que je voudrais conclure le travail de ce soir et ouvrir quelques questions pour le travail de l’année prochaine. Donc, si on prend comme exemple ce qui se passe actuellement à Rio de Janeiro, ancienne capitale du Brésil coloniale et impériale, nous constatons la présence massive à la fois du culte du corps et de l’exposition des corps à la violence et au risque de mort. Sont-ils des phénomènes liés ?
Je vous proposerai comme réponse à cette question la reprise d’une discussion entre Jurandir Freire Costa (psychiatre et psychanalyste à Rio) et Contardo Calligaris, de 2003, sur le thème de la violence intitulé « Les temps de colère ». Jurandir Costa compare deux films brésiliens sur le trafic de drogue à Rio de Janeiro : l’un de João Salles appelé Noticias de uma guerra particular (Nouvelles d’une guerre particulaire) de 1998 et l’autre, un court métrage de 2003, intitulé Porão (Cale), où le réalisateur compare deux trafiques : celui de la drogue et de la traite des noires. Jurandir Costa attire notre attention au changement radical qui s’est opéré entre les récits des trafiquants du premier et du deuxième film, il y avait qu’un écart de 5 ans seulement : dans le premier film, la cause donné à leurs violence était cherché du côté de l’injustice sociale : « c’est parce que mon père n’avait pas d’argent pour m’éduquer que…etc » et dans le film de 2003 le discours changeait radicalement : « qu’est-ce qu’il pense ce riche ? Je peux le tuer, je veux voir ce qu’il fait sachant qu’il va mourir, avoir de l’argent, de voiture, tout ça je peux écraser comme des cafards ».
L’analyse de Jurandir Costa pointe surtout le fait qu’il y a eu une perte de la valeur symbolique de l’autorité des personnes mais également des biens qu’elles possèdent, cela n’inspire ni le respect ni la distance d’autrefois. Pour lui, la cause on peut la chercher du côté de ces nouvelles formes d’enrichissement des années 90, où l’objet de consommation a lui-même perdu son statut symbolique, il n’est plus le produit du travail humain et il est à la portée de tous.
Je voudrais vous rappeler en passant ce qui s’est produit en France en 2005 qui peut-être pouvait évoquer quelque chose de ce registre là. La confrontation qui a eu lieu lors des manifestations de Lycéens contre la reforme du Bac où des jeunes de la banlieue (la presse montrait qu’ils venaient la plupart de Seine Saint Denis) descendaient à Paris et, selon leurs discours, « pour foutre la peur chez les petits français parisiens » et fait curieux ils les agressaient surtout en cassants leurs portables, leurs MP3, devant eux. Bien sur que cela relève quelque part d’identité nationale, c’est une confrontation entre les « supposés français » parisiens et les jeunes, d’ailleurs aussi français, issus de l’immigration. Mais, leur façon de s’exprimer relèvent de ces attaques directes aux corps et aux biens de consommations. D’ailleurs, les derniers événements de Novembre 2005, les incendiaires de voitures, évoquent peut-être aussi ce mépris de l’autorité, dans la personne de Sarkozy, et des biens également.
Mais revenons sur l’exemple de ces films brésiliens, car je voudrais également reprendre l’analyse faite par Contardo Calligaris. Il propose une reprise de la dialectique du maître et esclave et une lecture de cette version moderne de la violence, à savoir : selon lui, dans cette confrontation il se passe quelque chose de fondamentale qui a un rapport à la valeur que nous donnons à la vie. Ce n’est pas un hasard qu’au moment où l’exaltation abstraite de la vie, de la santé et de la fitness semble être le trait distinctif de la culture, l’esclave moderne vienne interroger le maître : « Est-ce que tu sais mourir ? Parce que si tu ne le sais pas, il n’y a pas raison pour que tu sois maître. Si tu es maître et occupe cette place tu devrais savoir mourir, il ne suffit pas que tu sache vivre ». Selon Calligaris, ce n’est pas un hasard que l’esclave moderne vienne poser la question hégélienne, la bonne question, car : « la maîtrise serait en principe la capacité de reconnaître qu’il y a des valeurs au-dessus de la vie », dit-il.
J’ai repris cet exemple et le commentaire de Contardo Calligaris pour insister sur le fait que l’identité moderne recherchée du côté de la maîtrise du corps tente de réduire la vie à une valeur en soi-même. Si ce qui peut donner valeur à la vie c’est sa propre limite, à savoir la mort, cela est complètement escamoté par ce genre d’idéal moderne.
Je vous rappelle également un commentaire de Charles Melman à Porto Alegre, en 1992, dans une conférence sur la Mélancolie, je le cite, « quand la figure du pouvoir se montre intéressée par la jouissance personnelle et Lacan a fait la remarque que ce qui définit la position du maître est qu’il a renoncé à la jouissance parce qu’il est Un, complet, non castré ; donc, si le maître partage les mêmes désirs et la même jouissance que les sujets, c’est qu’il n’est plus capable d’occuper cette place. »
Ce changement opéré sur la figure du maître et de l’autorité semble être lié à l’appauvrissement de la valeur symbolique des choses. Roland Chemama dans son dernier livre sur la Dépression commente le changement opéré dans la modernité sur l’instance de l’Idéal du moi, je le cite : « la disqualification de toute valeur que le sujet pourrait recevoir par transmission de l’Autre fragilise l’instance symbolique de l’Idéal du Moi ».
Cette fragilité des idéaux modernes due à la perte de la valeur symbolique des êtres et des choses fait que ce qui viendrait faire la limite c’est à la fois le corps réel et des limites de plus en plus imaginaires, comme c’est le cas de la haine dans les exemples données. Si on s’arrête un peu sur ces exemples de violence adressée directement aux corps, mais aussi aux voitures et portables, dans le mépris à l’autorité, on peut supposer que ce que ces sujets attaquent ce sont leurs propres idéaux, c’est-à-dire les idéaux modernes.