Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse" (Érès, 2005), de J. Bergès (I)"
05 avril 2006

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Marika BERGÈS BOUNES
Notes de lecture

 

Le livre de Jean Bergès, Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse. Leçons cliniques d’un psychanalyste d’enfants est paru en septembre 2005 aux Editions Erès ; il réunit des conférences, des articles, des séminaires tenus à l’hôpital Sainte-Anne, où il a dirigé le service de Psychopathologie de l’enfant pendant 35 ans, à la suite de J. de Ajuriaguerra , – et aussi des interventions à l’occasion de Journées de l’Association Lacanienne Internationale – dont il était l’un des membres fondateurs.

Le style parlé des conférences et séminaires a été conservé, d’où les redites, les familiarités, les errements, mais ouvre aussi à la réflexion, à l’association, à la recherche, – Jean Bergès était toujours dans l’interrogation, jamais dans l’affirmation -, à la « trouvaille » clinique qu’il privilégiait toujours dans sa rencontre avec l’enfant et sa famille parce qu’elle dérangeait, déstabilisait et obligeait à un décalage. C’est d’ailleurs dans cette mesure que ce n’est pas un ouvrage à avaler de la première à la dernière page, – il est trop dense -, mais à « goûter », « picorer », feuilleter en réfléchissant, en y revenant, en le retravaillant, exactement comme Jean Bergès le faisait en reprenant par d’autres biais des questions difficiles.

Son parcours de pédiatre, puis de neuropsychiatre, puis de psychanalyste explique l’étendue de ses recherches – ce qui intéresse aussi bien les enseignants que les orthophonistes, les psychomotriciens, les psychologues, les pédopsychiatres , les analystes – ; mais ce qui a questionné Jean Bergès toute sa vie, c’est la place du corps : comment se nouent le réel du corps de l’organique, de la pathologie, de la mort ; les fantaisies imaginaires dont notre corps se soutient ; et le corps engagé dans la parole et pris dans les lois du langage avant même la naissance, c’est-à-dire le corps du côté du symbolique : « ça parle » de tous les côtés avant notre venue au monde et nous sommes parlés, et inscrits sur l’axe généalogique de toute éternité.

Cette affaire de corps l’a agité toute sa vie et il a sans cesse tenté de l’approcher dans ses travaux croisés sur la neurologie, la psychomotricité, la référence psychanalytique à Freud et à Lacan et dans ses réflexions sur la place du corps de celui ou celle qui s’occupe de l’enfant en thérapie.

Je cite un fragment d’interview de lui récent : « J’ai succédé à J. de Ajuriaguerra à la direction de son service à Sainte-Anne. L’originalité de ce service – qui persiste d’ailleurs – est précisément de tenir dans une même main la lecture, l’écriture et ce que j’appellerais la représentation et le langage (…). Le geste, la gestualité dans les praxies, les gnosies et surtout le rythme engagé dans le corps m’ont beaucoup intéressé, mais il était pour moi impossible de faire des examens, des évaluations, des consultations, sans prendre appui sur le langage (…).

Le « corps réceptacle » d’Ajuriaguerra a une consonance très wallonienne et aussi freudienne : il s’agit d’un réceptacle à quoi ? À la jouissance, au désir, à ce que Freud appelle Ich-Lust, c’est-à-dire le « moi-plaisir ».

Lacan, lui, dit : « ce qui est érotisé chez l’enfant, c’est l’activité motrice ». (…).

Tout ceci est véritablement utile afin d’avoir une idée de la façon dont fonctionne le corps, et ce, parce qu’il s’agit de l’autre, c’est une affaire de miroir. Le stade du miroir de Lacan, ce moment formidable où l’enfant reconnaît tout le monde dans le miroir, sauf lui. Jusqu’au jour où il se perçoit dans la glace et où il jubile : première ébauche du « je ». Et ce qui est essentiel, c’est que, pour prendre sa mère à témoin, il se retourne vers elle qui le porte devant le miroir, et ce faisant, perd l’image. (…). Faire le tour le plus complet du corps reste insuffisant. Voilà mon avis.

Il est évident que le corps est l’imaginaire. Alors, pour le symboliser, il faut parler, il faut se tourner du côté du langage ». Jean Bergès.

Quelques points principaux

1) Jean Bergès s’intéresse aux rapports réciproques entre, d’un côté, l’immaturité foncière des fonctions motrices et posturales du corps de l’enfant et de l’autre la double anticipation symbolique, celle de l’enfant pour lequel « le symbolique est premier » et celle de la mère qui va l’inscrire en tant que sujet en faisant tout de suite l’hypothèse qu’il est précisément un sujet. Anticipation très précoce et expérimentée surtout au moment du stade du miroir décrit par Wallon et repris par Lacan.

L’immaturation des fonctions du nouveau-né à laquelle la mère se substitue entièrement dans les premiers mois pour qu’il puisse vivre, n’exclue pas le fonctionnement : ainsi, très tôt, dans l’anticipation visuo-motrice : si le nouveau-né entend un bruit, et que ce bruit s’arrête, il peut regarder dans la direction de ce qui ne se produit plus dans les oreilles : il anticipe donc par sa posture ce qui vient à manquer dans l’ouïe. Bergès tourne autour de ce « débordement par le fonctionnement », ce fonctionnement de l’enfant, compétent à fonctionner dès la naissance, qui déborde très tôt la mère tenant lieu, à ce moment-là, de fonction pour lui : « débordement » qui crée un écart, la possibilité d’un tiers, d’une inscription, ce qui place l’enfant tout de suite du côté du symbolique.

Et il donnera souvent, pour l’illustrer, l’exemple – que vous connaissez peut-être – d’une étudiante en médecine, préparant son internat, et consultant pour les difficultés de sommeil de son bébé de 2 mois et demi, expliquant : « je vais vous dire ce qu’il me fait pour manger ; je me mets sur le divan ; je le mets sur mes genoux, je lui donne le biberon et je lis ma question d’internat en même temps. Eh bien !, Monsieur ne veut pas boire tant que je lis ! ». Cette mère, tenant pour son bébé la fonction de l’alimentation, est débordée par le fonctionnement – ou ici plutôt par le non-fonctionnement – de son bébé qui est déjà un « Monsieur », une tierce personne : il n’est pas seulement un enfant réel, il est déjà symbolique ; cette mère, par cette nomination de « Monsieur » et ses commentaires, lui fait le crédit qu’il est un sujet. Ce point du crédit fait à l’enfant d’être un sujet, traverse toute l’oeuvre de Jean Bergès, et surtout sa clinique : tous ceux qui ont suivi ses consultations savent bien comment il s’adressait à l’enfant tout de suite comme à un petit autre, comment il lui demandait son avis sur sa présence dans la première consultation, (c’est-à-dire sa demande à lui, enfant) sollicitait ses hypothèses sur ses difficultés, comment il écoutait le fil de son discours, ses arrêts, ses hésitations, ses lapsus et surtout comment il ne s’embarrassait ni de dessins, ni d’objets pour entrer en communication avec lui, mais passait tout de go par le langage pour lui permettre de manifester qu’il pouvait accéder à cette position de sujet, toujours supposée par lui à priori : « ce n’est pas de connaissance que l’analyste a à créditer son analysant, c’est de son savoir inconscient, insu ; c’est l’hypothétique qui est à enseigner dans la psychanalyse. Ce n’est pas parce que le psychanalyste sait, c’est parce qu’il fait le crédit à l’analysant de pouvoir utiliser le symbolique pour comprendre ».

Donc, il y a une « compétence du corps à soutenir du signifiant » : « le fonctionnement fonctionne, quelle que soit la fonction, parce qu’il est pris par le signifiant ». Voilà ce que Jean Bergès va déployer tout du long, questionner – car il posait plus de questions qu’il n’apportait de réponses ou de certitudes – à partir du tonus, de la posture, des imitations, de la fonction respiratoire, motrice, des orifices, de la voix, du regard, de l’agitation motrice, et interroger tout particulièrement au moment du stade du miroir.

2) « La dyade, ça n’existe pas », tel est le titre du premier article reprenant le débordement de la mère par l’enfant, la question de l’anticipation, celle de l’inscription symbolique de l’enfant dont les conséquences sont si importantes dans l’installation des apprentissages scolaires de la lecture et de l’écriture, tous inscrits dans le corps et la motricité, mais surtout marqués par la perte.

Le stade du miroir a, bien entendu, une place privilégiée dans l’instauration de ces processus : La mère mène une lutte devant le réel du corps de son enfant et l’imaginaire de son propre corps, à la fois dans la fonction tonico-motrice et à la fois dans le fonctionnement du corps lié aux orifices.

« L’axe du corps est le réceptacle des manoeuvres de la mère, de ses soins, de ses fantaisies érotiques, de ses interventions opportunes ou à contretemps, mais il est aussi l’instrument anticipateur premier, venant surprendre la mère par des changements de plans de façon précoce. Du côté de la mère, cette capacité à être miroir met en jeu la présence sur fond d’absence ou l’absence sur fond de présence pour elle de l’image de l’enfant, et cette capacité du côté de l’enfant vient fonder ce premier temps logique d’absence et de présence. Le côté phallique de la mère – qui ne peut passer son temps à faire miroir pour l’enfant, notamment parce que cet enfant a un père – est parlé par elle d’une part, et anticipé par l’enfant d’autre part. Car ce miroir n’est pas qu’une question d’image bien sûr. Ce qui se passe dans le miroir, est-ce un besoin ou une demande de l’enfant ? », se demande Jean Bergès de manière insistante.

Pour que la mère fasse miroir, il faut donc qu’elle ait un corps et que sa posturo-motricité crée de l’anticipation de posture, de gestualité, dans la façon d’appeler son enfant, et ce d’une manière interrogative et pas simplement affirmative ou mécanique ; en somme que son geste soit articulé à son désir et que son anticipation suscite de la demande du côté de l’enfant. Sa motricité à elle lui permet de faire valoir ce qu’il saurait, elle ne lui dit pas ce qu’il sait ». Jean Bergès.

Dans le stade du miroir, si souvent décrit, il n’y a pas que l’image, l’anticipation est dans la jubilation qui anticipe la globalité de l’image dans cette motricité désordonnée, anticipation faisant l’objet d’une hypothèse, c’est à dire symbolique.

L’enfant se trouve donc par là introduit au symbolique, d’autant que la mère le phallicise en le soulevant, en le dressant, en le nommant aussi en même temps, au moment même où, se tournant vers celui ou celle qui le porte, l’enfant perd l’image, le mère le nomme : perte, trou, manque où se précipite le « je », comme le dit Lacan. Importance ici de la voix et de la nomination que Jean Bergès va reprendre si souvent dans la question des apprentissages et du corps : « L’enfant accède au symbolique par l’anticipation que fait la mère. Ce qu’elle en envoie sous la forme interrogative, elle suppose qu’il est capable de l’entendre. Ce crédit qui va déborder la mère, c’est le projet de liberté de l’enfant ».