Je défendrais la thèse suivante : c’est dans l’évidement
du lieu du divin, la négativisation de la représentation du divin
qu’occasionne la théologie médiévale (Maïmonide) que
se constitue la modernité que je définirai comme l’érection
du sujet moderne.
Pour reprendre la terminologie du théologico-politique, je dirais que
c’est dans le creux du théologique que s’est développé
le politique de telle façon que l’on peut se demander si, en vérité,
la politique (la modernité comme absolutisation du politique, sous la
forme de l’Etat, de, encore plus de l’Etat-nation, est jamais séparé
du théologique. Si, au fond le politique n’habite pas le lieu du théologique
absent (dans le sens où le théologique l’incluait déjà
auparavant, dans la fusion de la confusion).
La question que je souhaite donc poser consiste à savoir si l’on peut
partir de l’hypothèse sur la base de laquelle vit la conscience moderne,
hypothèse passablement ébranlée aujourd’hui, selon laquelle
la modernité se définit comme l’autonomisation du politique par
rapport à la religion. En somme je mettrai davantage l’accent sur le
trait d’union (trait de l’un, marque de l’un perdu) qui lierait le " théologico
" au " politique " comme un fil rouge nous permettant de penser
leur rapport.
Pour comprendre ce passage, je prendrai comme exemples trois séquences
de l’histoire intellectuelle du judaïsme moderne entre Maïmonide et
Spinoza. Histoire du judaïsme, ai-je dit, mais par leur valeur exemplaire,
et par leur influence sur l’environnement (Thomas d’Aquin, la théorie
politique moderne) la pensée de ces auteurs porte bien au delà
du judaïsme et cristallise les étapes du processus de modernité.
Ces séquences sont :
1. la théologie des attributs négatifs de Dieu que Maïmonide
met en oeuvre et qui s’accompagne d’une théorie politique
2. le moment du marranisme
3. Le moment spinoziste.
I. Ayant déjà parlé à Cordoue de ce thème,
je serai bref sur la théologie maïmonidienne des attributs négatifs
avec laquelle Maïmonide tente de résoudre le problème de
l’anthropomorphisme du texte biblique comme langage exprimant le divin.
En proposant une interprétation négative des propositions affirmatives,
Maïmonide (I. S3) avance que : " Tout attribut ou bien est un attribut
d’action ou bien s’il a pour but de faire comprendre l’essence de Dieu (et non
son action) doit être considéré comme la négation
de ce qui en est le privatif. (attention pas négation du contraire ce
qui équivaudrait à une double négation mais de la privation).
La proposition n’est pas A est non B : Dieu est un ne signifie pas Dieu n’est
pas beaucoup mais Dieu est non beaucoup car beaucoup ne peut être attribué
à Dieu. Cette proposition élimine ainsi d’un nombre infini d’attributs
possibles seulement un attribut, de telle sorte que l’infinité reste
intacte.
Pourquoi, alors, se demande Maïmonide le texte biblique s’exprime-t-il
en anthropomorphismes ?
Sa réponse est sociale et politique : c’est pour gouverner les hommes
que la Divinité a énoncé le principe de non représentativité
dans un discours dont les figures sont anthropomorphiques.
L’anthropomorphisme est un langage à finalité politique destiné
à gouverner la cité qui rassemble en son sein la foule sensible
aux fables et le sage qui connaît la Vérité.
De la sorte Maïmonide met en mouvement un processus qui revient à
fonder le politique sur et dans l’évidement du théologique. Le
discours théologique fonde l’ordre de la Cité.
Mais sa propre fondation (la connaissance de l’être divin) se dérobe
à la saisie et est posée par le négatif.
Le texte biblique tient du palais royal d’un Dieu absent.
En creusant le concept de la représentation du Divin, au point de le
rendre inconnaissable, et pour rechercher sa perfection, au nom d’une excellence
de l’être divin, Maïmonide a isolé en soi le champ du politique
et l’a fait se tenir dans le vide du théologique. Cette réflexion
sur les anthropomorphismes est bien sûr une réflexion sur Dieu
mais aussi surtout sur le corps de l’homme (corps de Dieu) corps des hommes-corps
social corps de la langue : dans cette négativisation de cette corporéïté
que va commencer une tout autre histoire.
II. C’est dans ce vide, vite devenu manque, perte du Divin, que va se déployer
le champ moderne, se lever le sujet moderne, à la fois éternellement
en deuil du théologique mais toujours situé dans le théologique.
Historiquement parlant, le moment maïmonidien est suivi d’une période
d’environ deux siècles durant lesquels se développent ce que l’on
appelle la " querelle maïmonidienne " où l’école
… maïmonidienne se confronte à d’autres courants de pensée
philosophiques et surtout cabalistiques. La controverse tourne autour de l’allégorisation
du texte biblique et ses conséquences sociales et politiques. Car Maïmonide
qui voulait sauver l’articulation de l’ordre de la cité et l’ordre du
texte est dépassé par ses disciples qui allégorient à
outrance au point de réduire le texte à un décor creux,
une machinerie politique à faire des cérémonies pour la
foule ignorante et dont pourrait se détacher le philosophe.
L’absolutisation du Divin a ainsi conduit, par delà l’intention maïmonidienne,
à la perte du divin dans l’objet même sensé le représenter
parmi les hommes, dans la cité, le texte, devenu dès lors objet
dans l’extériorité du Divin.
Cette scission, déjà présente chez Maïmonide (la
dualité entre philosophie et code religieux, arabe et hébreu…)
n’est plus maîtrisé et va entraîner la séparation
des deux plans : Dieu va s’éloigner de plus en plus (une pureté
agnostique de Dieu) et la Cité s’autonomiser de plus en plus et perdre
son repli sur le texte, se diviser de plus en plus en deux corps de croyants,
deux types d’hommes qui ne se rencontrent plus que par un acte autoritaire de
pouvoir (dans le droit fil de l’averroïsme).
La philosophie et la religion vont s’éloigner de plus en plus (exemple
du philosophe Joseph Aebou qui croit par foi que Dieu a créé le
monde et n’y croit pas en raison, les deux croyances étant vraies dans
leur sphère respective)
Ainsi va se développer comme à retardement un judaïsme imaginé
qui a perdu le théologico-judaïque, sa référence première
et qui cherche à pallier à son manque, qui n’arrive pas à
se résoudre à sa perte et vit ce judaïsme, … éloigné
de plus en plus imaginé, dans les caves et dans le secret : assigné
au champ de l’âme à une spiritualité qui n’apparaît
plus dans la Cité et est hors du temps. Karl Gebhart affirme " le
marrane est catholique sans foi et Juif sans savoir, pourtant Juif de vouloir
". Avec les marranes, le judaïsme, la religion élective devient
dès lors intérieure, spirituelle, a-sociale dans un surinvestissement
intérieur où il essaie de retrouver la …… Le jour, les marranes
continuent toujours d’aller à l’église, d’assister à ses
cérémonies et à remplir leurs fonctions de bons citoyens.
Le marrane est ainsi le premier homme moderne (que je définis à
la lumière de la " Question juive " de Marx), celui qui expérimente
en premier le partage de l’homme et du citoyen du privé et du public.
Il est " nouveau chrétien " dans la cité sous l’Etat
(car on l’y soupçonne de judaïser comme l’édiction de statuts
de pureté de sa… le démontre) et juif dans le secret de son
foyer.
Mais sa citoyenneté est ici un spectacle, une simulation et il le sait.
Marx (autant que Spinoza) est : fils des marranes et … comprendre à
merveille le spectacle du politique moderne.
Cette situation dure un siècle et plus et sans cesse les marranes vont
s’enfuir vers la liberté, dans le monde entier, notamment à Amsterdam
pour revenir au judaïsme. Et c’est là que les choses deviennent
intéressantes. Revenus au judaïsme réel, après avoir
tant espéré ce jour, tant rêvé cet accomplissement
– ce retour du secret dans l’extériorité exposée de la
cité – il va se produire une tragédie : les marranes découvrent
que leur judaïsme tant chéri était imaginé et qu’il
ne correspond pas au judaïsme institué. Ils se sentent étrangers
au judaïsme pour lequel ils reviennent.
En somme, réinvestissant le judaïsme perdu et tant espéré,
les marranes se rendent compte que leur judaïsme n’a jamais existé,
n’existe en tout cas plus. Leur tentative de le réaliser, de le matérialiser
c’est-à-dire de fusionner à nouveau avec lui, le fait intensément
exploser et va les conduire – suprême retournement – à le quitter
définitivement, à renier la Loi (sans autant revenir au judaïsme
à jamais perdu). Ils se découvrent sans religion. Il y a ainsi
une série de trajectoires individuelles tout à fait intéressantes
-notamment celle d’un homme comme Uriel da Costa qui nous laisse une autobiographie
: " Exemplar humanae vitae " – qui nous aident à
comprendre que c’est le sujet moderne, l’individu qui se constitue à
ce moment-là et nous montre comment ces hommes vont être conduits
à inventer une loi des substitutions à celle de Moïse : la
loi de Nature qui va ainsi occuper, positiver le lieu vide du théologique
et devenir le champ fondateur de la politique démocratique – le vide
du corps de Dieu la négatisation des anthropomorphismes va désormais
être rempli par le corps naturel – que Spinoza pense aussi.
" Je jugeai que la loi n’était pas de Moïse, mais seulement
une création humaine, qui ne différait en rien des trouvailles
qu’on a déjà faites sur cette terre… elle était en lutte
avec la loi de nature, et l’autre de la nature ne pouvait être contraire
à lui-même… cette loi je la déclare commune et innée
à tous les hommes. C’est elle qui lie tous les hommes par l’amour…
le meilleur de la loi de Moïse ou de tout autre loi est contenu exactement
dans la loi naturelle. Et si peu qu’on s’écarte de cette n… de la nature…
c’en est fini de la paix. "
Je vous épargne l’économie du signe juif qui se met en place
à partir de ce moment-là : processus de sa particularisation absolue,
sortie hors du vrai, universalisme externe à la condition juive, chute
de la dimension historico-sociale de la judéité, déisme
et spiritualisme. Désormais, le plan de référence est universel
et il s’oppose à la particularité du signe juif.
[Je ne vous parle pas des problèmes qui se posent dès lors à
la continuité juive qui ne trouve que faire des " résidus
" comme Dieu et les Juifs et devra élaborer un nouveau type de solution
: c’est la question que devra résoudre la modernité juive.]
III. Mais, et c’est le troisième volet que je ne ferai qu’évoquer,
c’est le temps de Spinoza qui commence " Dieu ou la nature ", proposition
dont vous comprenez maintenant toute la genèse : c’est une autre période
qui commence où non seulement le trait d’union mais aussi le théologico
vont disparaître pour ne laisser plus subsister que le politique.
Cependant ce politique qui a voulu se séparer du théologique
en le niant et en le pulvérisant ne va plus véritablement savoir
qu’il se développe dans le lieu vide du théologique qu’il occupe
pleinement et positivement. (Seul peut être Marx le comprit-il lorsqu’il
avance que l’Etat est d’essence religieuse et que cette essence apparaît
encore plus " découvert, dans l’Etat profane, émancipé
de la religion, car l’être privé de l’homme, y est séparé
de son être générique [aliénation] ")
Sans pourtant jamais pouvoir coïncider avec lui l’Etat moderne ne pourra
jamais que contourner, approcher le Dieu absent, le Dieu manquant, (le Dieu
caché) sans jamais s’identifier à lui. C’est dans ce vide, qu’occupe
l’Etat – dont le pouvoir fut grand parce que sorti du théologique il
le maîtrisait mieux, il maîtrisait mieux son réel – que s’est
déroulée la politique moderne.
Dans le TTP, cela se sent encore très clairement. Spinoza développe
une attitude ambivalente à l’égard de la cité judaïque.
Le TTP, où est liquidé le théologico et fustigé
Maïmonide : " Ils n’ont eu d’autre souci que de torturer l’Ecriture
pour en tirer les billevesées d’Aristote et leurs propres … "
se construit sur une ambivalence (qui montre très bien le passage de
la politique biblique à la politique moderne)
Il commence par une apologie de l’Etat de Moïse qui aide Spinoza à
fonder le champ total de l’Etat car il voit dans la religion de l’Ancien Testament
une machinerie purement politique qui a pour but d’assurer la loi de l’Etat.
" les cérémonies du culte… dans l’Ancien Testament ont
été instituées pour les Hébreux seulement et adaptées
à leur Etat… pour quelque signe rappelant à l’obéissance
" (§V)
Cet état montrait une exemplaire distinction entre les institutions
d’interprétation des lois (législatif) et celles d’administration
de l’Etat (exécutif) (§VII). C’est par cette totalisation religieuse
du politique qu’il s’intéresse à l’Etat de Moïse.
Mais comme cet Etat a connu une crise, (introduction de la médiation
des lévites, intervention de la religion) il a perdu sa pertinence