Le Beau
12 janvier 2010

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TELLERMANN Esther



(À Martine Broda)

Ce texte a été présenté lors de la journée organisée par Marcel Czermak sous le titre :
"Beauté fatale, ou de la beauté examinée sous l’angle du fait clinique".

L’idée du Beau a connu dans notre culture occidentale un destin paradoxal. Insuffisante, trompeuse, comme procédant de la mimesis, de l’imitation de la nature pour Platon, elle nous éloignerait du Vrai dans l’oeuvre de l’artiste, qui rappelons-le n’était pas doté du "génie", de la "sacralisation" qui est encore la nôtre, puisque doué de la techné, d’un savoir-faire propre dans son cas à produire de l’apparence. Nous ne reprendrons pas les avatars de la notion du Beau et de la Beauté, du concept d’Aristote à notre contemporanéité définie par Lyotard comme "post-moderne", épuisée selon l’auteur dans la nostalgie d’un "sublime" survivant à la fin des grands récits fondateurs de l’humanité : christianisme, rationalisme et humanisme, capitalisme et marxisme émancipateurs.

Entendons pourtant que ce qui nous a importé ici sont bien plus cette idée de Beau, de sublime qui s’est attachée à l’histoire de l’art occidental et son esthétique née au XVIIIe siècle, qu’aux critères mouvants dont notre fantasme habille l’objet du désir.

La notion de Beau dans notre culture est en effet intimement liée à la production artistique, quand bien même le XXe siècle et le XXIe siècle commençant mettent à mal les "Beaux Arts" issus de la Renaissance, dans leur processus de subjectivation et d’individualisation de l’artiste, mettent à mal aussi bien l’empirisme du jugement de goût Kantien que toute ontologie du Beau. Rappelons en effet la révolution radicale opérée par Dada et son Manifeste de 1918 et l’exposition de la fontaine-urinoir exposée par Marcel Duchamp au salon des Indépendants à New-York.

Tout objet depuis le Ready-made de Duchamp (peigne, roue de bicyclette, porte-bouteille) peut faire oeuvre d’art et cette définition va même aujourd’hui jusqu’à perdre sa légitimité au point de disparaître de l’esthétique contemporaine, qui lui préfère parfois comme Didi-Huberman celle "d’image".

Quelque chose pourtant subsiste, insiste de la notion de Beau, de beauté – beauté éparse dans la fabrication des objets de consommation, de l’idéal du corps, de la jouissance. Ce "quelque chose", l’a-chose freudienne, ce trait de structure organisant le rapport du sujet à l’Autre, est isolée dans sa pureté par le psychotique, pour autant que ce qu’il démontre de façon radicale est que l’homme est affecté par le langage et que ce langage peut parler sans lui (c’était l’objet de la précédente journée organisée par Marcel Czermak sur "la mort du sujet".)

Les deux cas présentés lors de cette deuxième journée peuvent permettre de cerner le Beau, où l’Idéal i (a) vient se confondre à (a-) objet, cause, support de ce qui permet l’assomption dans le miroir du corps propre.

Voilà cette "beauté terrible" selon la formule de Rilke : pour J-M, le premier cas analysé ici, une beauté infiniment cherchée dans le dessin ; pour M.C, le deuxième cas de psychose, une beauté attribuée à un double féminin qui ferait barrage à sa fragmentation ; pour chacun d’eux, irradiance des signifiants, réel de la lettre qui inondent le sujet dans les hallucinations auditives, bouchent les orifices de leur trop plein. Aux confins du UN que ces sujets forment avec l’objet de leur désir où l’on reconnaît "l’aura" définie par Walter Benjamin en 1931 comme "manifestation d’un lointain quelle que soit sa proximité", inversée dans l’érotomanie en manifestation "d’une proximité quel que soit son éloignement" encore que l’une et l’autre formules s’équivalent dans la topologie du psychotique.

Ici s’indique le Beau dans sa fonction, de ne pas être essence, de n’exister pas en dehors du Transfert. Lacan, sur ces questions, pourrait nous extraire par ses avancées remarquablement articulées dans son Séminaire VII de 1960 l’Ethique, de l’aporie d’une certaine esthétique contemporaine qui pense l’Art contemporain à partir du nihilisme, de ces "fenêtres sur le chaos" pour reprendre l’expression de Castoriadis, qui pense l’Art contemporain comme séparé de la notion de Beau désormais illégitime depuis le "merde à la Beauté" de Dada.

Il serait d’ailleurs intéressant, mais c’est là un autre débat, d’appréhender ce que cette même esthétique contemporaine doit à Lacan, dans les notions "d’imprésentable", de "représentation de l’imprésentable". Les notions de "présentation" et de "représentation" seraient sans doute plus opérantes, car ce qu’une certaine écriture, une certaine plasticité contemporaine affiche, n’est-ce pas la crudité de l’objet hors refoulement ?

Ces questions restent en suspens. Reprenons notre fil : Lacan, lecteur de Freud, fait perdurer la peste freudienne, l’humiliation de l’homme qui mettait la rationalité au centre de ses productions, pour aborder, remettre en question en 1960 dans l’Ethique la théorie puis l’esthétique du Beau, sans ignorer pour autant les avancées d’Aristote, de Kant et de Hegel mais au regard de la découverte freudienne, de la découverte de l’inconscient, ce dernier étant régi par le principe de plaisir, c’est-à-dire par le signifiant.

L’intérêt d’une telle journée de travail sur le Beau, serait donc -pour autant qu’autour de cette notion s’articule la question de la subjectivité et celle de l’Art- de comprendre ce qui en elle est trait de structure (et ceci en partant de la psychose) ce qui dans le Beau fait barrage à l’effraction du UN, s’impose comme "dernier barrage avant la mort". Nous pourrions ainsi entendre ce que la "sublimation" la production d’une oeuvre artistique peut bien signifier.

Vaste programme bien sûr, mais qui n’a effrayé ni Freud ni Lacan, qui n’ont eu de cesse de revenir à l’oeuvre picturale ou romanesque, poétique, pour y lire, ce qu’avant eux on y démontre.

En quoi, l’expérience analytique propose-t-elle un changement de perspective sur les valeurs, les idéaux proposés par le discours social, analysés par les moralistes et les philosophes ?

C’est que le Beau et les deux cas analysés ici le montrent, a affaire avec le monde freudien, c’est-à-dire, celui de notre expérience clinique qui met en évidence la présence de DAS DING l’achose – l’objet premier du désir en tant qu’Autre absolu du sujet : ici halluciné dans les voix mais surtout comme circonscrit, défendu par ce trait infiniment recommencé de M.C – pour en saisir la beauté. Saisir dans la beauté dessinée de l’achose, l’image de soi qu’aucun miroir n’appréhende. Calmer les voix, empêcher les intestins de sortir, calmer l’angoisse abyssale où le corps se pulvérise, telle est la fonction que M. C. donne au trait, fonction qui permettrait enfin de fixer la beauté de l’objet avec lequel il tend à faire UN, d’apposer à son intrusion une limite.

Telle serait l’illustration de ce "barrage contre la mort", selon la formule de Lacan qu’un trait de pinceau peut dresser. Fonction éminemment éthique du Beau ici que de tenter d’endiguer la jouissance. Fonction éthique que de venir trouer "la langue secrète des mots" de M.J, l’horreur de la perfection unienne d’un dictionnaire-poème renvoyant d’un signifiant à un autre dans une nécessité et une pluralité infinies. Fonction éthique de Mme X, psychothérapeute, de permettre par le transfert sur son nom (une concaténation de lettres) un arrêt provisoire de la prolifération des voix réunies en un seul son, celui de la voix Mme X, à nulle autre pareille. Faire trou dans l’ensemble des mots du dictionnaire en regardant Mme X pour essayer de survivre, faire surgir l’image de la Beauté, en tant qu’elle laisse une trace sur le sujet avant sa mort comme sujet, avant que cette Beauté, il la rejoigne.

Est-ce à dire que ce à quoi s’identifie le sujet dans son assomption est de structure meurtrigène ? S’identifier à un double féminin serait une défense ultime contre la mort du sujet dont il était question dans la première rencontre, défense qui viendrait révéler dans sa pureté ce que l’identification suppose : une nécessaire séparation d’avec l’objet premier, ce que Freud reprend dans le mythe de Totem et Tabou. La culture s’assoit sur le meurtre du père, l’interdit, l’impossible jouissance de toutes les femmes, ce que M.C appelle comme tentative de guérison : une jouissance enfin bordée par la figure de son double : Mme X.

Le Beau aurait-il dès lors une fonction thérapeutique ? Certes pas, mais entendons cependant qu’à Rodez Artaud se remet à écrire et à dessiner, encouragé par le Dr Ferdières, qu’aux dires de Gisèle Celan compagne de Paul Celan, c’est pendant l’internement à Epinay-sur-Seine que Paul Celan compose ses cycles les plus importants.

Rappelons que le personnage étrange qui dialogue avec le narrateur du récit de Maurice Blanchot Celui qui ne m’accompagnait pas et qui est en réalité Lacan ne cesse d’agacer son "analysant" en passe de disparaître, par ses intempestifs "écrivez-vous…" Déclinés p.123-126 des éditions Gallimard, en "et qu’écrivez-vous ?", "Eh bien qu’écrivait-il ?" etc… Je cite : "je fis appel à tout mon être pour lui répondre, il n’écrivait pas, et il ne faut pas qu’il soit question de lui, mais comme s’il n’avait pas entendu que le début de ma réponse ou comme si ma parole d’elle-même eût effacé l’interdiction de parler, il demande "et à présent, écrit-il ?", ce qui fut suivi aussitôt de la légère risée de ses mots "écrivez-vous, écrivez-vous en ce moment".

Rappelons aussi que ce que Lacan circonscrit dans l’Ethique sous la notion de Beau et de Sublimation est la production artistique.

Est-ce à dire qu’il interroge cette dernière pour ce qu’elle antécède des découvertes de la psychanalyse, certes, mais aussi :

1 – Parce que s’y lit l’impératif moral pur, c’est-à-dire l’injonction à la jouissance.

2 – Parce que le Beau est noué de façon intime à l’expérience du sujet en tant qu’il a affaire avec "le monde freudien", comme étant celui de notre expérience clinique, en tant qu’il met en évidence la présence de DAS DING, la CHOSE en tant qu’Autre absolu.

3 – Le beau révèle donc de façon radicale la question éthique, le problème du mal comme tel : qu’est-ce qui fait que dans la vie peut être préférée la mort ? Que ni le plaisir, ni les tendances érotiques de la vie soient le centre du développement de la vie psychique ? Voilà le vif de la conceptualisation freudienne : ce souhait à chaque époque exprimée (notre époque ne pourrait être en ce sens considéré comme plus nihiliste qu’un autre), ce souhait à chaque époque exprimé d’un point terminal. C’est aujourd’hui dans le terrorisme, la catastrophe écologique, la grippe, les menaces capables de décimer l’existence humaine, dans notre angoisse de ce terme que gît DAS DING. C’est dans l’hominisation de la planète que gît la menace de l’extinction humaine, dans la mort à l’oeuvre dans le principe de plaisir, son au-delà. Au-delà de la jouissance des biens de consommation, gît l’extinction radicale de toute trace humaine. C’est ce que Lacan nomme "seconde mort". La fonction du Beau dans l’art, comme dans les deux cas de psychose analysés aujourd’hui peut nous rendre tangible, la place du rapport de l’homme à ce désir d’AUTRE CHOSE.
Au-delà de l’objet absent il y a ce RIEN qu’est la "seconde mort", mort que l’humain vise après que la mort est accomplie, comme terme de ses souffrances infinies, souffrance de la dette infinie où l’on reconnaîtra l’Enfer.

4 – Cet abord du BEAU par Lacan comme au-delà du BIEN, au-delà du principe de plaisir, du plaisir qui gouverne l’activité psychique, est un abord me semble-t-il inégalé d’une notion dès lors dégagée de son poids ontologique ou esthétique ,mais nouée à l’expérience du plaisir, du BIEN ,et de ce qu’il révèle en son au-delà le MAL, ce malaise dans la civilisation que l’Histoire met en acte, que l’Art présentifie dans la fulgurance du Beau (qui peut-être le laid d’ailleurs, pensez à Goya par exemple). Vous entendrez alors que Le Beau n’est pas dans la présentation d’une belle forme, fût-elle humaine, mais dans ce qu’elle voile d’horreur.

Il faudrait au développement de ces points plus qu’un exposé. Encore suis-je très en deçà du fourmillement de la pensée lacanienne autour de cette question.

Elle présente d’ailleurs plus qu’un intérêt spéculatif : elle peut permettre certes un déplacement de l’esthétique contemporaine, mais présente surtout un intérêt clinique, car à indiquer l’espace de l’entre-deux-morts, c’est l’espace où se tient l’analyste que présentifie l’oeuvre d’art. Et c’est pourquoi à mon sens Lacan fait usage de références littéraires et picturales incessantes tout au long de son oeuvre, leur consacre de longs commentaires. Dans l’Ethique, Lacan convoque l’Antigone de Sophocle, mais aussi bien Holbein, Van Gogh, Prévert, car la CHOSE est dans ce champ, l’attrait de la chose, sa face mortelle.

Et Lacan de rappeler ceci dans le Séminaire VII que c’est au moment de l’apparition d’une pulsion agressive, destructrice, faisant partie de sa constellation subjective que le patient citera une quelconque référence à la Beauté conventionnelle : musique, lettres, etc.

Ainsi pour une de mes patientes, les agressions répétées contre un petit portrait du XVIIIe siècle posté devant le divan où elle voyait Mme de Sévigné et l’évocation de l’emprise mortifère d’une mère sur sa fille sous l’aimable correspondance à Mme de Grignan.

Le Beau n’a pas fonction de leurre, ni d’illusion, il vient apparaître quand quelque chose échappe au champ de la réalité : ce que n’avait pas vu Kant en son apologue. Qu’un type qui risque de se faire pendre en sortant de la chambre de sa maîtresse s’il la baise renonce à sa jouissance, que l’impératif moral agisse sous le poids de la raison sinon du devoir, est contredit par l’expérience freudienne. Il n’est pas exclu que le luxurieux veuille s’offrir au supplice, s’offrir à ce qui échappe au champ de la réalité. Imaginons comme le fait Lacan dans l’Acte analytique, que ce luxurieux ait envie de couper la femme en morceaux, la peur du gibet ne l’arrête pas. Ici Lacan met la position perverse, qu’il rapproche de celle de la sublimation, non que la sublimation soit une pratique perverse mais elle opère ce même franchissement, franchissement qui est celui qu’opère la transgression de la limite imposée par le rapport du principe de réalité au principe de plaisir. Lacan prend, vous le savez, l’exemple singulier de l’amour courtois où la souffrance imposée par l’infinie de la quête amoureuse, la souffrance donc, apporte une jouissance infinie, une jouissance que ne limite pas la détumescence du pénis dans l’acte sexuel.

Ce que le BEAU, à entendre donc au sens de création artistique, va venir faire apparaître, est cet objet que l’érotomane voit en la beauté irradiante de son double féminin : quelque chose de l’objet qui n’a pas été perdu, dans cette proximité de la CHOSE que restitue l’angoisse où le sujet se collapse à cette absence de signifiant dans un présent absolu sans présent, ni avenir, dans un hors-temps abyssal.

La fonction artistique aurait à travers les temps la fonction de représenter cette CHOSE perdue, de la représenter en tant que l’Art est création, de la représenter en son vide : où le "cri de Munch" ouvre la béance de la déréliction humaine. Ce Vorstellungrepresentanz ce signifiant absent de la chaîne des signifiants, l’Art vient à lui donner une consistance en tissant autour de son trou un poème, une toile. L’artiste fabrique à l’image de la CHOSE absente devant le spectateur ébahi devant ce qui tient là tout seul : le poème de Mallarmé sans cette mimesis, qui faisait que les oiseaux venaient se cogner aux raisins peints par Zeuxis, sans imaginarisation possible ni fiction. Minimaliste, abstrait, dodécaphonique, le langage artistique du XXe siècle a su à mon sens mieux que tout autre révéler cette zone de l’apophénie dont parle Lacan où se révèle la CHOSE, ce moment dans la tragédie où nous est donné ce que signifie le sort d’une vie qui va se confondre avec une mort certaine, mort empiétant sur la vie et la mort. C’est ce terme emprunté à la psychiatrie qu’utilise Lacan, pour distinguer l’espace de l’entre-deux-morts : phase donc du délire proprement dit. C’est dans cette zone dit Lacan que se manifeste la beauté telle qu’elle se manifeste pour les deux cas analysés aujourd’hui. Instant de perte de continuité entre soi et le monde, instant de la perception de l’irreprésentable de la seconde mort, comme en ce point exact de la rencontre du regard et de la lumière sur le miroir courbe où surgit l’anamorphose. Art de la perspective secrète dont parle Dürer, qu’Holbein reproduit au bas du tableau "les Ambassadeurs" où surgit du disque plat peint, à un certain point de la rencontre du regard rasant et de la toile, la tête de mort en trois dimensions reconstituée à partir de l’image plane déformée.

Moment de dédoublement du désir de l’érotomane, pas totalement éteint par la captation de la Beauté de son objet d’élection puisque repoussé par le leurre dans l’émoi réel ainsi produit où se dérobe encore l’objet de sa quête. L’érotomane a encore une pulsion de vie au coeur même de sa jouissance où se dévoile l’horreur de la CHOSE en tant qu’elle articule à la question de l’humain, l’au-delà du principe de plaisir. Avant sa mort comme sujet, le Beau arrime à son désir un irreprésentable- où Lacan vit la forme exemplaire de l’Amour courtois en sa cruauté.

Voilà à mon sens, le pas inégalé de Lacan, d’articuler le Beau à l’éthique de la psychanalyse. Et l’éthique de la psychanalyse s’appuie sur le tranchant de la pensée freudienne : aboutir par une réflexion appuyée sur la praxis à poser l’instinct de mort dans l’au-delà du principe de plaisir. L’instinct de mort mis à jour dans le symptôme et la répétition, comme dans le retour de l’Histoire, que la police internationale des Droits de l’Homme, veut dans sa rationalité juridique juguler. Mais ni les textes juridiques, ni les thérapies comportementalistes, ni la rationalité biologique des neurosciences, ni les prisons ne viendront tempérer la cruauté de la découverte freudienne en sa deuxième topique bien qu’ils veuillent en recouvrir le scandale, au regard de la croyance en harmonie du Bien.

Le caractère meurtrigène du sujet qui touche dans le bien qu’il veut à autrui son au-delà, voilà ce qui n’a pas échappé à Freud qui fit du meurtre originel la généalogie de la loi morale, à Sade qui révèle le fondement de l’impératif catégorique, c’est-à-dire la jouissance.

Pas inouï de Lacan que de penser le Beau comme barrière ultime devant le champ du désir radical, pour autant que l’au-delà du principe de plaisir le cerne comme destruction radicale absolue, au-delà même de tout reste mémoriel. Voilà le champ central du désir, , pour autant que ce champ est attesté par l’expérience clinique du psychotique aujourd’hui, mais aussi du névrosé et du pervers. Rien d’un bien naturel qui orienterait le désir du sujet vers le chemin d’une harmonie, mais plutôt une énergétique du plaisir sur quoi toute morale prend ses assises.

Lacan génial lecteur de Freud, souhaite que nous voyions le tumulus qui se profile à l’horizon de la politique du Bien : "le tas d’ordures voilà une des faces qu’il conviendrait de ne pas méconnaître de la dimension humaine".

C’est cet enjeu du désir, de se supporter d’une place vide que le Beau approche, présentifiant l’instant et le moment où pourrait se donner dans l’angle précis où le regard le saisit dans son éclat et son horreur, le Vorstellungrepresentanz, signifiant absent, la Femme en ce qu’elle signifie la Jouissance absolue.

Ni Freud, ni Lacan ne se sont épargné l’approche de l’oeuvre d’Art et si leur approche n’autorise en rien la psychanalyse de l’oeuvre d’art, elle est d’un abord essentiel pour la clinique, de" l’inquiétante étrangeté "de Freud, à la définition de cette zone de "l’entre-deux-morts" dans le séminaire VII de Lacan, où l’oeuvre d’art opérerait.

Espace tragique ou Sadien où la victime nous laisse interdits devant ce qui menace sa Beauté. Et ce n’est pas la mort biologique qui la menace mais au-delà le support d’une souffrance infinie, signifiant la transgression d’une limite franchie par le crime chez Sade, par l’inhumanité du désir d’Antigone "de se faire gardienne de Polynice criminel comme tel". Limite représentée et déclinée dans l’iconographie de la crucifixion : pas de doute, qu’ici-même tout un chacun, les femmes plus particulièrement, n’ait admiré une crucifixion. Qu’elle soit de Grünewald ou de Zurbaran, n’ait contemplé cette limite du Bien : le Christ mourant pour le Bien de l’humanité dans cet excès, ce champ à la limite de la seconde mort ici divinisée : la souffrance supposée à l’Autre, mon double, dans une stase éternelle.

Ne pas ignorer ce champ, son rôle dans la structure subjective, manifeste dans la répétition, le symptôme, l’angoisse, le silence de l’obsessionnel, cette zone de franchissement appelée dans le séminaire VII, zone de l’entre-deux-morts, dans l’Acte Analytique, centre de la vacuole, jouissance interdite, ce champ qui a être franchi signifie la disparition radicale, voilà ce que la position de l’analyste suppose.

Innommable pour Samuel Beckett, sacré chez Georges Bataille, "part maudite" de l’homme, sphère de la dépense sacrificielle, de l’inceste, à la débauche, topologie non-euclidienne de l’espace de Blanchot, espace hiératique et vide creusé par les signifiants mallarméens, blanc sur blanc de Malevitch, noir sur noir de Rothko, tel est ce centre d’une jouissance interdite que l’oeuvre explore. Est-ce à dire qu’en l’absence reconduite de l’A-CHOSE, elle en manifeste l’aura ? C’est cette absence pure qu’à mon avis Beuys met en dans la matérialité de ses graisses et de ses feutres, là où le peintre de la Renaissance mit la perspective pour y voir un progrès.

L’approche de Lacan du Beau, ce serait là une question, ne permet-elle pas de sortir de l’aporie d’une certaine esthétique contemporaine qui proclame la victoire du nihilisme, la fin de l’Art liée à la chute des valeurs ? Comme le noir sur noir de Rothko, quelques exemples de l’Art du XXe siècle qui effacent l’objet de la représentation, sa possible imaginarisation, n’en représente pas moins son Réel. En sa présence ou son absence reconduite, ce qui signifie sa corruption, voilà où réside sa Beauté. Duchamp ou Beuys n’ouvre pas au nihilisme, mais à la mise en abyme d’une absence pure, où l’homme de la Renaissance vit la perspective d’un progrès.

Cela pourrait donc être l’intérêt d’une journée comme celle-ci de sortir de l’aporie d"une certaine esthétique contemporaine qui proclame la fin de l’Art lié à la chute des valeurs contemporaines.

Accordons cependant à Yves Michaud (1) que "l’éther esthétique" enveloppe désormais nos postures dans la cruauté de son diktat, que la Beauté se diffuse aujourd’hui comme une sorte de gaz dans la société occidentale en autant de corps lisses et fluides, nubiles, autant d’objets fabriqués dont la possession pourrait donner à notre quotidien, l’aura réservée hier à la contemplation de l’oeuvre.

Est-ce à dire que l’omniprésence de l’espace de la beauté rendrait fragile la frontière qui nous sépare de son au-delà ? Mettant en évidence cette "nouvelle économie psychique" décrite par Charles Melman, économie de l’effondrement subjectif qui appelle la prolifération des psychothérapies, ses prothèses.

Notes :

(1) Y. Michaud, L’Art à l’état gazeux, Stock, 2004