Le baroque des missions
19 mars 2000

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FLEIG Mario,FLEIG-BELTRÃO Conceição De Fatima
Cartel franco-brésilien de psychanalyse



traduction R. Chemama, A. Jesuino-Ferretto

La fondation symbolique du Brésil, objet d’études étendues, n’est pas un fait unitaire, mais il s’agit plutôt d’un processus dans lequel doivent être considérées plusieurs fondations, soutenues par la matrice du discours baroque, par les utopies millénaristes qui occupaient l’esprit ibérique, et par les forces de la contre-réforme.

Nous ne prétendons pas faire un essai historique, et encore moins anthropologique, mais seulement soulever quelques hypothèses à propos des effets subjectifs de la conquête spirituelle de l’Amérique, à travers cette perle baroque qu’est le fantasme du missionnaire jésuite, premier européen à pénétrer et à s’établir au sud du Brésil.

Bercés par les vagues de l’Atlantique, et sous l’Instruction du Général de la Compagnie de Jésus, le Père Francisco de Borja, les jésuites chargés de la conquête spirituelle de l’Amérique débarquent sur les terres du nouveau monde. Une partie de ce projet de fondation, ce sont les Trinta Povos de la province jésuite du Paraguay, qui se localisaient dans le bassin du Rio do Prata, ce qui correspond actuellement à une partie du territoire du Paraguay, du Brésil et de l’Argentine. Ces peuplades se forment au 16ème siècle (1607) dans des terres appartenant alors à l’Espagne, en accord avec la division déterminée par le traité de Tordesillas (1494), signé entre les couronnes ibériques, et se dissolvent suite au traité de Madrid (1750) avec la redistribution des territoires, qui provoque l’affrontement belliqueux des indigènes avec les armées ibériques unies. Le début de la fin (1768) du projet jésuite, c’est l’expulsion des jésuites et le génocide des indiens catéchisés.

La conquête spirituelle, conduite par les jésuites, se fait essentiellement par la persuasion, contrairement à la conquête armée. Quant à la question de la violence, nous sommes d’accord avec Hegel que la rencontre entre cultures ne se fait pas sans violence. Mais dans cette rencontre spécifique, nous avons d’un côté les populations indigènes, peuple semi-nomade, dispersé et sans défense, face à l’action des envahisseurs, et de l’autre côté, le missionnaire jésuite, dont la position subjective est déjà anticipée par Francisco de Borja, quand il alerte le Père Provincial sur la fascination du martyre et lui conseille des précautions :

« Qu’ils ne s’exposent pas facilement au danger notable de mort parmi ces gens dont on n’a pas fait la conquête, parce que, malgré le fait qu’il serait profitable pour eux ( les missionnaires) de mourir d’emblée dans cette quête du service divin, ce ne serait pas utile pour le bien commun, à cause du manque d’ouvriers » (Suess 1992, p 562).

L’expression, « mourir d’emblée dans cette quête du service divin » souligne la dynamique du don du corps en tant que corps christique, et cela pointe pour nous l’élément central de la structure fantasmatique baroque, qui traverse également l’oeuvre du Père Antonio Ruiz de Montoya, A conquista espiritual da América (1639), le texte le plus ancien sur le sud du Brésil, écrit en style baroque et fruit de l’action effective en faveur de la libération de l’indien. Ce texte était adressé au roi d’Espagne pour qu’il autorise les indiens à utiliser des armes pour se défendre contre les attaques des Paulistes et des propriétaires terriens espagnols.

Lorsqu’il décrit le martyre du Père Joao del Castillo, Montoya n’épargne pas les détails sadiques, bien dans le style courant des écrits de l’époque, qui se prêtent à élever encore plus l’âme bienheureuse du supplicié : « Se fatiguèrent les bourreaux à le traîner, sans que se fatigue le saint dans un tourment si cruel » (p 228). En contrepartie mourir dans son lit n’était pas souhaitable. On le voit avec le Père Martinho Urtazun : « Il se lamentait de mourir dans son lit, qui n’était rien d’autre qu’un petit matelas et un hamac : ce qu’il jugeait être un trop grand régal, car il aurait voulu mourir traîné et mis en pièces pour Jésus-Christ ( p 71). Quelques mois après sa mort, faisant une apparition devant un missionnaire qui avait perdu toute espérance vis à vis du travail parmi les gentils, il l’incitait à persévérer, en lui disant : « De cette gloire jouissent ceux qui travaillent pour Dieu » ( p 72 ).

Donc l’autre jouit quand il est au service de l’Autre, que ce soit dans le don du corps dans la position du missionnaire, pointée dans le texte de Borja, dans l’attente de la mort par le martyre, ou dans l’intention d’arriver à ce que l’indien se livre à la jouissance de Dieu, comme il apparaît dans la lettre du Père Roque Gonzalez, dans laquelle il écrit aussi qu’il sait déjà qu’il va être martyrisé : « Car il est certain que Notre Seigneur a pris ce moyen (la crainte et la peur de l’Espagnol) pour réaliser ses desseins secrets afin que ces pauvres arrivent à sa connaissance et que l’on puisse faire quelque chose avec eux. Je ne pense à rien d’autre en presque quarante ans que je travaille avec eux de très près. « ( Suess, 1992,p.968).

Pour revenir à la constitution du fantasme missionnaire, et à ses fondements, nous rencontrons dans la position du conquistador spirituel les éléments proposés par le Concile de Trento, qui aboutissent à la scène baroque. Comme nous le démontre Cacho (1995), la position conciliaire sur la nécessité des oeuvres, en tant qu’elle s’oppose à la justification ( c’est-à-dire au salut des chrétiens) seulement par la foi (position de la Réforme), et sur l’iconographie religieuse déterminent l’apparition du baroque. Ainsi devient explicite la relation entre art baroque et militantisme catholique de la Contre- Réforme : affirmation de la créature, des oeuvres et de la tradition ecclésiale, contre la position luthérienne qui proposait Soli Deo, sola fides, sola scriptura.

Lacan propose une définition du baroque qui peut nous aider : « le baroque c’est la régulation de l’âme par la scopie corporelle ». ( Lacan, p 105 ). La scopie corporelle, c’est ce qui apparaît, ce qui devient visible par la mise en scène, par l’oeuvre, enfin par l’art; c’est ce qui va réguler l’âme, c’est à dire déterminer la subjectivité baroque, son être. Il n’y a pas d’opposition entre paraître et être. C. Lacôte (1995 ) reprend la question du baroque, et elle montre comment l’apparence implique l’être, caractérisant ainsi une conception de la vérité baroque qui n’exclut pas l’apparence. L’insistance de la contre réforme sur les oeuvres et les gestes établit une séquence logique : imiter les gestes, faire les gestes, et induire l’être.

Dans le baroque des missions, c’est seulement dans le oeuvres reconnus comme étant celles des jésuites, surtout celles de Frère Brassanelli, qui a sculpté le majestueux San Francisco de Borja, et dans les sculptures indiennes copiées du modèle européen que nous rencontrons les contorsions de douleur et d’extase. En revanche, plus l’indien s’éloigne du modèle, plus nous rencontrons des visages placides, sans l’envol de la jouissance face à l’agonie. Il ne réussissait pas à reproduire l’imaginaire artistique de la Contre-réforme. Ils sculptaient ce qu’ils voyaient de la sainteté mais rien de plus que les pères dans la condition humaine de prêcheurs, avec leurs lourdes soutanes et leurs gestes rituels. Les corps et les vêtements voluptueux sont à mettre sur le compte des missionnaires. S’il en était ainsi, qu’est-ce qui soutenait donc la position de pouvoir des missionnaires, si peu nombreux dans chacun des Povos? Les indiens, dans la description de Montoya, n’étaient pas du tout des naïfs, des idiots ou des bons sauvages, mais des hommes malins et capables de perfidie, dont les élites négocièrent par l’intermédiaire des missionnaires, la condition de sujets du roi. Dans les Trinta Povos on ne trouve pas la richesse minérale qui a caractérisé le baroque aussi bien dans le reste du Brésil que dans d’autres parties de l’Amérique. Malgré cela une riche architecture fut construite, en dépit d’une grande pauvreté de moyens. Nous considérons que ce qui a soutenu pendant cent cinquante ans le projet d’éducation tient au caractère fantasmatique inscrit par les missionnaires. Montoya fait référence à des épisodes où les chefs indiens renégats répétaient les rituels et les gestes de l’Église, dans des temples construits en dehors du territoire de la catéchèse, en syncrétisme avec leur propre religion. Dans le martyre décrit par Montoya, les indiens rebelles voulaient détruire les objets sacrés ( la voix du missionnaire, les ornements et les parures, ainsi que les objets du culte, comme la patene et le calice). Ces deux situations indiquent par quel moyen se soutenait le pouvoir des missionnaires, la voix et le scopique.

À lire Montoya, nous trouvons le même fantasme du missionnaire, dans le don sacrificiel à Dieu, ainsi que dans la description des cas particuliers de possession démoniaque, des petites infractions dans la vie quotidienne, induits par un démon trompeur, dans les rituels de cannibalisme des indiens, ainsi que dans l’invasion des bandeirantes et des propriétaires terriens et dans la capture des indiens. Dans tous ces récits revient toujours le même fantasme d’esclavage, le fantasme d’un corps dépossédé du pouvoir sur son destin et mis au service de la jouissance de l’Autre. Cela constitue une position de protection devant la détresse. Peut-être était-ce par la même position face à la détresse que l’indigène se laissait prendre par la fantasmatique baroque du missionnaire. Nous pouvons aussi nous souvenir de ce qu’on appelle fréquemment « la conversion du duc de Gandia ». Celui-ci, en voyant les dégâts produits par la mort sur la beauté et la jeunesse d’Isabel de Portugal, impératrice d’Allemagne et reine d’Espagne, décida de renoncer au monde et devint Saint Francisco de Borja.

La représentation de l’extase, de l’agonie et de l’existence du cadavérique dans la mort, sont des éléments qui émergent de l’imaginaire du XVIème siècle et qui trouvent leur représentation dans les arts, dans la littérature et dans le culte religieux. Face à ce réel, il y a le don du corps à l’Autre dans une tentative de garantir une barrière symbolique par le bien et le beau. On trouve deux formes du don du corps dans la conquête de l’Amérique : le don par le martyre ou le don dans la lutte armée comme ce fut le cas dans les croisades. Il est important de remarquer que dans les deux cas l’européen a traversé l’océan mu par cette même fantasmatique. Telle est la régulation de la subjectivité par la doctrine chrétienne qui  » ne parle que de l’incarnation de Dieu dans un corps, et suppose bien que la passion soufferte en cette personne ait fait la jouissance d’une autre  » (Lacan, 1975, p.102). Parmi tant d’autres dictons populaires semblables, il y en a un au Brésil qui dit ceci : « pour qu’il y en ait un qui jouisse, l’autre doit souffrir ». Cela révèle la logique de l’âme baroque. Il y a une grande différence entre avoir construit la scène du christianisme baroque et être déjà né chrétien et baroque. L’histoire de la fondation du Brésil nous renvoie au problème de la filiation dans la modernité et aussi au problème crucial dans la clinique psychanalytique : là où il n’y a pas un père, est-il possible de l’inventer?

Le baroque des missions, et cela vaut aussi pour le baroque au Brésil et en Amérique, offre une écriture issue de l’art rhétorique, plastique et musicale amenée par l’européen qui se combine avec les formes particulières de l’écriture tribale. L’enivrante beauté de la composition scénique du baroque mêlée au primitivisme de l’indien artisan ne doit pas nous figer dans un examen de leurs manifestations dans le rond de l’imaginaire. L’exubérance de l’imaginaire rend présent le réel en tant que mort et détresse, celle de l’européen héritier des grandes pestes et celle de l’indien confronté aux nouvelles épidémies. La composition des traditions et des références antagoniques à travers l’imaginaire baroque a permis l’apparition de nouvelles formes de l’opération de la fonction paternelle. C’est bien cela qui a soutenu la communauté des missions, qui n’était pas une « république guarani »(1) et encore moins une simple transposition des utopies de la renaissance, mais la construction d’une collectivité référée au Roi et à Dieu. C’est cette position de l’Autre, en tant que ce qui constitue le sujet, qui nous permet de lire la fantasmatique du missionnaire :  » De cette gloire jouissent ceux qui travaillent pour Dieu « .