L’argent et les effets de l’acte
13 septembre 2025

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Evelyne LUCHINI
Journées des cartels

A la lecture du séminaire sur l’acte, il m’est apparu que la demande de paiement ne faisait pas question : l’acte n’aurait-il rien à voir l’argent ? Dénégation, oubli ou bien tabou ? Pour Freud, il y a bien 2 tabous, le sexe et l’argent.

 

Freud dit qu’il faut parler clairement de l’argent avec le patient :

« Il faut traiter les questions d’argent avec autant de franchise que le psychanalyste en attend de son patient pour ce qui touche à la sexualité » Le début du traitement

« Et dans sa pratique gratuite, il constate : « l’absence de l’influence corrective du paiement présente de graves désavantages ; l’ensemble des relations échappe au monde réel ; privé d’un bon motif, le patient n’a plus la même volonté de terminer le traitement. »cf Le début du traitement p92 dans Techniques analytiques

 

Lacan, quant à lui, dit dans une lettre à Pierre Martin : « Dans les affaires d’argent, je suis intraitable ».

 

L’argent, équivalent de l’objet anal  pour certains, d’où peut-être la honte ou la gêne d’en parler.

 

Néanmoins, l’argent scande les séances, il marque une temporalité (retard oubli de payer.., il fait coupure ; il instaure par sa valeur le transfert, mais aussi en souligne le leurre.

 

D’autre part, il est étonnant de constater, à la lecture des témoignages des analysants de Lacan, que pour lui le paiement n’était pas du tout standard, tout comme le temps de la séance. Il pouvait demander des sommes astronomiques mais aussi accepter de recevoir quelqu’un qui n’avait pas d’argent, tout en lui proposant un travail ou bien en lui disant de compter sa dette.

 

Est-il possible de poser la question de la place de l’argent (sous toutes ses formes) dans le discours analytique et dans l’acte ? Les psychanalystes sont-ils des rentiers ?

 

Dans la Direction de la Cure p586, Lacan dit que la psychanalyse est une « escroquerie », car l’analyste commence par « faire oublier au patient qu’il s’agit seulement de paroles », mensonge premier selon Freud, qui tient à l’essence du langage qui rate le réel.

 

Par ailleurs, Lacan dit qu’

« il est exigible pour un psychanalyste d’avoir une autre raison que celle de recevoir du fric, pour subvenir aux besoins de ses à-charge »  Préface à l’édition anglaise du séminaire 11 dans « Autres Ecrits »p572

 

Pierre Martin, dans son livre « Argent et psychanalyse » de 1984 chez Navarin, déclare que l’argent est dans le social simple signe, chose parmi les choses, circulant comme équivalent universel dans les échanges. Par contre, là où prévaut la logique du pas-tout, le rien, il faut le payer cher pour le faire exister

 

1° Comme signe, l’argent est du côté du discours du maître, c’est le « denier du dénier » de la castration comme dit Pierre Martin. Comme valeur d’échange, il est l’équivalent imaginaire de l’objet a, l’outil qui permet de comptabiliser « comme si » c’était la mesure d’une jouissance réussie (d’où les marchandages éventuels ou les actes manqués voire le refus de payer et l’impossibilité de s’analyser pour le riche).

Toute chose ayant un prix, toute chose est comparable, homogène à toute autre (le torchon, la serviette, un menuet de Mozart).

L’argent support du Moi, permet l’exercice d’un pouvoir, le nerf de la guerre. Mais aussi l’exclusion du sujet.

 

2° Par contre le discours analytique permet une permutation de l’argent-signe en fonction de signifiant primordial. L’analyse restitue une portée signifiante à ces signifiés que sont la monnaie (fragment), le chèque, la monnaie virtuelle. Dans la connexion métonymique, symbolique, le signifiant concerne la jouissance du sujet. La valeur d’échange n’est pas équivalente à la valeur d’usage dans le rapport au savoir inconscient tel qu’il est établi dans le transfert. Dans Encore p89, Lacan dit :

« Le sujet résulte de ce qu’il doit être appris, ce savoir, et même mis à prix, c’est-à-dire que c’est son coût qui l’évalue, non pas comme d’échange, mais comme d’usage. Le savoir vaut juste autant qu’il coûte, beau-coût, de ce qu’il faille y mettre de sa peau, de ce qu’il soit difficile, difficile de quoi ? – moins de l’acquérir que d’en jouir »

 Le signifiant, dévoile dans son équivocité, la jouissance du sujet, et son rapport au fantasme. Ainsi,  l’homme aux rats établit-il une équivalence symbolique dans sa pensée entre les rats et les florins dont il rétribue l’analyste (Ratten, rat ; raten, florin).

 

A la fin de l’analyse, l’analysant découvrira qu’il n’a monnayé que le vide de sa demande. La restitution de l’objet a comme manque apporte un démenti (Verleugnung) à la fiction du Sujet supposé savoir.

 

L’acte analytique chiffre et déchiffre le pas de sens du signifiant argent et  son articulation avec la lettre (cf La lettre volée) ; il tient les comptes de l’opération.

 

A celui qui règle scrupuleusement sa note à la fin de chaque séance, il peut dire que « le compte n’y est pas ».

 

Devant tel autre, Lacan comptait ostensiblement ses billets, ce qui fut interprété comme un « tu comptes pour moi ».

 

La portée signifiante de l’argent permet de passer du « quand on aime, on ne compte pas  à « Mais pour moi, tu comptes beaucoup » où le renversement du sens ouvre un nouvel espace topologique.

 

De la même façon, à cet analyste qui avait honte de percevoir de l’argent de celui qui disait vouloir se suicider, son superviseur lui a répondu : « il faut savoir encaisser ».

 

« Si nous ne nous faisions pas payer, nous entrerions dans le drame d’Atrée et de Thyeste qui est celui de tous les sujets qui viennent nous confier leur vérité. La fin de l’analyse serait alors « Mange ton Dasein », faisant figure de « monstrum horrendum » pour l’analyste. » Lacan  La lettre volée

 


Pierre Martin, Argent et psychanalyse, Bibliothèque des Analytica. Navarin Editeur, 1984

Revue La cause du désir N°85, L’argent : totem et tabou, 2013