Julien présentait différents troubles de la parole. Il escamotait les “r”, il intervertissait les sons “ss” et “ch”. Il disait le “cherpent” pour le “serpent” et à l’inverse les “seveux” pour les “cheveux”. Il intervertissait aussi le son “je” et le son “ze”, ce qui attira tout de suite mon attention parce que son prénom commençait par un “J” et que son patronyme se terminait par un “z”. En préservant l’anonymat de cette famille et en préservant les caractéristiques du patronyme utiles à ma démonstration, je dirais qu’il s’appelait Julien Dauchez. Je n’ai pas compris d’emblée qu’il ne fallait pas prononcer Dauchaise mais Dauché. Ce que sa mère n’avait pas su me dire. Cette particularité nominale entre dans la logique de la façon dont nous prononçons le nez, alors que j’avais cru à un nom d’origine hispanique comme Lopez ou Sanchez. Julien, qui n’avait que 5 ans, me le fit comprendre à sa façon en disant : « Julien, c’est beau, Dauchaise, c’est pas beau. »
Pour sa mère, il ne faisait aucun doute que Julien était dyslexique parce que, disait-elle, il faisait des inversions. La maîtresse partageait ses inquiétudes. Julien était en dernière classe de maternelle. La mère de Julien venait à la consultation pour demander pour lui des séances d’orthophonie. Pendant les premiers entretiens, Julien, dans mon bureau, avait trouvé des petits jouets en matière plastique, rangés en défilé par l’enfant qui l’avait précédé. Il s’était emparé aussitôt des deux éléphants. L’un avait la trompe dressée et l’autre la trompe pendante. Il s’approcha de sa mère et moi et déclara très distinctement : « L’éléphant la trompe. » Sa mère, enchantée de cette illustration de sa théorie, déclara à son tour : « Vous voyez, il dit l’éléphant la trompe au lieu de dire la trompe de l’éléphant. » En effet, mais ça ne me fit penser ni à un trouble syntaxique ni à un trouble dyslexique, mais plutôt à un signifiant désarrimé qui cherchait à se faire entendre. « La trompe » pouvait parler de tout autre chose que de l’appendice nasal de l’éléphant. Pour Julien, l’éléphant trompe en bas c’est Maman et l’éléphant trompe en l’air c’est Papa. Que voulait-il dire ?
La prononciation du nom du père dans sa particularité jouait aussi son rôle : ce “z” caché qui ne se prononçait pas et qui s’écrivait. Julien y tenait, comme son père. Julien s’inscrivait bien du côté du père dans la prononciation particulière où la lettre prenait ce caractère de mystère de ne pas se faire entendre. À ce titre, la lettre pouvait représenter l’indice phallique paternel dans sa singularité. Que pouvait représenter dans le trouble du langage de Julien l’escamotage du “r” ? Le prénom du père était Patrice et comportait ce “r”, mais je ne tardais pas à comprendre qu’une personne entrait directement en concurrence avec lui. C’était l’arrière-grand-mère maternelle, Mamie Reine, la bien nommée si l’on tient compte de l’importance qu’elle semblait prendre dans cette famille.
C’est dans le pavillon de Mamie Reine que la famille de Julien était logée très à l’étroit et Julien partageait la chambre de ses parents. Julien un jour me surprit en me disant : « Ma consonne, elle est dans mon lit. » De quelle consonne voulait-il donc parler ? Je finis par comprendre que « ma consonne » était « ma cochonne » et que « ma cochonne » était une peluche qu’il avait mis dans le lit qu’il occupait quand il était petit. La confusion consonne, cochonne est intéressante parce qu’elle concerne à nouveau la lettre, représentant secret de la phallicité paternelle.
Julien, à partir du Nom du Père, disait à sa façon quelque chose qui concernait son rapport au père et au phallus. C’est avec son symptôme, son défaut de prononciation qu’il marquait un savoir inconscient sur les incartades du père et le malaise maternel. Qui était la cochonne dans le lit d’enfant de Julien qui faisait que Julien avait à consoler sa mère en la rejoignant dans le sien. Julien savait qu’il était la compensation de la déception maternelle. De ce fait le Nom du Père, Julien l’utilisait pour échapper à la castration. L’interdit du père aurait permis de marquer les limites.
Fort heureusement la situation était en train d’évoluer, ce qui explique la résolution relativement rapide du symptôme. Le pavillon de Mamie Reine s’agrandissait. Des travaux importants étaient entrepris qui allaient permettre à Julien d’avoir sa chambre. Le projet d’agrandir la famille et de donner un petit frère ou une petite sœur à Julien ne tarda pas à se concrétiser.
Ce fut l’occasion pour Julien d’élaborer de nouvelles théories sexuelles infantiles où les fleurs étaient fécondées par un papillon. J’ai admiré sans rien dire cette superbe métaphore pour un père sans doute un peu papillonnant. Sur un dessin, Julien s’est représenté séparé de la maman-fleur par un mur épais, le visage souriant, mais sans bras. C’est sa manière de représenter sa castration dans sa relation à sa mère. La maman-fleur garde auprès d’elle un bébé-fleur. Le bébé à venir a pris la place de Julien dans la proximité du lit de sa mère, avant même qu’il ne soit né. On voit que la naissance d’un cadet peut s’accompagner d’un notable progrès, surtout si l’enfant rencontre une oreille attentive à ses préoccupations. Le dessin représente le pavillon en travaux. Mamie Reine habitera au-dessus du garage. Son père et son grand-père paternel sont représentés au dehors, capables de monter sur une grande échelle sur le toit de la maison. Julien, prudent, dit qu’il sait aussi monter sur une échelle qui n’est pas trop haute. Il s’est rangé du côté homme, avec une promesse de virilité pour l’avenir.
Les problèmes de prononciation ont disparu. Julien n’est pas dyslexique. Il abordera l’apprentissage de la lecture sans problèmes.